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Juin - 2

Juin - 2

Published Aug 12, 2023 Updated Aug 12, 2023 Culture
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Juin - 2

Ils s’installèrent donc à une petite table, à l’extérieur, entre la Madeleine et l'Opéra.

« Ce sera quoi pour ces messieurs ?

- Un citron pressé.

- J’ai pas. Une limonade, ça ira ?

- Je pense que ça ira, oui.

- Je prendrais un diabolo grenadine, s’il vous plaît. »

Le serveur s’en alla aussi sec.

« Eh bien, monsieur Valois, voilà une affaire qui touche à son but. Votre réactivité dans cette affaire est à saluer. Sans vous, je crois bien qu’on aurait jeté tout cela.

- Je n’ai pas fait grand-chose, en vérité. Je suis historien, responsable des archives, et il m’a paru important que nos deux pays collaborent dans ce dossier…

- Vous avez eu raison ! Et grâce à vous, nous sommes ici, en terrasse, à boire des limonades. »

Le serveur apporta les verres avec une lenteur désagréable toute parisienne.

« ça f’ra 6€ ».

Isidore sortit son portefeuille mais Hicham Hakim avait déjà donné un billet de dix euros en disant au garçon - dont le service n’était pourtant pas irréprochable - qu’il pouvait conserver la monnaie. Le garçon eut un haussement d’épaules, farfouilla dans sa poche et rendit deux euros. Puis il repartit à l’intérieur du bar. Un groupe de femmes en talons et tailleurs passèrent devant leur table en gloussant au sujet d’une collègue en surpoids et ballerines.

« Merci, mais vous êtes mon hôte monsieur Hakim !

- Pas du tout, je suis très heureux de vous rencontrer, cela me fait vraiment plaisir. A la vôtre ! »

Ils soulevèrent leur verre puis leur coude et burent de concert une longue goulée gazeuse. La chaleur montait peu à peu et semblait venir du sol. Il était onze heures trente. La limonade était de rigueur.

« Puis-je vous demander de quelle région du Liban vous êtes ?

- Bien sûr. Aujourd’hui, j’habite Beyrouth mais sinon je suis originaire d’une ville du Chouf. Vous connaissez le Liban ?

- Non, je n’y suis jamais allé mais je m’y suis beaucoup intéressé par le passé. Un pays fascinant qui connut de bien tristes tourments…

- C’était une guerre, monsieur Valois. Vous pouvez le dire franchement. Une guerre civile.

- Excusez-moi, je ne voulais pas raviver de trop lourds souvenirs...

- Ne vous inquiétez pas, je n’ai pas peur d’en parler. Pendant quinze ans, de 1975 à 1990, la guerre, les morts, les combats, l’inquiétude, la peur, furent notre quotidien. Je peux en témoigner : je suis né avec la guerre. J’ai grandi pendant la guerre. J’ai l’impression de la porter en moi. Le passé revient toujours hanter le présent, n’est-ce pas ? »

Hicham Hakim regarda Isidore avec amusement ce qui le troubla. Ce n’était pas la conversation à laquelle il s’était attendu. Face à cet homme, aux manières délicates et au français impeccable, Isidore avait pensé dans un premier temps trouver un collègue, féru des mêmes obsessions patrimoniales que lui, ayant rencontré des problématiques de conservation d’archives qui auraient pu faire écho avec les siennes propres. Il écoutait son homologue et sentait d’une part qu’il lui faudrait mobiliser toute sa science du Liban, enfouie quelque part dans sa mémoire, dans un champ cognitif douloureux, et d’autre part qu’il aurait du mal à retrouver Véronique à midi trente au Centorial pour le repas de midi.

« - Ma famille fait partie des grandes familles respectées de la ville. Nous étions à la fois respectés et menacés en fonction des événements et des alliances dans la région.

- Votre famille fait partie de quelle communauté ? Si mes souvenirs sont bons, le Chouf regroupe de nombreuses communautés confessionnelles : druzes, maronites, sunnites, grecs catholiques, chi’ites…

- Eh bien, je vois que vous êtes bien renseigné. C’est rare. La plupart des gens, en dehors du Proche Orient je veux dire, pensent que le Liban est musulman. Au sens large, chiites, sunnites, druzes, pour les occidentaux, c’est la même église... Je suis heureux de vous savoir connaisseur de ma région. Et pour vous répondre, nous sommes druzes. Historiquement, ma famille est de Souk El Gharb. Dans le district d’Aley. »

Cela provoqua chez Isidore un petit électrochoc. La ville d’Aley réveilla chez lui des souvenirs anciens, ceux-là mêmes qu’il essayait de garder à distance depuis le début de cette conversation. Sur toutes les villes du Liban, sur toutes les communautés possibles, pourquoi fallait-il que ce soit justement un druze d’Aley qui vienne ici, trinquer à la limonade avec lui, sous le soleil parisien de ce beau mois de juin ? Il eut du mal à contenir une certaine émotion et avoua la raison de sa surprise.

« - Aley ? Vraiment ? Voilà qui est intéressant ! Sachez que j’ai connu une femme d’Aley. Une druze aussi. C’était il y a longtemps, vraiment longtemps. Je vous évoque là une bien lointaine période de ma vie… »

Hicham Hakim prit un air volontairement indifférent alors que son regard pétillait de curiosité.

- Cette femme vous a marqué à ce que je vois.

- Ah oui ! Je ne veux pas vous ennuyer avec de vieilles histoires. J’étais encore étudiant, ici, à Paris…

- Incroyable! Et qu’est-elle devenue ?

- Je ne le sais pas vraiment… Un jour elle est repartie au Liban et nous avons perdu contact. Internet n’existait pas à cette époque et mes lettres sont restées sans réponse…

- Vous lui avez écrit des lettres ? C’est… c’est terriblement romantique…

- Cela ne changea rien. Je n’ai jamais reçu de réponses. Il m’a fallu plusieurs années pour que je cesse cette activité stérile...

- Oh, à mon tour de m’excuser, je ne voulais pas raviver de trop lourds souvenirs. »

Isidore fixait son verre, l’esprit ailleurs. La chaleur devenait plus pesante que l’ambiance. Hicham Hakim regardait son collègue en buvant par petites gorgées sa limonade. Il semblait sincèrement embêté par le tour que prenait la situation. Il poursuivit tout de même la conversation.

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