Chapitre 9
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Chapitre 9
Je tente le coup.
- Je peux le rencontrer ?
Pas difficile à convaincre. Son besoin de partager rejoint ma curiosité. Elle m’invite à venir la rejoindre chez son bel amant. Elle ne souhaite plus incuber seule cette situation.
J’enfourche alors un vélib à contre-sens. Impavide, je regarde loin au-delà des nuages du périphérique. Cette stratégie m’aide à ne pas croiser le regard des cyclistes qui viennent en ma direction et qui, par la force de ma détermination ostentatoire, doivent détourner leur trajectoire en maugréant. Car je suis à contre-sens.
Peu après le pont, je rebondis sur un promontoire piétonnier. J’évite ainsi le bouchon dilué du petit soir. Un gredin de vieux à l’air mauvais me plante sa canne dans les roues. Je pile net. Il s’écrase contre le trottoir qu’il épouse dans une volupté de membres disloqués. Des badauds aident le débris à se remettre d’aplomb. Je m’enfuis presque. Une mauvaise foi flagrante flotte dans l’air de part et d’autre des protagonistes. Lui profite de l’empathie populaire, moi, des invectives. Je gare mon vélib et poursuis à pied mon chemin.
Je traverse le passage des fleurs qui longe l’ancienne petite couronne ferroviaire de la capitale. Je hume les broussailles sauvages. Elles envahissent les traverses rouillées. Un tunnel désaffecté m’attire. Une envie d’explorer me tenaille.
Je poursuis pourtant mon chemin pour déboucher dans l’impasse où m’attend mon amie. Je m’attends à de gros changements dans sa vie. L'amant n’est plus secret. Amant et mari sont au clair avec leur situation vis-à-vis de leur femme. La surprise est de taille.
Dans ma tête, avant de sonner, je vais à la rencontre d’un couple de néo-ados. L’appartement donne directement sur la rue. Particularité qui m’étonne mais que je mets sur le compte de mon ignorance en matière d’architecture urbaine. Je m’enfonce dans cet appartement luxueusement aménagé. Lucifile me conduit jusqu’à une pièce et me dit d’attendre. Je suis un peu surprise de la gêne que je ressens chez mon amie. Nos relations, qu’elles soient espacées ou quotidiennes, se font d’habitude dans l’effusion et la bonne humeur.
J’entends des chuchotements puis la porte coulisse. Mon amie m’emmène jusqu’au bord d’un grand lit dans lequel je vois un homme brun. Je me dis que son compagnon est malade. Je découvre peu à peu l’installation sophistiquée qui entoure le lit. Lucifile m’annonce tout simplement que son compagnon est tétraplégique, à la suite d’un accident de voiture qu’il a eu à vingt ans. Je cache difficilement mon émotion. L’appartement est appareillé pour permettre à cet homme d’être autonome chez lui, installation permise grâce à l’argent de l’assurance.
L’amant est allongé dans son lit, la télévision branchée sur National Geographic, l’ordinateur allumé mais en veille. Une auxiliaire de vie lui tient sa cigarette pour qu’il puisse fumer. Il ne peut absolument pas bouger. Il dégage une présence et une vitalité par le biais de sa tête et de sa voix. Beaucoup d’esprit. De l’humour caustique que j’explique par un ressentiment latent. Une liberté totale qu’il trouve ailleurs que dans son corps insensible. Je me sens immédiatement à l’aise, le choc dépassé. Même si son corps ne l’est plus, il est entier, lui.
Lucifile passe ces jours-ci avec lui. C’est leur première semaine ensemble tandis que ses enfants sont avec leur père en Dordogne. Elle apprend les gestes pour vivre avec un tétraplégique. La voilà sur le point de décrocher son diplôme de mise en fauteuil. Cette autodérision lui permet de se mettre à distance.
Lorsqu’elle me raccompagne à ma borne de vélib :
– Comment vois-tu les choses avec tes deux hommes ?
– C’est très clair pour moi. Avec mon mari, on prend du recul. Il ne se passe plus rien entre nous. Je suis follement amoureuse de mon nouveau compagnon.
C’est alors que je lui demande si le sexe ne lui manque pas dans sa relation amoureuse. Entre nous et à ce stade-là de notre amitié, je n’hésite pas à poser des questions franches même si je sens Lucifile sur la réserve.
– Hyper bien, lance-t-elle. Mon amoureux ne ressent pas les mêmes choses mais mécaniquement ça fonctionne.
Je suis étonnée et deviens davantage sceptique devant sa diatribe enthousiaste.
– De toute façon, les relations charnelles ne nous intéressent pas.
- Ah bon ?
- Oui, notre relation est un voyage symbiotique sous l’égide de Platon.
La phrase qui tue ! Elle m’aurait déclaré rentrer dans les ordres, cela aurait été pareil. Elle s’exalte. Je sens une fausse note. Visiblement cette nouvelle relation ne réveille pas son désir sexuel. Au contraire, elle se dirige vers son enterrement.
A cette époque, Lucifile ballote entre un amour impossible avec cet homme et un retour d’amour raisonné avec le père de ses enfants, qu’elle n’a curieusement pas encore rayé de sa vie. Elle savoure les délices de l’amour avec son compagnon de jeunesse. Elle se sent vivante. Sans sexualité certes, mais vivante. Pourtant elle doute. Culpabilise.
Situation sentimentale ambiguë qui dure mais ne peut s’installer. Consolidation émotionnelle d’un des deux amours en jachère. Projets de vie en cours de part et d’autre.
La décision à prendre fait son chemin en elle. Le chemin est parsemé d’affres abominables, de hauts et de bas, de pesées, de plongées et de contre-plongées, de discussions malveillantes et de malversations de l’esprit dans les déchirements de son authenticité. J’ai alors confiance en son cheminement chaotique. Lent et profond soupir, quand je pense à cette période de nos vies.
Depuis, cet amour de jeunesse s’est cassé les dents. Lucifile n’a pas supporté son exil volontaire en Dordogne. Elle remonte avec ses enfants à Capcity-le-Soubresaut. Comble de la dérision ou heureux hasard, son mari change de travail. Ces jours-ci, il repart travailler la semaine dans sa Normandie natale.
Chance extraordinaire, avec tous leurs aller-retours et en dépit de leur équilibre de vie chaotique, Lucifile et son mari ont la lucidité de conserver leur appartement. Au grand bonheur des voisins de l’immeuble. Lucifile décroche une place pour ses enfants dans une école proche. Elle s’enrôle à nouveau dans une école publique où elle fabrique sa propre pédagogie.
La discrétion de Lucifile tranche avec ses choix de vie sculptés dans un mélange de détermination et de compromis. Nous avons repris nos rituels. Savourons notre breuvage ritualisé. Infusion des feuilles séchées dans la théière en fonte d’une de ses ancêtres. Je la mets au courant des dernières nouvelles d’Ana. Ce voyage au cœur de notre voisinage, ce sont aussi des envies de liberté qui font écho en nous.