Chapitre 16
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Chapitre 16
Quand je rends visite à mon amie Esthair, je suis au cœur d’un quartier parisien pittoresque où les petits commerces de caractère tiennent tête aux grandes surfaces inodores. Esthair est une vieille amie de la fac avec qui j’ai découvert les joies de la vie estudiantine sabbatique.
De loin, les néons de « Cheveux Encœur » clignotent. L’enseigne ne paie pas de mine et tient laborieusement par trois attaches asymétriques qui lui donnent un doux côté rêveur. Des slogans sur fond fluo éclaboussent les deux grandes vitres de la boutique.
"Grâce au stylo de lumière, contrez la chute de vos cheveux et encouragez leur repousse "
"Choisissez de nouveaux cheveux, commencez une nouvelle vie "
"Comment trouver l’âme sœur en s’accordant d’abord avec soi-même "
Dans sa boutique, je suis au cœur d’une des grandes préoccupations humaines : le bienêtre à travers l’identité et l’accordance avec soi-même. S’inventer des origines à travers la couleur et la tessiture de cheveux raides, crépus, bouclés, ondulés, frisés. Esthair tient un commerce ahurissant où le conseil sentimental au sous-sol s’entremêle à la boutique de cheveux et de soins esthétiques qui s’étend au rez-de chaussée. Brushings, coupes, couleurs, manucure, pédicure, soins du corps, toute la panoplie de l’esthétique corporelle y est. Les clients souffrant d’alopécie viennent aussi de plus en plus nombreux pour se faire reboiser le crâne avec des implants végétaux, synthétiques ou animaux.
Mon amie a senti l’affaire. Elle vogue depuis une dizaine d’année sur la vague du mal du siècle. Repousse de cheveux, soins régénérateurs, conseils en matière de séduction, le potentiel commercial des boutiques de cheveux est exponentiel. De nos jours, la chevelure est devenue un critère esthétique de séduction, beaucoup plus que la silhouette d’il y a quelques années. Les gros chevelus ont un potentiel de séduction féérique. Selon les codes de la mode actuelle, les minces sans casque capillaire n’ont aucun attrait. Mais Ogron vit en dehors de la conformité. Son charme chauve, compensé par une barbe bien fournie, est une exception qui confirme la règle.
Lorsque je pousse la porte, je tombe directement sur la Grande Rousse, juchée droit comme un if sur son tabouret de bar, telle une tenancière de maison ouverte.
Grande, belle, Esthair a la taille fine et élancée. Sa tête est couronnée d’un casque flamboyant. Elle affiche avec volupté son identité capillaire de rousse, couleur tendance.
Elle entend la porte et esquisse un sourire de proxénète ravie qu’elle range aussitôt en me voyant entrer. Elle descend de son tabouret, contourne le comptoir et vient me claquer une bise sur la joue. Je jette un œil autour de moi. Trois grosses cabines ronronnent sous une lumière tamisée, au son d’une musique vaporeuse. Dans leur cabine capitonnée, les clients n’entendent pas le bavardage de plus en plus crémeux des deux amies. Ils y font une séance de luxopuncture pour relancer la repousse de cheveux. Deux autres cabines sont occupées pour des soins dépilatoires ultra-confidentiels sur fond musical d’eaux de mangrove. Esthair commence à nous servir une infusion drainante au ginseng et à la mandarine lorsqu’une cliente rentre en coup de vent, de grands rouleaux en roseau sous le bras.
Elle porte un casque capillaire fantasque avec de différentes sous-couches de couleur. La cliente semble visiblement très agitée.
Je cerne rapidement le personnage. Je suis habituée à la boutique. A l’époque de notre cohabitation avec Berniqueji, je passais beaucoup de temps avec Esthair ici.
La jeune fille qui vient d’arriver est aspirée par une véritable course contre la montre. Elle est à la recherche de sa couleur capillaire d’origine avant qu’elle ne disparaisse sous l’effet toxique des colorants acides. Les sourcils de la jeune cliente nerveuse tressaillent d’angoisse. Un grattage incontrôlé de sa tête laisse des sillons et clairières disparates sur son casque de cheveux. A peine dix-huit ans.
Je prends du recul et m’enfonce dans un des fauteuils rose laqué pour voir opérer Esthair. Elle fait asseoir sa cliente au comptoir. Tout proche de la jeune fille, un humidificateur blanc émet des volutes ourlées d’anis. Esthair déplie doucement la brochure de la boutique qui détaille tous les services. De sa voix modulable, Esthair la Grande Rousse prend en charge la détresse de sa cliente. Son métier lui plaît. En plus de vendre du cheveu, du soin et du rêve, elle utilise son potentiel d’empathie en pratiquant l’écoute active auprès de sa clientèle. La Grande rousse enveloppe la cliente de sa chaude voix d’alto. Ses mots épousent les besoins de la cliente agitée.
L’arrière-plan de la boutique s’anime sous l’effet d’une zébrure à peine digressive. Je redresse mon dos tassé dans la bassine du siège. Un homme chauve pousse brutalement la porte du magasin. Il colle d’une poigne agressive des auto-collants anti-transplantation sur la première cabine. L’homme de ménage intervient, énervé de devoir à nouveau humidifier le papier gluant pour le décoller. Il jette l’intrus sur le trottoir.
Pendant ce temps, Esthair poursuit son entretien avec sa voisine. Le duo glisse vers une formule complète où se love la partie conseil en matière sentimentale. La douairière commerciale satisfait les besoins de sa jeune cliente en lui offrant des réponses inattendues. Venue pour retrouver sa couleur de cheveu d’origine, la jeune angoissée s’embarque pour une odyssée de plusieurs mois. L’équipage d’Esthair va l’accompagner pas à pas dans son parcours sentimental. Elle quitte ragaillardie la boutique.