

Mille vies en une
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Mille vies en une
L'idée de ce texte m'est venue lors d'un récent séminaire sur la multidimensionnalité avec Grégory Mutombo.
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Quand j'enseignais l'interprétation de conférence, j'étais enthousiaste. J'aime le jeu d'acteur, les déguisements, j'aime interpréter un rôle en y mettant tout mon coeur. Je décrivais mon métier en ces termes à mes étudiants, histoire de les détendre, eux qui avaient peur de se tromper, de commettre un impair, d'être rendus responsables de l'erreur de traduction qui déclencherait la troisième guerre mondiale.. Il est vrai que certains de mes collègues ont payé de leur vie la folie d'un dirigeant irascible.
Alors, sans pour autant critiquer l'exactitude, la précision, la rigueur et l'introversion des traducteurs, j'aime à rappeler que l'interprète est bien... Un interprète. Et non un impossible calque ni un répétiteur.
Interpréter est pour moi plus un art qu'un métier, c'est une respiration avec l'orateur, une danse. Finalement, la seule différence avec l'acteur, c'est que nous n'avons pas appris nos répliques par coeur avant la représentation. Nous les découvrons dans l'instant, face au public, dans la simultanéité de pensée, faisant nôtre le choix d'une trame ou d'une errance que nous interprétons en simultanée.
Ainsi armée, ou plutôt désarmée, j'ai prêté ma voix à mille personnages. Mille personnages dont j'ai incarné, le temps d'une plainte, d'un discours, d'un coup de gueule, d'un rire, d'une émotion, d'un jugement, d'un mortel ennui, d'un mensonge et d'un souffle, la vie.
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Berlinale
Justement, aujourd'hui, entourée d'acteurs, j'en prends conscience. Je prête ma voix à M., une réalisatrice qui n'a pas sa langue dans sa poche. Avec elle, je raconte aux journalistes qui la questionnent ce souvenir de jeunesse:
J'ai quinze ans. Nous étions regroupées dans une petite salle. Lorsque le SS demande, narquois, si l'une d'entre nous possède un talent particulier, une jeune fille de mon âge se détache du groupe. Elle fait de la danse classique et l'homme en uniforme veut une démonstration. Alors elle ébauche quelques entrechats en silence. Je me souviendrai toujours de son crâne rasé, de ses bras fragiles, virevoltant, dérisoires. Une maigre poupée sautillant pour sauver sa vie sous les yeux de celui qui la lui prendra quand ce pathétique spectacle aura cessé de l'amuser.
Ce souvenir devient le mien, sa cruauté défigure les journalistes qui n'osent plus me regarder, je retrouve dans ma mémoire les murs des baraquements de Birkenau, arpentés quelques semaines auparavant. M. prend ma main.
Quelques heures plus tard, j'appelle au secours. Des milliers de fans sortis de nulle part se jettent sur nous dans la rue. J'étouffe, C. s'accroche, elle aussi, à mon bras. Elle baisse la tête, il était dangereux de sortir à découvert, je l'ignorais. Nous nous engouffrons, escortées par les agents de sécurité, dans un immeuble proche. Nous reprenons nos esprits et j'observe cette femme qui ne peut pas mettre le nez dehors sans se faire engloutir par la foule. Elle croise mon regard en silence, dans lequel je lis l'indicible. Tout à l'heure, pendant la conférence de presse, lorsqu'elle redeviendra cette actrice à la renommée mondiale, c'est cette nuance-là que je transmettrai entre chaque mot.
Encore un peu plus tard, le même jour, j'interprète pour la presse tout un film. Tous les rôles, tous les dialogues. Le sujet porte sur les réseaux de pédophilie en Californie et retrace le parcours d'une adolescente. Je suis cette petite fille, je suis l'homme qui la kidnappe et lui ment, de ma bouche sortent des injures, des plaintes, des pleurs.
Dans la foulée, je suis la voix de l'acteur principal - le ravisseur du film - expliquant à la presse qu'il a souhaité incarner ce rôle, s'appuyant sur ce qu'il a enduré, enfant, lorsqu'il a été enlevé et vendu. Je suis les mots durs.
Le soir arrive, je suis la voix de cette actrice oubliée du cinéma français, les poignées de mains sur le tapis rouge, les directeurs, les chanceliers, les formules convenues, les mots creux.
Je serai tour à tour égérie à la voix rocailleuse, journaliste ukrainien, producteur aigri, agent de presse cocaïnomane, réalisateur de seconde zone et vraie star.. Pour atterrir, quelques jours plus tard, en prison.
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Le mauvais rôle
La porte d'une cellule se referme derrière moi, je serai aujourd'hui la voix d'un homme accusé de meurtre. Chacun de ses soupirs est important, ses mots peuvent lui accorder un répit, une chance ou l'enfermer définitivement. Je colle à son état d'esprit, je palabre, je sens monter l'espoir, il est sûr de lui, il en devient incohérent et baisse la garde, je suis l'incrédulité quand la sentence tombe. Il pleure.
Je suis dans une petite salle de réunion près d'un aéroport. Les portes sont verrouillées derrière moi. Un homme sanguin en accuse un autre d'avoir détourné des millions. Les menaces fusent par ma bouche, les tentatives d'intimidation. Je bafouille des explications, mal à l'aise. Suis-je innocent ou coupable? Je n'arriverai jamais à le savoir.
Je vitupère des propos racistes et misogynes dans l'hémicycle, je gueule des insultes, des révoltes ou je persifle, j'annonce des ruptures ou des licenciements, des poursuites, je tonne l'irrespect et donne, à ceux qui m'écoutent, le droit d'y répondre.
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Parfois, j'ai le beau rôle
J'ai aussi la chance de prêter ma voix à des esprits infiniment plus intelligents, plus fins, plus sensibles, plus délicats et plus subtils que le mien. Je découvre en les interprétant, émerveillée, une profondeur de réflexion, une originalité qui m'éclaire et m'élève.
Je me découvre alors passionnée et rêveuse. Presque amoureuse.
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Je suis un clown sur scène, je suis tortionnaire sur le banc des accusés, je suis musicienne lors d'un récital, je suis banquier, je suis rock star, je suis chef d'état, ministre plénipotentiaire, député, pêcheur, je suis écrivain et même traducteur, je suis analphabète, je siège au conseil d'administration, je suis activiste, gréviste, je suis poète, je suis technocrate et artiste, je suis docteur, je suis manard, je suis agriculteur, je suis ingénieur et artisan, ambassadeur et coiffeur, je suis champion olympique, je suis militaire, urbaniste, réfugié, chef religieux et trufficulteur, je suis un homme, je suis une femme, je suis enfant, je suis âgée, je suis timide ou assurée, je suis chinois ou béninois, je bégaye, je me tais, il m'arrive même d'être muet.
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Mille vies. Mille autres vies. Ces mille vies sont les nôtres. Nous sommes tous tous ces rôles et, au fond, aucun d'entre eux. Nous sommes faits de ces histoires, de ces paroles, de ces récits qui se transmettent et se déforment mais nous savons que notre essence se situe au-delà de ces costumes.
Embrassons donc largement ce qui se propose, donnons de la voix, offrons au monde nos talents, risquons-nous à faire honneur - le temps d'une vie - au magnifique costume qui nous est prêté, qu'il soit tissé de taffetas, qu'il soit fait de guenilles, il est l'aventure à vivre et à partager.
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Sur le métier d'interprète, j'ai récemment découvert les publications de Lumi, en voici trois qui m'ont particulièrement plu:
S'interpréter soi-même avant d'interpréter les autres
Entre l'abîme du joli mot et celui du mot juste
Le silence, cet art oublié de l'interprétation
Pour poursuivre vos explorations: "La symphonie des âmes", de Grégory Mutombo, aux éditions Trédaniel la Maisnie
Et, dans un autre genre, "D'autres vies que la mienne" d'Emmanuel Carrère, aux éditions P.O.L. si le coeur vous en dit.
Et pour terminer:

