Jeter la première pierre
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Jeter la première pierre
Cette fois-ci, je retrouve mon ami Aravinda après six mois, sur le terrain de sport derrière le musée de Kurunduwatte. Il adore débattre avec moi, peu importe le sujet. Lui, il n'aime pas trop réfléchir ni se casser la tête; au contraire, il préfère défendre aveuglement ses idées traditionnelles, comme un coq dans un combat. Bien qu'il apprécie les bonnes choses et déteste les mauvaises, il juge le bien et le mal comme la plupart des gens traditionnels.
Absorbant l'humidité sous le soleil brûlant, la pelouse, douce comme un tapis bleu, restait tiède tout au long de la journée. La chaleur était si intense que même le vent nous rafraîchissait à peine. Les bruits et les rires des jeunes domestiques courant ici et là sur le terrain, ainsi que des enfants de leurs propriétaires, ne perturbaient pas notre conversation. Il n'était pas rare de voir passer une jolie nourrice avec un gamin sous le bras. Mon ami remarqua que l’une d’elles m’observait ; il me réveilla d’un coup de doigt et se mit aussitôt à me faire la morale. Le croassement des corbeaux retournant à leurs nids le soir l'agaçait. Travaillant du matin au soir dans un bureau qui ressemble à une ruche, en plein Colombo, ce terrain de sport est pour lui l’endroit idéal pour enfin respirer.
Pourtant, j'ai l'habitude de vivre dans des villages ruraux, où l'on trouve une maison tous les 50 ou 60 kilomètres, ou parfois des hameaux dispersés au milieu des rizières. Alors, le terrain de sport n'a pas le même effet sur moi.
Mon ami continua de reprocher aux Cinghalais et se mit à raconter l'une de ses expériences. Il s'agissait d'une jeune femme qui vivait à Keselwatte, à Colombo. Il voulait raconter cette histoire pour critiquer certaines femmes cinghalaises, selon lui, qui ternissent l'image de la nation cinghalaise.
«C'est une femme enceinte. Elle est montée dans le tram à la jonction de Keselwatte, » commença-t-il son histoire.
« Et alors ? » l'encourageai-je.
« Alors, en plein trajet, sacré bleu, elle accoucha dans le tram… Tout le monde se leva, la fusillant du regard. »
« Descends, descends ! » lui cria un homme, mécontent.
« Tu insultes notre nation entière avec ta vie misérable », ajouta un autre. Tous se mirent à l’accuser. Le chauffeur la fit descendre et poursuivit son chemin.
« Alors, tu l’as accusée aussi ? » lui lançai-je d’un ton sarcastique.
« Que veux-tu que je fasse, sinon accuser ces gens qui insultent notre nation cinghalaise ? » répliqua-t-il.
« Amen, amen… »
Il se rendit compte que je le taquinais ironiquement et se mit alors à m'accuser.
« Je sais bien que toi, tu prends le parti des prostituées, » déclara-t-il avec colère.
Si quelqu'un passe son temps à voir le mauvais côté des choses plutôt que le bon, il serait triste plutôt qu'heureux. C'est une logique rationnelle, mais ce n'est pas toujours vrai. Comme un chat qui perçoit le moindre détail dans l'obscurité, un être humain qui se concentre sur le mal de la société va passer son temps libre malheureux. C'est une conclusion logique, mais ce n'est pas le cas pour tout le monde. Un esprit habitué à voir la vie sous un angle mondain ou pénible pourrait, au contraire, trouver une certaine beauté dans la misère de la vie.
Une fleur éclatante de couleurs vives et au parfum envoûtant, un ciel majestueux aux teintes chaudes sous la beauté éblouissante du coucher de soleil, un oiseau aux plumes chatoyantes et au chant mélodieux… Une femme d'une beauté exceptionnelle et captivante. Non seulement ces éléments, mais il perçoit aussi une beauté subtile dans les choses ordinaires que l'on rejette souvent en général, développant ainsi une véritable appréciation.
Une prostituée jadis belle, mais dont la beauté s'est estompée avec le temps, peut susciter le dégoût de certains, tout en procurant un certain plaisir chez un poète. Même si son corps est répugnant, derrière cette apparence se cache une essence de la vie qui nous touche profondément. Certains insectes, aux couleurs vives, sont venimeux ou émettent une forte odeur. De même, une femme ou un homme, par leurs vices, leurs comportements dépravés, leur laideur ou leur vulgarité, peuvent nous dégoûter, mais ils conservent également un certain mystère de la vie qui nous captive.
La célèbre prostituée Ambapaali est devenue nonne du temps du Bouddha. Patachaara, la folle, qui avait perdu toute sa famille, trouva le bonheur dans le Bouddhisme. Le Seigneur Bouddha manifesta de la compassion envers ces femmes condamnées, car il aperçut leur beauté cachée.
« Tu n’as pas entendu cette histoire du Nouveau Testament ? » lui demandai-je en résumant l’histoire.
Même si je connaissais déjà bien cette histoire, je voulais la rappeler à cause des accusations. Jésus-Christ pria les gens qui voulaient punir la femme pécheresse : « Si quelqu’un parmi vous est sans pécher, qu'il jette la première pierre. » Ils prétendaient porter des couronnes d’innocence, mais maintenant, ils étaient embarrassés. Lorsqu’ils réalisèrent leur erreur, ils s’enfuirent. Il ne resta plus que Jésus-Christ.
Mon ami s'approcha un peu en écoutant cette histoire. Il se calma, car je connaissais bien sa vie également. S'il avait été un inconnu, il aurait pu débattre contre Jésus-Christ.
« Y avait-il quelqu’un qui mérite de jeter une pierre à cette femme ?' lui ai-je demandé.
« À part deux adolescents de 12 ans, je ne crois pas que les autres auraient pu jeter une pierre ! »
Je lui ai raconté cette histoire, car j'ai lu un fait divers incroyable dans un journal. Dans un village éloigné de Rambodgalla, une mère et son enfant furent envoyés à l'hôpital par un professeur et le chef du village, mais cela se fit avec beaucoup de difficultés. Même si cette femme se rendit à l'hôpital en premier, le médecin lui demanda de revenir après un mois. Elle marcha avec difficulté pendant deux jours sous un vent fort et accoucha en chemin. Les chauffeurs de bus et de charrettes refusèrent de l'emmener à l'hôpital. Ils refusaient, non pas parce qu'ils menaient de bonnes vies, mais parce qu'ils appréciaient les gens dotés de bonnes valeurs morales.
Dégoûter le pécheur et dégoûter la pêche sont deux choses différentes. Les gurus spirituels de bonnes mœurs dégoûtent la pêche, mais ils pardonnent aux pécheurs. Les grands hommes spirituels du monde sont des exemples. Le Bouddha a montré de la pitié envers les criminels et les prostituées. Il les a aidés à sortir de leurs péchés. Il n'a pas critiqué la prostituée Ambapaali ; il a eu pitié de Patachaara et a aidé le voleur Angulimaala à se réformer.
Les êtres humains mal interprètent souvent les textes religieux. Au lieu de détester le péché, ils apprennent à détester les pécheurs. Pourtant, le péché nous échappe. Seulement le pécheur reçoit nos coups de pied, et il s'immerge dans le puits pourri des péchés. Quand il se noie dans le péché, nous trouvons la satisfaction de nos coups de pied.
Les gens qui interprètent mal la philosophie du bouddhisme continueront à prier, mais ils n'acquerront jamais de bonnes qualités. Un être humain affaibli par ses crimes et ses vices, ne trouvant aucune main bienveillante, finit par se noyer dans ses péchés. Le gouverneur décide des lois pour punir les criminels, mais il semble que ces lois soient détournées pour punir les innocents.
Voici un résumé d'un roman de Dostoïevski. Un jeune homme, sombrant dans la folie, tue une femme avare qui prête de l’argent à des taux exorbitants aux pauvres. La confession du criminel et son analyse psychologique deviennent une véritable révélation, chaotique et troublante, destinée aux lecteurs avertis. Le criminel, sans autre recours, retrouve une prostituée qu'il connaissait autrefois pour chercher du réconfort. Elle lui adresse une parole douce, et il se met à genoux devant elle, lui embrassant les pieds en disant : « Je me mets à genoux, non pour te vénérer, mais pour honorer l'âme qui endure la misère humaine. »
Cette prostituée, touchée par la détresse du criminel, est en réalité une jeune femme ayant choisi cette voie par nécessité, en raison des fautes de ses parents. Elle continue cette profession pour subvenir aux besoins de ses parents, de ses frères et de ses jeunes sœurs.
Chaque criminel, pourtant vicieux et considéré comme l’un des pires, cherche désespérément la compassion d’un autre être humain, comme un assoiffé. Alors, pensez-vous qu'il soit justifiable pour un être humain de jeter la pierre à quelqu’un qui a sincèrement besoin d’aide ?
Voici ma traduction française de la nouvelle : පව් කාරයාට ගල් ගැසීම (Jeter la première pierre) /po ka.ʁa.ja.ta ɡal ɡe.se.ma/ - 1935 Wickramasinghe, Martin. මාර්ටින් වික්රමසිංහ කෙටි කතා එකතුව - ද්වීතීය භාගය (Œuvres complètes de Martin Wickramasinghe Vol. 1I) (1937–1924). Sarasa, 2017, pp. 569-574.
Photo : L'exposition No woman land à Paris
Tout droits réservés. @charithaliyanage
Charitha Liyanage vor 16 Tagen
Tu as posé des questions importantes sur l’inspiration de Martin Wickramasinghe et le contexte de ses écrits. En effet, en tant que journaliste dans un grand journal sri-lankais, Wickramasinghe s’appuyait souvent sur des faits divers et des réalités sociales pour ses nouvelles. Il s’inscrit dans la tradition réaliste, inspirée par Maupassant, et ses histoires reflètent bien les défis de la société sri-lankaise, en particulier ceux auxquels les femmes étaient (et sont parfois encore) confrontées.
Quant au statut des femmes enceintes non mariées au Sri Lanka, malheureusement, peu de choses ont changé. Dans de nombreux cas, ces femmes sont encore perçues de façon négative et peuvent subir des jugements sévères de la société. Bien que certaines femmes aient aujourd’hui des rôles influents grâce à l’éducation gratuite, une grande majorité fait toujours face à des normes sociales strictes qui limitent leurs choix.
Ainsi, la place des femmes au Sri Lanka reste complexe : d’un côté, des avancées significatives pour certaines ; de l’autre, des difficultés qui perdurent pour beaucoup. Wickramasinghe, à travers ses écrits, cherchait probablement à exposer cette réalité, entre progrès et traditions bien ancrées.
Jackie H vor 16 Tagen
Ma réponse est décidément trop longue, je la posterai en article séparé et je reviendrai en donnerle lien ici en réponse à ce commentaire 🙂
Charitha Liyanage vor 16 Tagen
J'ai hâte de lire ton commentaire sous forme d'article. C'est une nouvelle publiée en 1935! Assiste-t-on à des transformations majeures dans la société ?
Jackie H vor 16 Tagen
À mon (très) humble avis (qui n'engage que moi), pas vraiment... 😕
Jackie H vor 16 Tagen
Je voudrais quand même, avant de publier mon article, m'assurer d'une chose. J'avoue que sur le moment même, j'étais tellement choquée du traitement des deux femmes enceintes dont il était question dans cette nouvelle que j'ai réagi à chaud... perdant ainsi de vue qu'il s'agissait en fait de la traduction d'une œuvre littéraire 🙂. Je voudrais donc savoir si dans sa nouvelle, Martin Wickramasinghe s'est inspiré en l'occurrence de faits divers réels ? Et si oui, si de tels faits sont encore susceptibles de se produire aujourd'hui ou bien s'ils l'étaient encore dans un passé plus récent (disons, une trentaine d'années ou encore moins) ?