Retour à Bargeville
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Retour à Bargeville
Ma contribution au débarquement de Normandie du 6 juin 1944
Par Jean-Marie Gandois
Le papillon de nuit se posa enfin sur le carreau de la lucarne. Sauveur Casarosa soupira. Depuis près de vingt-quatre heures qu’il s’était réfugié dans le grenier, tout en haut de cette maison de ferme abandonnée, Sauveur tressaillait au moindre bruit. Son estomac lui jouait des tours en grognant de faim, et il s’efforçait de l’en empêcher en se triturant le ventre. En bas, tout en bas, on entendait les voix assourdies d’une patrouille d’Allemands qui était arrivée la veille pour y passer la nuit. Sans doute étaient-ils déjà informés que les Américains s’apprêtaient à débarquer sur les côtes normandes, à quelques kilomètres de Bargeville. Sauveur le savait aussi, maintenant. Depuis sa lucarne, alors que le jour naissait à peine, il avait remarqué de formidables rangées de bateaux noirs sur l’horizon. Il était certain que ce devait être imminent. Mais comment avertir la population ? Et que pouvait-il faire, lui, un gamin de quatorze ans, coincé comme un rat dans son trou, sous le toit de cette ruine, dans l’incapacité de sortir ? Et sa tante qui devait se faire un sang d’encre depuis la veille !
Sauveur examina une fois de plus, à la faible lueur de l’aube, chaque recoin de ce grenier. Hormis quelques vieux vêtements, un chapeau claque, une batterie de cuisine bosselée et deux valises en carton éventrées, rien qui aurait pu ressembler à une corde. « Descendre par la lucarne » : c’était la première idée qu’il avait eue, la veille, une fois sa peur passée. « Attendre qu’ils dorment et descendre le long du pignon ».
Soudain, un bruit de porte attira son attention. Quelle heure pouvait-il bien être ? Cinq heures ? Il perçut un brouhaha de voix et une certaine agitation. Voilà, ils étaient prévenus maintenant. Oui, cette fois, c’était sûr. Ce devait être pour aujourd’hui. Mais que faire ? Il faut les empêcher d’aller renforcer leurs troupes réparties dans les blockhaus le long de la côte. « Si je bouge, je suis mort », pensa-t-il. Il colla son oreille contre la trappe en bois et écouta. Il lui semblait que les quelques soldats allemands se préparaient à sortir. En effet, après un bruit de porte claquée, le silence se fit. Sauveur resta un moment encore pour s’assurer qu’il n’y avait plus personne. Puis, en marchant précautionneusement pour éviter de faire grincer le plancher, il alla à la lucarne et risqua un regard. Malgré l’obscurité, il aperçut, vers le nord, la petite troupe de soldats marcher vers …
« Mais oui, c’est ça ! Le pont ! Le pont Saint-Bénédict ! ».
Sauveur savait maintenant ce qu’il y avait à faire. La seule aide efficace était de couper la voie aux troupes allemandes vers le nord, vers la côte normande. Mais il ne connaissait rien aux choses de la guerre, de la résistance, tout ça… et il était si jeune !
Sauveur eut un petit moment de tristesse et il pensa très fort à Yolande, la fille de Monsieur Mortier, le tailleur de pierres (qui était aussi maréchal-ferrant pour le village). Il pensait toujours à elle, surtout dans les coups durs. Et il l’aimait depuis si longtemps ! Depuis que ses parents, fuyant la guerre d’Espagne, étaient venus se réfugier en France, juste de l’autre côté des Pyrénées, et qu’ils avaient envoyé leur fils chez une vieille tante à Bargeville. Il fallait prévenir Yolande à tout prix. Elle seule saurait ce qu’il faut faire. Elle avait beau n’avoir que treize ans, c’était une Femme.
Sauveur ouvrit discrètement la trappe. Il descendit les barreaux de l’échelle avec une infinie précaution. Puis, tous ses sens aux aguets, il marcha jusqu’au haut de l’escalier et écouta encore. Il lui semblait que tous étaient partis. Il descendit alors les marches en appuyant bien ses pieds sur les côtés pour limiter le grincement du bois. Personne. Pas un bruit. Seuls, les battements de son cœur cognaient dans sa poitrine. Sauveur s’assura que toutes les pièces étaient vides puis il ouvrit la porte d’entrée et se faufila derrière la maison, à travers les bouquets de genêts. Il s’arrêta un moment pour observer et écouter. Puis il traversa le verger, à demi courbé, zigzagant entre les pommiers, et sauta la haie et le petit mur de pierres sèches du jardin de Yolande. Il regarda encore une fois autour de lui, par précaution, prit deux petits cailloux et les jeta un par un contre les vitres de la fenêtre de la chambre de Yolande. C’était un code. Deux petits cailloux. Un temps. Puis encore deux petits cailloux. Yolande apparut, ses cheveux blonds en désordre, frottant ses grands yeux bleus. Elle fit un discret signe de la main. Moins d’une minute plus tard, elle vint ouvrir la porte et Sauveur entra furtivement. Il raconta alors ce qu’il avait vu, la ligne noire au fond de l’horizon sur la mer, le chahut des Allemands, le pont...
– Cette fois, Sauveur, il faut réveiller mes parents, chuchota Yolande.
– Mais…si ton père me voit ici…bafouilla Sauveur.
– De toute façon, tu sais, il est au courant pour nous, je m’en suis rendu compte.
– Non, ils vont s’inquiéter. Dis-moi plutôt ce que je peux faire.
Alors que Yolande s’apprêtait à réveiller son père, celui-ci apparut au pied de l’escalier.
– Que se passe-t-il, Yolande ? Et toi, qu’est-ce que tu fais là à cette heure ? interrogea Monsieur Mortier.
Sauveur raconta à nouveau le piège dans lequel il s’était fourré, et ce qu’il avait vu et entendu. Yolande avait déjà son idée. Elle avait vu plusieurs fois son père percer des trous dans le calcaire, à la carrière, y verser de la poudre et faire sauter de gros blocs de pierre. « On pourrait faire sauter le pont ». Yolande s’attendait à ce que son père se mette en colère avec des flots de « tu es folle…on a eu assez d’ennuis dans le village…vous ne vous rendez pas compte, etc. » Contre toute attente le père de Yolande écouta. Il ne répondit pas tout de suite mais se mit à réfléchir. Le danger était si grand. Et comment approcher du Pont Saint-Bénédict, à cinq cents mètres de là, sans éveiller les soupçons, sans se faire remarquer, avec une charge de dynamite dans les bras et un cordon de mise à feu.
– Si on ne peut pas y aller par la route, on n’a qu’à y aller par la rivière, dit Yolande.
– Mais oui, Monsieur Mortier, c’est une idée formidable ! Je sais bien nager, vous savez, répondit Sauveur.
– Moi aussi ! reprit Yolande.
Le père de Yolande réfléchit encore. Il se trouvait pris entre l’angoisse de voir sa fille affronter un tel danger (lui qui ne savait pas nager) et l’envie absolue de faire quelque chose très vite, avant même que le soleil ne pointe à l’horizon. Enfin, il sortit de sa réflexion et, sans dire un seul mot, il se leva et enjoint les deux adolescents à le suivre dans son atelier. La poussière de craie était partout présente. A droite se situait la partie « maréchal-ferrant » : diverses enclumes, marteaux, des dizaines de fers à cheval accrochés au mur et une petite forge métallique sur pieds avec sa grosse manivelle pour actionner la turbine à air. A gauche, c’était plutôt la partie « tailleur de pierres » : plusieurs blocs de craie à terre, de grandes scies égoïnes sur l’autre mur, des outils de métal pour tailler, couper, éclater la pierre. Il y avait aussi toutes sortes d’objets, des roues de vélo suspendues au plafond, une sorte de buffet dont les multiples tiroirs étaient à demi ouverts. Sauveur était émerveillé par ce décor qu’il n’avait jamais vu. Puis le père de Yolande prit une corde et encercla un gros bloc de craie. Il passa une des extrémités de la corde dans la poulie d’un treuil fixé par un crochet à un anneau sur le mur. Il demanda alors à Sauveur de tourner la manivelle. Lorsque la pierre fut déplacée de quelques centimètres, on aperçut une trappe donnant dans une cave. Une fois la pierre entièrement dégagée, Monsieur Mortier ouvrit la trappe, descendit quelques marches d’un escabeau de bois, et remonta les bras chargés de cordons et de cylindres de dynamite. Après avoir remis en place la pierre, il leur montra comment utiliser les bâtons de dynamite, le cordon, etc. Il découpa un morceau de chambre à air et y fourra les divers éléments du parfait petit résistant, puis encolla les bords de la découpe afin de fermer hermétiquement ce sac improvisé. Avec des morceaux de tubes de cuivre et des lanières de caoutchouc, il leur confectionna aussi une sorte de tuba à chacun pour pouvoir nager sous l’eau tout en respirant. Ainsi, Yolande et Sauveur pourraient-ils s’approcher par la rivière des piles du Pont Saint-Bénédict le plus discrètement possible.
Il n’était pas cinq heures et demie lorsque les deux enfants quittèrent la maison. Monsieur Mortier les regarda s’éloigner. Ses yeux s’emplirent de larmes. Yolande et Sauveur se tenaient par la main. Un coq se mit à chanter. Au loin, un chien aboyait. On percevait à peine un écho de voix dans la direction du pont, sans doute celles des Allemands à qui l’on avait dû demander de surveiller ce passage. A présent, Monsieur Mortier ne pouvait plus voir les silhouettes de Yolande et de Sauveur, dont il avait passé au charbon de bois leur visage pour mieux les dissimuler. Ils étaient arrivés au bord de la rivière, environ trois cents mètres en amont du pont. Yolande et Sauveur entrèrent dans l’eau sans faire de bruit et commencèrent à nager sous la surface, respirant avec leur tuyau, noir lui aussi. Il ne leur fallut que quelques minutes pour atteindre le dessous du pont. On était à marée basse, et le niveau de l’eau découvrait alors la base des piles du pont formant ainsi un petit encorbellement. Yolande et Sauveur avaient très peur. Ils entendaient au-dessus d’eux les voix de la patrouille auxquelles ils ne comprenaient rien. Ils commencèrent à répartir les divers accessoires, le corps à demi dans l’eau. Un bruit de moto s’approcha suivi d’une voix forte semblant donner des ordres, puis repartit vers le sud. La peur était à son comble. Yolande et Sauveur avaient eu juste le temps de plonger sous la surface. Sauveur chercha une anfractuosité dans le tablier du pont pour y loger les sept bâtons de dynamite. A la naissance de la partie voûtée il manquait une pierre. Sauveur y installa la dynamite et commença à dérouler le cordon bickford. C’était le seul système de mise à feu que possédait Monsieur Mortier. Mais il était impossible de tirer le cordon dans l’eau. Le seul moyen était de déposer le cordon sur l’encorbellement tout autour de la pile du pont. Quinze mètres tout au plus, soit moins d’une minute pour s’éloigner.
Monsieur Mortier n’avait pu se résigner à rester chez lui. Il avait pris sa bicyclette et s’était dirigé vers le Pont Saint-Bénédict. « S’il leur arrivait quelque chose ? S’ils se faisaient prendre ? Et si le sac de caoutchouc n’était pas étanche ? » Toutes ces questions tournaient dans sa tête et son cœur battait fort. Il avait vu la moto allemande passer à toute allure alors qu’il poussait son vélo hors de la remise. Il roula jusqu’à s’approcher au plus près de la patrouille stationnée sur le pont, sans être vu. Il se cacha derrière le transformateur électrique. La vue du panneau « danger de mort » plaqué sur la porte métallique du transformateur, avec son fameux pictogramme, lui glaça le sang. On avait beau être début juin, l’air était froid, accentué par une légère brise et Monsieur Mortier tremblait. De son poste d’observation il crut comprendre que les six hommes déchiffraient une carte. L’un d’entre eux semblait être le chef car il gesticulait et indiquait des directions avec le bras. Du fond de l’horizon se fit entendre le ronronnement si caractéristique des avions, modulé en intensité au gré des couches venteuses. Les hommes de la patrouille levèrent le nez au ciel. Le ronronnement enfla en volume et, sur le ciel blanchissant de l’aube, trois silhouettes noires d’avions se détachèrent, venues de la mer. Puis, on put voir assez distinctement des points blancs sortir des silhouettes, comme des traînées de bulles blanches. « Des parachutistes ! » pensa instantanément Monsieur Mortier. Le chef de la patrouille replia aussitôt sa carte et donna des ordres. Tous les hommes semblaient de plus en plus agités. Chacun vérifia son arme. Monsieur Mortier, de plus en plus pétrifié de peur, pensa à sa fille et à Sauveur. « Que faisaient-ils ? Où étaient-ils exactement ? Est-ce que tout se passait comme prévu ? » De l’autre côté, Monsieur Mortier entendit le grondement sourd et les grincements de chenilles de véhicules lourds. Il percevait les tremblements du sol. « Une colonne blindée », pensa-t-il. Ils devaient être à un ou deux kilomètres, pas plus. Tournant à nouveau son regard du côté du pont, il aperçut un Allemand se pencher au-dessus du parapet, puis le contourner et tenter de descendre sur le côté du pont. Monsieur Mortier ne réfléchit pas un quart de seconde. Aussitôt, il bondit sur la route en hurlant, à quelques cinquante mètres de la patrouille. L’un des soldats, surpris et sans doute aussi effrayé que lui, pointa son arme et tira. Deux coups. Monsieur Mortier s’écroula. Il eut juste le temps de voir l’homme qui tentait de descendre sous le pont remonter et se précipiter sur lui avec les autres. Il était couché sur le côté. Il n’avait pas eu mal. Seul un goût sucré dans la bouche. Son regard devint trouble, les sons devinrent flous, comme lorsque l’on plonge la tête sous l’eau. Il se mit à rêver. Dans son rêve, il y avait les visages de sa femme, de sa fille et du jeune garçon. Leur tête était auréolée d’une sorte de couronne de diamants comme dans ces photos kitch qui trônaient au-dessus de la cheminée de la salle à manger. Les sons semblèrent s’étouffer encore. Il sentit un froid envahir ses membres, puis seulement une sensation de légèreté. Il crut percevoir un corps au-dessous de lui baignant dans une mare de sang. A cet instant une énorme déflagration éclata. Le tablier du pont venait de sauter. Des morceaux de pierre furent éjectés jusqu’au pied des soldats qui observaient le corps. « Ils ont réussi ! ». Ce fut la dernière pensée du père de Yolande.
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– Dis, Grand-Mère, c’est quoi qui est écrit sur la plaque ? demanda la petite Marine.
– « Ici est tombé Augustin Mortier, abattu par les Allemands, le 6 juin 1944 ». répondit Yolande.
Yolande Casarosa ne put empêcher les larmes d’emplir ses yeux. Sauveur lui prit doucement la main et la serra contre son épaule malgré sa propre émotion.
– Pourquoi tu pleures, Grand-Mère ? questionna encore Marine
– Tu sais, ma puce, Augustin Mortier, c’était son père, tu comprends, répondit Sauveur. C'était la guerre et il a été tué ici. C’estun peu grâce à lui que tu es là aujourd'hui. Il faudra que je t’explique tout ça, dès que tu sauras bien lire.
– Mais je sais lire, Grand-Père, je sais lire les chiffres même, et je sais même compter jusqu’à dix. Fais voir ta super montre digitale ! Y a les aiguilles et des chiffres là, et des lettres, tu vas voir :
D’abord là, … heu…zéro…six…j…u…n...e – ça veut dire quoi « june » ?
Et puis là…