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Deuxième nouvelle éditée dans un recueil collectif pour lutter contre les violences sexuelles et conjugales.
Les empreintes que nous laissons ne nous appartiennent plus
Le téléphone vibra pour la cinquantième fois depuis sept heures du matin. Célia ouvrit enfin un œil, la moitié seulement. Un œil tout engorgé de sommeil et encroûté par des restes de larmes qu’elle ne se souvenait pas vraiment d'avoir fait couler. Encore des vibrations. Elle jeta son œil embrumé vers sa table de nuit que son téléphone avait déserté, et pourtant il vibrait toujours. Quelque part une connexion se fit entre l’œil, l’ouïe et le cerveau. Elle parvint à faire glisser sa lourde tête vers l’extrémité du matelas et le vit pendu à son fil de charge. Il se balançait mollement à chaque vibration, cognant de temps contre le meuble. D’une main, elle attrapa le câble et reposa le téléphone sur la table avant de s’en saisir. Son empreinte déverrouilla l’accès et l’écran s’alluma instantanément sur une liste sans fin de messages. Camille, Lucia, Pierre, Aïssa, Régis… on aurait dit que le téléphone faisait l’appel de présence de ses amis. Sa messagerie, elle aussi, affichait un nombre de notifications démentiel. Heureusement qu’elle l’avait mis sur vibreur ! Elle ouvrit le premier message sms de Camille, sa meilleure amie, car sa tête jouait des percussions et elle n’avait pas envie d’ajouter du bruit en écoutant un message vocal.
Cel put1 ta fé koi !!!
J’ai fait quoi ? Qu’est-ce que j’en sais, répondit sa tête. Elle continua sa lecture.
APL moi !
Répon !
Cel !!!!
Célia se retourna et se redressa dans son lit. Quelques restes de sa soirée commençaient à poindre quelque part, cherchant à sortir des méandres de son cerveau. Elle sentait que quelque chose n’allait pas. Elle avait mal. Pas seulement à la tête, elle avait mal dans son corps aussi. Elle ouvrit les autres sms sans même regarder les expéditeurs.
Heu! T’a déconé grave !!
Joli tatouage !
Quand tu veu
👉🏼👌🏼
Cel apl ! Faut pas laissé ca !
C’est degueu ce qu’ils ont fait. Je suis désolée pour toi. 😭🤬
C’est des batar. J’espère que ta mère regarde pas le site
Célia ouvrait frénétiquement les sms. Des noms qui n’apparaissaient pas parmi les expéditeurs commençaient à se manifester dans sa tête : Léo, Brice, Bastien et les deux autres qu’elle ne connaissait pas. Sa tête lui faisait mal, son ventre aussi. Plus précisément son bas ventre, son vagin, son anus. Les douleurs prenaient le pas sur l’inconscience de son état. Des images commençaient à surgir, violentes. Elle voyait les yeux de Léo, son visage. Il s’approchait du sien puis repartait, se rapprochait puis repartait. Encore et encore. À celui de Léo succéda celui de Brice. Elle revoyait des sexes autour d’elle. Celui de Bastien, ceux des cousins de Brice. Des verges dans ses mains, sur son visage, dans sa bouche. Richard ! Le plus grand s’appelait Richard. Il voulait lui remplir l’oreille. Et c’est l’autre qui l’avait porté sur le canapé, qui l’avait plié en deux. Elle se souvenait maintenant d'avoir vomi la tête dans les coussins pendant qu’il lui ravageait l’anus. Tout lui remontait maintenant. Et un mot, un seul hurlait dans son crâne. Viol. Elle se pencha sur le côté et vomit le long de sa table de nuit. Elle vomit là où le téléphone s’était pendu ce matin d’avoir trop vibré. Maman pleurait son esprit. Mais maman n’était pas là. On était samedi matin et le samedi matin, elle était chez mamie pour la préparer et lui faire à manger.
Le téléphone vibra dans ses mains. C’était Camille, un appel. Elle ne voulait pas décrocher, mais elle le fit machinalement. Elle décrochait toujours pour Camille.
— Putain Cel ! Ça fait des heures que je t’appelle !
— …
— Cel ? Faut qu’on parle. Faut pas les laisser s’en tirer. T’as pas pris de douche j’espère !
Les pleurs de Célia furent la seule réponse qu’elle pouvait donner aux paroles de son amie. Elle revoyait tout. Pas de GHB pour effacer les images, mettre une couverture sur l’horreur, sur le viol collectif. Seul l’alcool avait atténué la douleur du moment. L’alcool qui l’avait enchainée, l’empêchant de réagir, de crier, de se battre. Elle en avait mis des gifles, des coups de pied aux couilles comme elle se vantait de le dire à ses copines. Elle leur avait dit qu’elle ne se laisserait jamais avoir, qu’elle savait se battre et que les mecs ne lui faisaient pas peur. Au contraire, ils savaient qu’elle était capable de les envoyer au tapis. Mais, l'alcool lui avait enlevé tout ça. Elle avait bu. Ils avaient déliré. Des jeux à connotation sexuelle, c’était de leur âge. Elle se souvenait les galoches à droite, à gauche, les attouchements. Richard était baraqué et il avait de beaux yeux. Quand est-ce qu’il avait descendu son jean ? Elle ne s’en souvenait pas. Quand est-ce que ça avait dérapé ? Ah oui, elle se souvenait de la fellation. Elle était allée chercher une bouteille de vodka, il l’avait suivie dans la cuisine. C’était là. C’était amusant de lui faire pendant qu’ils pourraient voir discrètement les autres dehors continuer de rire. Amusée et excitée à la fois, elle prenait plaisir à lui sucer le gland, puis arrêter pour jeter un œil aux autres. Et puis elle avait envie de goûter à lui, Camille l’avait déjà fait avec son mec et pas elle. Elle avait tenté de lui décrire le goût du sperme, mais c’était tellement pas imaginable. Il fallait qu’elle aussi le fasse et le sache, au moins pour rester au même niveau que sa meilleure copine. Mais, il n’avait pas eu le temps de jouir dans sa bouche, car Camille s’était levée du groupe de dehors, sûrement parce qu’elle-même tardait trop pour ramener la bouteille. Richard et elle avaient joué les innocents en parlant de conneries dans la cuisine quand elle avait débarqué.
— Célia ! Tu m’écoutes ? Il faut qu’on aille te faire examiner. C’est un viol bordel ! Ils ont des kits pour ça à l’hôpital et après, on file chez les flics !
Camille était partie. Elle se souvenait vaguement de s’être disputée avec elle. Camille voulait qu’elles rentrent ensemble, mais chez Léo ça ne risquait rien. Elle avait déjà dormi chez lui. Elle le connaissait depuis 10 ans ! Alors, elle avait voulu rester. Et puis c’était prévu ainsi dès le départ avec sa mère. Mais, Léo aussi avait bu. Beaucoup. C’est même lui qui avait commencé. Ses yeux, son visage qui allait et revenait tandis qu’il la prenait l’obnubilait encore. Puis les uns à la suite des autres, ils s’étaient succédé dans son vagin. Chacun se tripotant autour d’elle en attendant la place. À tour de rôle aussi elle les masturbait, ou plutôt, ils lui prenaient les mains pour le faire eux-mêmes, car elle en était incapable. Tout comme elle était incapable de sucer ce sexe qui allait et venait dans sa bouche, jusqu’au fond de sa gorge. Plus les images revenaient, atroces, écœurantes, douloureuses, plus la honte l’envahissait aussi, la culpabilité venait la souiller comme leur semence dans son corps, sur son corps, ses cuisses, son ventre, ses seins, son visage, ses oreilles, ses yeux, ses fesses…
La douche, Camille avait parlé de douche, mais c’était trop tard. L’autre cousin de Brice l’avait sodomisée brutalement. Il n’avait pas été le seul. Elle se souvenait de la douleur, de ses cris. Elle se souvenait qu’ils avaient crié eux aussi. Léo avait hurlé qu’ils avaient déconnés, mais Richard avait pris les commandes. Elle s’était retrouvée dans la baignoire. Ils l’avaient lavée sans ménagement. La douchette était entrée en elle pour « la vider » comme avait dit le cousin de Brice, le rouquin, celui qui voulait qu’on l’appelle Djem au lieu de Jérémy. Celui qui lui avait déchiré l’anus en premier. Elle se souvenait de son prénom maintenant. Brice pleurait aussi pendant qu’ils la douchaient. Il pleurait et criait parce que son sperme était dans sa bouche ! Il criait qu’on ne pouvait pas lui vider la bouche puisqu’elle avait avalé ! Et Richard lui avait répondu que le vomi avait détruit l’ADN et que l’acide de l’estomac ferait le reste. Elle ne savait pas si c’était vrai. Ils en doutèrent aussi, alors ils l’avaient encore fait vomir, pour se rassurer, en lui mettant des doigts dans la bouche, puis l’avaient encore lavée sauvagement. Après son nettoyage, ils lui avaient fait à nouveau boire de l’alcool, puis plus rien ne lui venait à l’esprit. Elle était dans son lit. Qui l’avait ramenée et couchée ? Elle n’en savait rien. Sans doute Léo, car il savait que son petit frère était parti jouer à la PS et dormir chez son copain. Il avait dû attendre que sa mère parte ce matin et l’avait mise au lit.
— Cel ? Ta mère rentre quand ? Tu veux que je vienne ?
— Non viens pas.
Entre deux sanglots elle était parvenue à articuler ces trois mots. Ils étaient sortis propulsés par la honte et elle ne voulait pas que son amie la voit dans cet état. Elle se sentait tellement misérable.
— Je suis désolé Camille. Tellement désolée.
— Mais qu’est-ce tu racontes ! C’est pas toi qui dois être désolée !
— Je t’ai engueulée…
— On s’en tape de ça putain ! Elle rentre à quelle heure ta mère ?
— À midi trente.
— Tu veux que je vienne en attendant ?
— Non. Je veux rester seule.
— C’est pas bon de rester seule là tu sais ! Je viens.
— Non. Je veux attendre maman. Je vais l’attendre dans mon lit. Je veux voir personne.
— C’est pas ta faute ne l’oublie pas. C’est eux qui t’ont violée et qui ont mis les vidéos sur le site. On va les faire payer !
Les vidéos. En plus ils ont fait des vidéos. C’est vrai qu’un sms avait parlé d’un site. Elle se souvenait duquel il s’agissait. Ils s’amusaient tous à regarder les vidéos les plus crades dedans en fumant un peu et ils en rigolaient. Elle ne voulait pas y aller, mais il fallait qu’elle sache.
— Avec maman on te dira quand on sera à l’hôpital.
— D’ac ma chérie. Je te fais confiance, mais garde ça en tête que c’est pas ta faute, ok ?
— Ok.
Elle raccrocha. Face à elle, le téléphone lui montrait le visage de Camille et elle qui se faisaient face. Elles se tiraient la langue presque qu’à s’en toucher le bout. Elles s’étaient marrées en faisant le selfie et ça avait excité les garçons.
Elle s’était remise à pleurer. Léo était là aussi le jour du selfie. Elle trembla en ouvrant le navigateur de son téléphone et tapa l’adresse du site de vidéos pornos. Elle dû s’y prendre à trois reprises avant d’entrer la bonne adresse tant ses doigts tremblaient. Et cette fois, elle ne pensa même pas à utiliser la fonction de navigation privée.
Elle confirma avoir 18 ans malgré les 16 qu’elle n’avait pas encore et aussitôt une flopée d’images apparurent comme le catalogue de la VOD sur la télé. Les titres racoleurs étaient vulgaires, encore plus aujourd’hui après ce qu’elle avait subi. Il ne lui fallut pas longtemps entre les vidéos pour reconnaître l’image figée d’un ventre en présentation de La petite salope se fait prendre par tous les trous. C’était son corps. Au-dessus du pubis rasé qui s’affichait en gros plan, on voyait nettement le tatouage qu’elle avait fait faire pour masquer la cicatrice de son appendicite. Il était reconnaissable entre mille, même s’il était commun de se faire une rose sur sa tige épineuse. Sur l’image de la vidéo d’à côté, elle reconnut aussi son grain de beauté sur la fesse droite au-dessus du titre défonssage a sec de son petit cul et elle aime sa. Elle ne voulut pas cliquer sur l’image, mais en tremblant son doigt appuya dessus. Elle coupa le téléphone et le cacha sous la couette. Est-ce qu’on verrait son visage ? Mais sans ça, ils connaissaient tous son tatouage. Ils l’avaient tous vu en maillot et on le voyait dépasser. Tonton Robert aussi le connaissait. Il l’avait vu au dernier barbecue piscine chez lui et elle savait qu’il matait du porno. Il ne s’en cachait pas. Et maman, elle aussi, allait sur le site. Elle savait qu’elle rangeait ses sextoys dans son tiroir de table de nuit. Elle avait fait l’outrée face à sa mère, mais avec Camille elles avaient joué avec en riant quand elle n’était pas là et elles avaient pris des photos pour les mettre sur leurs comptes Insta privés avec des identités bidons.
Elle se leva péniblement. La douleur de sa tête n’était rien tant son vagin lui faisait mal. Son anus hurlait de douleur aussi, et elle sentait le tissu collé à lui. Ils l’avaient rhabillée avec un T-shirt et sa culotte, mais le sang avait très probablement coulé et séché. C’est en boitant qu’elle se dirigea vers son bureau pour se saisir d’une feuille de papier et d’un stylo. Elle avait menti à Camille. Elle n’attendrait pas le retour de sa mère. Trop d’images dans sa tête. Trop d’images passées, présentes et à venir. Et cette honte qui grandissait, qui enflait comme un cancer. C’est debout qu’elle rédigea une lettre qu’elle irait poser sur la table du salon. Dans une enveloppe fermée avec « Maman » dessus au cas où ce soit son frère qui rentre en premier.
Maman
Les gens disent que l’amour ne fait pas mal, c’est faux. J’ai mal et je sais que l’amour que tu as pour moi aussi va te faire mal. Je pense aussi à Florent, il est tellement petit encore. Je vous aime tous les deux. Je vous aime, mais je ne peux pas vous imaginer me regarder. Je ne peux plus me regarder non plus. Je ne peux plus voir les gens. Leurs yeux sur moi me font déjà mal et me salissent. Je suis sale maman. Tellement sale à l’intérieur de moi. Pardonne-moi.
Camille te racontera tout. Elle sait ce qu’ils ont fait. Elle sait pour les vidéos. Plein les ont vues, c’est marqué dessous. Pour le reste qu’elle ne sait pas la police et les examens le diront parce que je ne crois pas que tout a disparu. Je sais qu’avec l’autopsie ils trouveront des choses.
Je t’aime maman et j’aime aussi Flo. Mon petit Flo. Protège-le pour pas qu’il devienne comme eux. Je suis tellement désolée et je te demande pardon de ne pas t’avoir écoutée. Pardon pour ce que je vais faire. Je suis dans la douche pour pas salir le sol. Je me lave pas ils l’ont fait. Mais je veux pas mettre du sang partout. J’ai mis le verrou pour pas que Florent me trouve, mais je sais qu’on peut facilement enfoncer la porte.
Maman je t’aime
Célia
Photo by Sydney Sims on Unsplash