61. La Légende de Nil. Jean-Marc Ferry. Livre II, L'Utopie de Mohên. Chapitre X,5
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61. La Légende de Nil. Jean-Marc Ferry. Livre II, L'Utopie de Mohên. Chapitre X,5
Santem découvrit qu’il est plus attaché à son ami Ygrem, le roi des Nassugs, qu’il ne l’aurait pensé. Les dîners tête-à-tête à Syr-Massoug lui manquent, ainsi que les longues conversations sur l’organisation du royaume, les trains de mesures à prendre pour prévenir les attaques, qu’elles soient économiques, monétaires ou militaires. Sans parler de la proximité parentale que lui vaut le mariage de sa fille, Almira, avec Ols, le fils d’Ygrem. Ce dernier sera-t-il roi des Nassugs, comme son père ? Rien n’est moins certain. En Terres bleues, les monarques ne le sont pas par droit héréditaire. Ils doivent être élus par le peuple. Or Ygrem s’est retiré loin de Syr-Massoug, l’ancienne capitale, une cité attrayante en bord de mer. Certes, Mohên aussi, la nouvelle capitale, est une ville portuaire. Mais elle fait face à l’océan du Nord, où le climat est autrement rude que sur le littoral méridional des Terres bleues. Enfin et surtout, Almira qui lui ressemble quant au caractère et à l’intelligence, a décidé de demeurer dans son appartement de l’ancien palais royal à Syr-Massoug. De ce fait Santem ne peut plus profiter de sa visite à Ygrem pour voir sa fille et ses petits-enfants. Il ressentit comme une perte affective la sorte d’éclatement familial dû au retrait du roi des Nassugs dans une région isolée. Qu’y fait-il ? Serait-ce une retraite déguisée ? Santem se pose sérieusement la question. Ygrem lui a en effet délégué ses pouvoirs. Temporairement, avait-il précisé presque en défense, comme si l’on allait le suspecter de démission. Le roi fait valoir qu’ainsi il peut se consacrer à plein temps au projet des Quatre Cités. Santem dut s’avouer qu’il a dans cette quasi-abdication une part de responsabilité. N’avait-il pas, de connivence avec Almira, insisté auprès d’Ygrem pour que celui-ci consacre ses énergies à réaliser cette belle utopie ?
Santem en était là de ses considérations, lorsqu’il reçut un appel de son fils. Oramûn aussi lui manque, et tellement, à vrai dire, qu’il en a pris à peine conscience dans l’évocation de ses proches. Il n’avait fait qu’apercevoir Yvi, sa belle-fille, et même pas vu Lûndor, son petit-fils. Oramûn apprit à son père qu’il l’appelait depuis les montagnes de Welten, au pays des Olghods, en Terres blanches ; qu’à présent il s’apprête à partir loin au Sud vers un autre continent ; que, là-bas, il n’y aura plus de connexion… ; qu’enfin il ne peut dire quand il reviendra. Entre le père et le fils la conversation s’en tint à des expressions affectives. Presque rien ne fut dit sur la situation politique, sinon qu’Oramûn va avec Yvi et Lûndor mener des jeunes Djaghats dans cette nouvelle contrée, au-delà du détroit occidental qui, au Sud, débouche sur des terres inexplorées et, plus loin à l’Ouest, sur un océan à peu près inconnu. Toutefois, Oramûn voulait que son père disposât de toutes les informations importantes, et il lui fit part de cette intention :
— Je te fais parvenir du pays Olghod une boîte d’enregistrement, où j’ai consigné les informations qui me paraissent essentielles. J’attire ton attention sur deux personnages : Ulân, un chef Tangharem dont le rêve a été et est encore d’unifier toutes les tribus des Terres blanches en un peuple. Cet homme vient d’être désavoué par certains des siens, mais son destin reste ouvert. Je ne sais s’il sera notre allié ou notre ennemi. Aucun doute en revanche sur la nocivité de Falkhîs. Retiens ce nom. Il s’agit du Supérieur du monastère de la Montagne sacrée, à Sarmande. On ne saurait jamais assez prévenir contre lui. Il ne recherche que le mal, le plus de mal possible. Il est même pire que Zaref. C’est lui qui a fait empoisonner l’eau des Terres blanches, des Terres noires et d’une partie des Terres bleues. Il opère par le truchement d’une âme damnée dont tu devras autant de méfier : un moine dont j’ignore le nom. Ulân est parti à sa recherche pour l’éliminer… En attendant, ce moine est un danger pour tous.
Le père et le fils terminèrent leur conversation par un au-revoir ému, proche de l’adieu. Santem se sentit envahi par le désir d’avoir autour de lui toute sa famille, ses enfants et leurs conjoints, ses petits-enfants qu’il regarderait jouer entre cousins. Il en avait encore l’âme retournée, lorsque le Secrétaire de la Couronne, détaché à Mérov pour son service, lui fit cette annonce :
— Excellence, le Président du Syndicat des Industries Autonomes, à Iésé, sollicite une audience. Plus exactement, il souhaite vous rencontrer ici, à Mérov, pour une conférence à laquelle le chef des Armées et le chef du gouvernement de la République des Terres noires ainsi que le Président de la Ligue seraient également présents, si vous en êtes d’accord.
Cette annonce, que, de longue date, Santem avait prédite, le sortit de ses rêveries privées. Dans la seconde il redevint l’homme d’action selon l’image publique que le monde lui accole. Il remercia le Secrétaire et sortit de son bureau pour se rendre à la salle de visioconférences. C’est là qu’il se rend pour communiquer avec Ygrem. Ainsi la grande distance qui sépare Mérov de Mohên se trouve-t-elle pour un temps abolie. La demande de rencontre présentée par le Président du Syndicat est un événement politique important. Cela mérite une entente préalable avec le roi des Nassugs, fût-il en semi-retraite.
La demeure de Santem n’a plus grand chose à voir avec la maison traditionnelle qu’il avait construite de ses mains, avec l’aide de son père, en contrebas de l’ancienne chèvrerie. Non que la maison familiale ait été proprement remplacée par de nouveaux bâtiments. Mais elle n’en est plus que le cœur. De même que dans les cités et bourgades de l’Archipel et des Terres bleues un cœur de vieille ville, dit parfois historique, a été préservé, de même, la demeure de Santem a conservé son cœur familial, mais elle a reçu depuis lors une extension considérable.
La matière a changé : c’est la terre crue. Ceux des fils de Santem, qui n’ont pas quitté la maison familiale, ont fait appel à de nombreux bras dans les villages alentour. En contiguïté avec l’ancienne demeure des prolongements ont été construits tout en longueur, car il n’y a aucun étage, tout est de plain-pied, et les nouveaux bâtis s’étendent jusqu’aux rochers de bord de mer. Il en résulterait l’impression d’un immense Bunker, si l’ensemble n’offrait une lumineuse couleur ocre, et si l’on n’avait aménagé des jardins dans les méandres de la construction. Santem eut à marcher longtemps depuis son bureau pour gagner la salle de visioconférence. Dès que la connexion fut établie avec Mohên, il annonça directement la nouvelle à Ygrem, en y joignant ce commentaire :
— Leur premier geste pourrait être de vouloir pallier leurs carences économiques par l’instauration d’une monnaie propre sur laquelle ils aient pleine souveraineté, pensant que c’est pour eux un sûr moyen de se soustraire aux normes de l’Union.
— Si cela s’avère, Santem, et je te fais confiance pour prévoir juste, pouvons-nous nous y opposer ?
— Sans doute. Mais à quoi bon ? Au fond, je me trompe peut-être. Il n’y a guère que les militaires qui soient crispés sur la souveraineté. Quant aux entrepreneurs de la Ligue, ce sont des fanatiques du marché. Le Syndicat marche avec eux. Une majorité des dirigeants de la République, de même. Ils feront leur expérience. Au demeurant, c’en sera aussi une pour nous. Contentons-nous d’obtenir du gouvernement des Terres noires qu’il rappelle l’armée des nationalistes : elle n’a plus rien à faire en Terres blanches, et Rus Nasrul retirera ses troupes des abords de Iésé.
— Et souhaites-tu que je vienne à Mérov, Santem, pour être à tes côtés ?
— Rien ne me fera plus plaisir, Ygrem, mon ami très cher. Et sur le chemin de Mérov, passerais-tu par Syr-Massoug ? Tu viendrais avec Ols, Almira et les enfants. Nous ferons la fête. Tu me raconteras Mohên. Tu me diras comment avance la réalisation des Quatre Cités.