47. La Légende de Nil. Jean-Marc Ferry. Livre 2, L'Utopie de Mohên, VI, "Tribulations"
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47. La Légende de Nil. Jean-Marc Ferry. Livre 2, L'Utopie de Mohên, VI, "Tribulations"
Zaref s’était confortablement installé, entièrement nu dans un large fauteuil de son salon. Agenouillée à ses pieds, une femme s’occupe de son sexe, tandis qu’il réfléchit à la situation. Il ne s’est jamais senti aussi sûr de lui-même, bien dans sa peau, et prêt à savourer sans nuage les délices de la vie. Il s’était débarrassé de son accoutrement de moine et rasé de près, soulagé d’avoir enfin retrouvé son apparence. Il fit l’acquisition d’un somptueux appartement sur les trois derniers étages de l’immeuble le plus luxueux de Iésé, dont l’immense terrasse sur le toit avec piscine offre une vue à trois-cent-soixante degrés sur la ville et l’embouchure de la Nohr. C’est aussi dans cet immeuble que les principaux industriels Nassugs de la ville avaient élu domicile, notamment le Président du Syndicat Autonome.
Zaref vient de le rencontrer. Le Président était soucieux. Il rapporta à Zaref son entrevue à Syr-Massoug, au palais royal, en particulier sa joute d’argumentation avec Santem, et finalement son souci face aux exigences de l’Union : on risque en effet l’impasse stratégique, faute d’assurer à l’économie des Terres noires une autonomie alimentaire. Le Président finit par lâcher à Zaref qu’après avoir étudié la situation géographique il ne voyait d’autre région agricole à exploiter, que très à l’Ouest, au-delà même des monts de Welten ; et la mobilisation logistique sera considérable. Un problème supplémentaire tient à la présence de populations alentour. Surtout, on voit mal comment accéder sans que les tribus des Terres blanches en fassent un casus belli…
Voilà donc à quoi Zaref consacre ses réflexions. Du coup son sexe se ramollit. Mais ce n’est pas pour lui déplaire, car la femme à son service redouble alors d’ardeur. Sa récente installation à Iésé a modifié ses perspectives. D’où cette résolution : se faire connaître à découvert, reconnaître et craindre par ceux qui comptent à Iésé et, au-delà, dans le monde de l’industrie et de la banque. La côte méridionale des Terres bleues est maintenant concernée tout du long jusqu’à Syr-Massoug, liée à Iésé par des intérêts puissants. Entre les deux capitales des solidarités sont tissées à travers des ramifications inextricables. Comment Ygrem pourrait-il tenir ses prétentions étatistes à l’égard d’un monde des affaires qui, furieusement, exige d’avoir les coudées franches, y compris à Syr-Massoug, voire, au sein d’entreprises fonctionnant sur commandes d’État ?
Zaref se dit qu’il lui faut toutefois demeurer encore discret et prudent dans l’aménagement de ses rendez-vous ; par exemple, éviter que le Président ne se trouve nez-à-nez avec un de ces chefs Aspalans assoiffés de « révolution nationale ». Ces hobereaux nourrissent ressentiment et haine à l’égard des industriels en général et des étrangers en particulier. Ils rêvent d’expulser les riches Nassugs établis à Iésé. Il serait également fâcheux, mais pour d’autres raisons, que les industriels nassugs apprennent que Zaref entretient des contacts réguliers, apparemment amicaux, avec leurs homologues aspalans. À tout le moins faudrait-il le justifier par de bonnes raisons.
Mais pour l’heure il s’agit d’entendre le rapport que doit lui faire le moine auquel est dévolue la mission de pourrir la situation en Terres noires. Des émeutes viennent d’y éclater sur la rive droite de la Nohr ; de la racaille qui veut mettre Iésé à feu et à sang ! Ils auraient incendié des ateliers et des entrepôts. Eux aussi haïssent les industriels. Ils leur reprochent de les avoir jetés dans la misère. Attirés par les perspectives d’embauche, ils ont quitté leur contrée semi sauvage, où ils pouvaient du moins faire paître quelques bêtes. Mais les emplois attendus de la ville n’ont pas été offerts. Les industriels n’ont que faire de manutentionnaires sans qualification. Évidemment, les hobereaux nationalistes voient en ces misérables les agents indiqués pour des actions terroristes. Il suffit d’exaspérer leur découragement, leur en désigner la cause chez des ennemis choisis, faire monter en eux le sentiment que ces ennemis sont des diables ; qu’ils n’ont d’autre but que les rendre à merci, disponibles pour de vils travaux et prêts à accepter des salaires de misère pour être ensuite jetés à la rue.
Le moine se fit annoncer au moment où Zaref allait se lasser des services sexuels de la jeune femme. Il la congédia sans politesse, pressé qu’il est d’entendre le rapport de son sbire.
— Les nationalistes sont parvenus à lever une petite armée. Ils comptent créer une République des Terres noires, et ils envisageraient de passer accord avec les industriels Aspalans pour le soutien logistique, moyennant quoi ils leur livreraient les entreprises des Nassugs après les avoir nationalisées.
— Et du côté des Terres blanches aurais-tu des nouvelles ?
Zaref se soucie en effet de considérer l’ensemble de la situation. « Ses » moines ont une mission bien définie pour un espace déterminé : Terres blanches pour l’un, Terres noires pour l’autre. Mais, lui, Zaref, ne saurait dissocier les deux enjeux. Lui incombe au contraire la tâche de combiner les mouvements : nationalistes en Terres noires, religieux en Terres blanches. Un risque serait qu’au lieu de cela ils se contredisent et se neutralisent. À lui de réaliser donc la synergie qui permettra d’unir les forces en vue d’un même objectif. Or le moine a aussi quelques annonces à propos des Terres blanches :
— Les Kharez ont perdu leur roi. Les Tangharems ont écarté leur grand shaman. Un chef de guerre a pris le pouvoir. Il vient de se rallier les Kharez, lesquels ne cessent de harceler les Djaghats. Ces derniers sont en déroute. Ils ont cherché refuge chez les Olghods, et…
— Épargne moi tes histoires de Tangharems, Kharez, Olghods… Que sais-je encore ! Vont-ils ou non passer la frontière et lancer une offensive en territoire Aspalan. C’est le but, n’est-ce pas ?
— C’est notre but. Mais leur but à eux ou, du moins, celui des Tangharems, c’est d’abord d’unifier les tribus. Le chef Tangharem a expliqué à mon collègue qu’il veut constituer en un seul peuple les « Asse-Halanën ». Oui, c’est son expression pour désigner les natifs des Terres blanches dans leur ensemble. Ce Tangharem jouit vraiment d’un charisme extraordinaire. Ulân est son nom. On le surnomme « Le Tigre ». Il exerce sur les hommes un effet de fascination. C’est pourquoi il a su neutraliser le grand shaman des Tangharems. On n’en a aucune nouvelle. Restent les shamans des autres tribus : Kharez, Djaghats, mais surtout celui des Olghods et celui des Tuldîns, deux peuples qui ne sont pas disposés à se soumettre à Ulân. Ils le jugent barbare. De tradition, les shamans détiennent le vrai pouvoir. Les chefs n’en disposent qu’en cas de guerre et de façon précaire ; pas en temps régulier, jusqu’à présent. Il a toujours existé une rivalité entre chefs de guerre et grands prêtres. Mais que chez les Tangharems le pouvoir ait été pris par un guerrier, qui plus est, par élimination de leur shaman, voilà un événement impressionnant pour les gens des Terres blanches. Ils y voient l’annonce de bouleversements.
— Ils n’ont pas tort. Et ces… Comment dis-tu ? Olghods et Tul… truc, sont-ils capables de résister à ton Ulân ?
— Mon collègue a son oreille. Il lui a mis en tête que Dieu l’a désigné pour unifier les gens des Terres blanches et faire la guerre à ceux qui ne veulent pas reconnaître sa mission sacrée. Ulân se croit invincible, car porteur de la « violence divine », comme il aime à dire. Cependant, mon collègue a reçu certaines consignes de notre Supérieur…
— Que veux-tu dire ? Quelles sont ces consignes ? Pourquoi n’en ai-je pas été d’abord informé ? Que dis-je ? « Informé » ! Non ! Pourquoi n’ai-je pas été préalablement consulté par ton Supérieur ? Pour qui se prend-il ?
— Je ne puis répondre à sa place. Quoi qu’il en soit, notre Supérieur attend de mon collègue qu’il fasse pression sur Ulân, de sorte que celui-ci réalise son hégémonie sur tout l’espace des Terres blanches, y compris dans les territoires de l’Ouest, traditionnellement occupés par les Olghods et par les Tuldîns.
— Cette affaire n’est pas claire et je veux voir clair ! A-t-on besoin d’assujettir les populations insignifiantes de terres lointaines pour déstabiliser les Nassugs et les gens de Mérode, via les Aspalans ? Quelle est cette stratégie absurde ?
Pour toute réponse, le moine ne sut que se taire. Zaref est contrarié. Il se sent manipulé et de cela il a horreur. Il se leva brutalement, renversant la tablette près de son fauteuil, et hurla dans le nez du moine :
— Eh bien, voici ma volonté à moi, et tu feras bien d’y souscrire : pas question de susciter un conflit ouvert entre nationalistes et industriels Aspalans ! C’est une bonne chose que, pour instaurer leur République — qu’ils y rêvent ! —, les hobereaux envisagent un accord avec les industriels. Ces derniers doivent avoir peur. A cela les émeutes de la racaille contribueront, mais seulement pour une part. Il faut jouer finement. J’ai passé une commande conséquente d’explosifs et de fusils mitrailleurs à un petit industriel. Ce sera suffisant pour calmer les ardeurs des Tangharems et effectuer une percée en Terres blanches. Mais nous serons encore loin de compte pour faire face à une intervention de l’Union. Ils se prennent pour la police du monde. Aussi les Aspalans de Iésé doivent-ils être suffisamment inquiétés pour redéployer leur industrie vers une production diversifiée d’armement. À cette fin, nous aurons besoin de la technologie des Nassugs de Iésé. En outre il nous faudra absolument — entends-tu ? — actualiser la menace d’invasion des Terres noires par les tribus de Ulân. Suis-je assez clair ?
— Toi, je ne sais, mais ton refus, oui, il est bien clair. J’en ferai écho au Supérieur et à mon collègue. Je te rappelle cependant que ce qui peut advenir en Terres blanches ne relève pas de ma compétence. Concernant en revanche la situation des Terres noires, je suivrai scrupuleusement tes ordres.
— C’est mieux ! J’avais l’intention de prendre directement contact avec le principal meneur nationaliste. Mais je te confie l’opération. Tu le persuaderas de faire campagne en Terres blanches sans attendre une hypothétique offensive des Tangharems, Kharez et compagnie. C’est ma première consigne. Entre temps, il aura fallu faire monter la rumeur : « l’invasion du terrible Ulân est imminente. Ses troupes vont déferler en Terres noires, avides de massacres, etc. ». Fais courir le bruit que les barbares et leur chef de guerre sont devenus fous ; qu’ils se croient envoyés par Dieu. Bien entendu, nos nationalistes affirmeront n’être entrés en campagne qu’en réplique à de graves incidents de frontières. Ils n’auront fait que riposter à des tentatives d’invasion. La rumeur doit être crédible, surtout et y compris auprès des industriels. Au total, la campagne de « représailles » devra être soutenue par la peur du déferlement barbare et par un sentiment de légitimité de la « riposte ».
Le moine s’était subitement fait attentif aux paroles de Zaref. Jusqu’alors il était porté à voir en cet homme un pervers coléreux mais sans envergure. Il l’avait sous-estimé.
— Je pense avoir saisi. Il s’agit, m’as-tu dit, de ta « première » consigne. Est-ce donc qu’il y en aurait d’autres ?
— Une deuxième, que voici : appuie les hobereaux dans le sens d’un accord avec nos industriels. Ces derniers fourniront le matériel indispensable pour décourager les velléités d’assistance du côté de l’Union, lorsque nous entreprendrons de réduire les tribus à merci.
Comprends deux choses. D’abord, il faut savoir choisir ses ennemis. Notre véritable ennemi, c’est l’Union ; autrement dit, Santem et sa petite bande. Ensuite, ceux qui ont vocation à l’hégémonie, ce sont les Aspalans, non pas les Tangharems. Les Aspalans s’établiront, pour commencer, depuis la Nohr jusque par-delà les montagnes de Welten. Là, m’a-t-on rapporté, se trouvent les régions fertiles, propices à une exploitation agricole. Elles seront le grenier à blé du grand Empire à venir. Ainsi les gens des Terres noires ne dépendront-ils plus de Santem et de son valet, Ygrem, le Nassug.
Estimant en avoir assez dit, Zaref se leva pour signifier au moine la fin de l’entrevue. Il doit encore réfléchir. Aussi fit-il rappeler la femme qu’il vient de congédier, afin qu’elle reprenne la tâche interrompue.