Chapitre 6
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Chapitre 6
Mon premier mois de femme divorcée languit dans sa logistique du quotidien. Les premières journées de grandes vacances s’écoulent au goutte à goutte. Statut quo avec Beethoc. Mon profil est activée mais je reste inactive.
Je suis heureuse de passer du temps avec mes enfants. Le temps de nous installer dans notre nouvelle vie.
Ana prépare avec assiduité son voyage. Elle lit beaucoup de littérature indienne. Visionne tous les films de Satyajit Ray et quelques Bollywood. Dévore en grappe toutes les expositions et les musées qui parlent de l’Inde. La capitale est une mine d’or.
Le départ approche. Je l’accompagne à l’aéroport avec Dune. On dirait que ma filleule part pour un siècle. Ses valises se révèlent immenses et lourdes à porter. Le verdict tombe à l’enregistrement des bagages. Ana a simplement deux fois trop de kilos. Et il est hors de question de payer le surplus. Aucune de nous trois n’a eu le réflexe d’utiliser la balance à la maison.
Dans un hall d’aéroport, tous les effets des voyageurs sont dans des contenants clos. Cela ne dure pas. Ana décide d’agir pour remédier au problème de poids. Spectacle fascinant. Elle ouvre grand ses valises. Fait un tas du tout non-indispensable. Une montagne d’objets hétéroclites se forme. Les badauds s’intéressent.
Je reste avec Dune, en retrait. Peu solidaires de ce qui se passe. C’est la honte tout de même. Ana appelle sa mère au secours. Je regarde bien ailleurs mais il n’y a pas de doute, Ana s’adresse à nous ! J’accours avec Dune. Ana nous enjoint de ramasser ce tas et de le ramener à Capcity-le-Soubresaut. Dune ouvre sa bouche mais Ana la cloue d’un regard sans équivoque. Légèrement stressée et énervée, elle referme ses valises et se dirige vers le comptoir d’enregistrement pour vérifier à nouveau le poids. Le suspense en altitude fait haleter le monde alentours qui suit attentivement la scène.
Hurlements de rage, encore cinq kilos en surplus ! Presque hystérique, Ana se rue sur l’une de ses valises, en arrache à moitié la fermeture, plonge son corps dans le monstre et ressort avec six grosses boîtes de pâté et une dizaine de livres. Elle jette l’ensemble sur le tas qui s’éparpille, perdant jusqu’à sa forme de tas.
Déterminée et forte, elle se rapproche à nouveau de la balance. Plus le verdict approche, plus la foule voit la détermination d’Ana se diluer dans une marche à reculons. Ana pose sans regarder ses valises sur le tapis, le cou dévissé à s’aveugler le tendon. Le silence est maintenant total aux alentours. L’hôtesse manipule son outil informatique. Elle s’excite sur un protocole qui bogue, les joues écarlates. Elle sent la pression due à tous ces regards inquisiteurs. Le hall de l’aéroport n’est plus que frémissement annonciateur du début d’un nouveau monde. Gaia en travail. La naissance d’Hermès dans sa grotte. Ana ferme maintenant les yeux. Ses plis oculaires s’enfoncent dans ses orbites. Des rides de concentration déforment l’humanité de son visage. Les vibrations de ses artères martèlent le suspense extatique de la collectivité qui assiste à la métamorphose d’une jeune fille en monstruosité potentielle. L’hôtesse annonce alors clairement en perdant le contrôle énamouré de sa voix :
– Cette fois-ci, le compte est bon, Mademoiselle !
Applaudissements fracassants de tous les passagers qui ont assisté au spectacle. Le drame se détourne vers un futur enfin possible. Ana quitte ses rictus. Elle reprend forme humaine. A peine les valises sont-elles étiquetées et embarquées sur le tapis roulant qu’Ana nous picore un baiser sur le bout du nez et s’enfuie vers sa porte d’embarquement, nous laissant sans autre forme de procès avec ses restes éparpillés sur le sol.
Sans sac, ni contenant, je forme avec Dune des baluchons avec les fripes abandonnées d’Ana. J’arrache l’énorme lampe frontale qu’un passager tente d’escamoter. C’est moi qui l’ai offerte à Ana. Le pâté a roulé sur plusieurs mètres, un camembert géant a été à moitié écrasé sous les talons des voyageurs. Un carnage. Mais où croit-elle partir ? Dans un désert où il n’y a ni cahier, ni livre, ni nourriture, ni médicament ?
Inquiétudes de Dune quant à la capacité de sa fille à gérer son voyage. Grande étape où la mère laisse son oisillon prendre son envol. Le lâcher-prise maternel de Dune prend à cet instant précis tout son sens.
De mon côté, pas de lâcher prise. Je diffère mon entrée sur la toile de Beethoc. Néanmoins, la clarté du besoin d’un autre est éclatante. Mon doux trépied bouge en moi. Utilité nulle de passer par une étape de célibat comme le conseillent certaines de mes amies. Je suis déjà célibataire dans mon cœur depuis des années.
Je sais ce dont j’ai besoin : partager avec un homme. Mon doux trépied virevolte tout chaud. S’éveiller et vivre, tout court. La machine intime travaille à ciseler les marches de mon désir. Je grimpe en moi. Le travail intérieur perce son enveloppe. Rayons éclatants. Je me sens bien et rayonne.
Ana s’est envolée vers l’Inde. Dune, mordue d’angoisse, est déjà en attente de nouvelles. Ana appelle sa mère pour dire qu’elle est bien arrivée. C’est bien qu’elle communique avec sa mère par téléphone. L’angoisse de Dune diminue. Leur relation s’apaise. La détermination d’Ana sécurise sa mère. Et moi, je ne m’attendais pas à recevoir ça.