Chapitre 18
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Chapitre 18
L’heure du déjeuner sonne. La Grande Rousse est carnivore, comme moi. J’achète au vol dans la rôtisserie du coin deux petits poulets rôtis. Dévorant des yeux le poulet, elle me plante dans la boutique et au pas de course s’en va rançonner deux assiettes à la pizzéria voisine. Je la vois anéantir son morceau de volaille. Un jeune homme enjambe son pas de porte. Esthair le reçoit avec élégance, les doigts maculés de graisse.
Il revient de Thaïlande où il a participé à un championnat de boxe. Le voyage a terni sa chevelure. Il veut se refaire une beauté. Il sort de son sas capitonné, le visage rosé et le cheveu ferme. Regarde en direction de la rue. Son teint passe au violet funéraire. Sa voiture mal garée est en train de se faire embarquer par la fourrière.
Esthair le raisonne pour qu’il ne boxe pas le technicien responsable de l’enlèvement. Discrètement Esthair le pousse vers l’humidificateur dont le parfum nuageux est passé à l’eucalyptus. Histoire qu’il se détende un peu et que ses racines tiennent davantage.
La boutique d’Esthair est une plate-forme rebondissante de la diversité du genre humain.
Dégustation ultime. L’assiette d’os d’Esthair tombe. Elle se penche derrière le comptoir pour la ramasser. Je suis sur le point de mettre les voiles. Pourtant, dernière scène surréaliste.
– Tiens, on dirait une nouvelle cliente. Elle traverse droit l’avenue en courant sans même regarder. Elle est drôlement pressée. On dirait qu’elle fait de grands signes dans ta direction. Tu as peut-être rendez-vous avec elle ?
– Ah non pas elle, c’est une habitante du quartier, une antiquité vivante ! répond Esthair en se cognant la tête de contrariété contre le comptoir. Il y a des jours où je n’ai pas le courage d’affronter certaines personnes. Quand les clients s’épanchent trop, cela me rend morose.
Sans transition aucune, Esthair me lance :
– Je descends au sous-sol, je ne suis plus là, tu te débrouilleras très bien toute seule !
– Quoi ? Mais je ne connais rien à la boutique ! crié-je en entendant Esthair se planquer dans les cartons.
– Ecoute… Cette cliente, au début je l’écoutais volontiers. Je t’avoue maintenant que j’ai du mal à m’en dépatouiller, surtout quand il y a du monde à la boutique. Elle reste plantée jusqu’à ce que je la mette dehors.
- A ce point-là ? Tu es pourtant patiente !
- J’ai d’abord eu son mari comme client, une espèce de pervers narcissique ! Ils sont tous les deux pédiatres, issus de bonnes familles bien traditionnelles comme il faut. La femme, elle a plaqué son cabinet il y a quelques années pour devenir protectrice des animaux. Elle ramasse les chiens et chats perdus ou abandonnés. Ensuite elle les amène au refuge du quartier où il y a aussi les SDF. Je ne sais pas lequel du mari ou de la femme est le plus déglingué ! lance Esthair.
Elle est essoufflée et dans l’urgence de compléter son explication du personnage avant qu’il ne rentre en scène dans la boutique. Sur ces derniers mots à peine audibles, la femme en question pousse la porte de la boutique et sans même dire bonjour, se lance dans une tirade du feu de dieu :
– J’ai trouvé. Je ne veux plus travailler dans l’errance des animaux. J’en ai marre de ma propre thérapie. C’est vrai qu’elle m’a permise de sortir des griffes de mon pervers d’ex-mari. Je sais maintenant ce que je veux faire. Je me lance dans la thérapie par l’hypnose. J’ai déjà commencé à tester sur les animaux recueillis au foyer et ça fonctionne hyper bien, je veux aider les autres par l’hypnose, je veux aider l’humanité. Bisous bisous. Mais au fait elle est où la proprio ? lâche la joggeuse sans préavis avant de sortir en courant de la boutique sans que je n’ai eu le temps de placer un mot.
- Ouah, me dis-je abasourdie. Faut tenir le choc avec tout ça.
Je comprends Esthair.
– Elle est partie, fais-je à moitié en criant, à moitié en murmurant, grouille-toi de remonter, je ne gère pas la caisse, moi !
Esthair s’extirpe des cartons de dessous son comptoir. C’est ce qu’elle appelle son sous-sol.
- Comment fais-tu pour rester zen ? demandé-je à mon amie.
Je suis encore toute palpitante de stress. J’avais surtout la trouille que les clients présents dans leur cabine n’entendent cette scène de cirque. Ou qu’ils ne sortent de leur cabine une fois leurs soins terminés.
– Du calme, je sais qu’elle est partie, répond mon amie en roulant sur le sol avant de se redresser.
- C’est sûr qu’il faut garder son sang-froid ici. Ma boutique c’est un peu comme une halte pour les pèlerins qui ne savent pas toujours où ils vont. Franchement à force de se chercher, cette joggeuse va finir complètement déjantée comme les animaux qu’elle ramasse ! En tout cas, tu m’as sauvée d’un ennui qui aurait pu s’éterniser si j’avais été son interlocutrice.
- J’adore bavarder avec toi au cœur du tourbillon de ta boutique.
- Bienvenue au théâtre de la vie !
J’ai passé un délicieux moment avec Esthair. Je savoure avec émerveillement les micro-ouragans déclenchés par chaque spécimen de clientèle. Curieusement, je ne pourrais pas être cliente chez Esthair. Je connais trop bien ses ficelles pour qu’elles fonctionnent. Je vais faire autrement pour construire mon trépied.
De retour à Capcity-le-Soubresaut, je file retrouver les voisins chez Ogron. Au programme de la soirée, un match de rugby dont sont adeptes Ogron et sa femme. Il nous prévient d’emblée, il faudra obtempérer à la seconde près quand il sonnera le clairon. Je me demande de quoi il parle.