Chapitre 2: Les murailles perçées
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Chapitre 2: Les murailles perçées
Deux heures plus tard…
Arrivée sur ce parking sinistre et uniformément gris, je claque la portière de mon carrosse personnel, dessinant un sourire sur mes lèvres carmin, et avance d’un pas déterminé vers le tourniquet du premier sas d’entrée du bâtiment de haute sécurité dans lequel je travaille depuis plusieurs années. Au moment précis où je fais glisser mon badge magnétique sur le lecteur, je pivote légèrement pour adresser un regard qui se veut confiant à Johana, qui, de l’autre côté du pare-brise, me renvoie un clin d’œil gracieux, avant de faire crisser ses roues sur le gravier et de filer au loin. L’observant un bref instant, je m’efforce de respirer profondément, consciente qu’une longue journée m’attend. Je sais qu’elle peut me réserver de sales surprises, des maux au cœur, des mots de haine, mais viendra l’instant où je retrouverai enfin la petite, déposée plus tôt à la crèche, et Jo, mon ange gardien déguisé en pin-up. En ce 30 juillet donc, et comme chaque matin, elle vient de me déposer devant les hautes grilles du bunker portant les armes de la République et attend de voir le portillon se refermer derrière moi avant de tracer la route et de filer au travail, de l’autre côté de la ville. De mon côté, je me faufile rapidement vers l’entrée métallique et me retourne, une seconde, pour vérifier discrètement mes arrières. Comme chaque fois, je vérifie que personne ne m’observe sur le parking ou depuis le rond-point tout proche, avant de pousser le portique et de pénétrer à l’accueil où le sourire de Mylène, l’agent de sécurité derrière son comptoir gris, m’accompagne, comme toujours.
Puis s’enchaînent une empreinte digitale, le badge qui se faufile, une porte qui s’ouvre dans un bruit métallique de geôle, et enfin une dernière cour à traverser avant de rejoindre le centre d’appels. Personne aux alentours, je m’élance, traverse les derniers mètres qui m’exposent potentiellement aux regards ennemis de l’autre côté des barbelés, puis grimpe à la volée les quelques marches qui me séparent de ma destination finale et pose mon index pour m’identifier une dernière fois. À l’instant précis où je me sens un peu en sécurité derrière la porte blindée qui se referme derrière moi, mon portable vibre à nouveau dans la poche intérieure de ma veste. Au fond de moi, je sais que c’est « l’ombre inconnue ». Avec son sens aiguisé du timing et la maîtrise innée de l’art de la guerre psychologique, elle choisit toujours l’instant le plus propice pour me déstabiliser.
Depuis l’aube, j’avais repoussé le moment de lire ses messages, elle devait le savoir. Je ne pouvais jamais répondre aux missives assassines, cela faisait partie du jeu dont elle dictait les règles, mais elle était peut-être agacée de ne pas, encore, avoir réussi à faire mouche ce matin. Est-ce que, d’ici, elle pouvait voir les réactions sur mon visage ? Était-elle assez proche pour m’observer de près ? Je secoue la tête, me forçant à quitter mes extrapolations et fais défiler sur l’écran la salve de SMS, reçus depuis la nuit, provenant tous de numéros courts dissimulant, comme toujours avec brio, l’identité de l’expéditeur :
00h04 ─ Alors Juliette, tu crois VRAIMENT pouvoir dormir tranquille ?
01h07 ─ Es-tu sûre de bien le connaître, ma douce ? Just Married ou presque MORTE qui sait ?
03h12 ─ Fais ATTENTION à TOI, je me rapproche ! Bouhhh! ^^
05h25 ─ Sainte-Juliette, comme c’est mignon ! Et pourtant, on SAIT, toi et moi, que tu es loin d’en être une ! Hmmm… Tu crois que je vais te laisser tranquille aujourd’hui ? MDR ! Laisse-moi réfléchir…
05h58 ─ Évidemment que NON ! Ne me dis pas que tu y as cru ?!
07h13 ─ Alors, elles te plaisent MES orchidées, mon petit papillon ?
09h02 ─ Très mignon ton petit haut rose ! On dirait un bonbon… Je vais peut-être venir le goûter… QUI SAIT ?
Mon corps se met à frissonner, hors de contrôle. Je jette un bref coup d’œil à gauche, à droite, tends l’oreille aux alentours pour y déceler d’éventuels bruits de pas en approche ; rien à part le silence et le son assourdi des conversations téléphoniques filtrant de la porte en face. Alors, je me laisse glisser le long du mur pour me recroqueviller, juste une minute, comme un répit que je m’accorde, furtivement. À priori, “l’ombre” avait décidé de monter d’un cran dans son entreprise d’intimidation et là, tout de suite, je me sentais plus que jamais épiée, traquée par un fantôme invisible, passe-muraille et particulièrement cruel. Mes « clients », les contrevenants de la route, devront attendre. Ici, dans ce bout de couloir sans âme de l’administration française, il n’y avait personne pour me juger, me regarder avec incompréhension, pitié ou commisération, ou encore pour me débiter des phrases vides de sens. Qui pourrait comprendre que celle qui vient à peine de se marier est déjà au bord de la crise de nerfs, entre les tirs croisés d’un(e) inconnu(e) résolu(e) à la faire craquer nerveusement et son « mari » qui s’échine à lui faire vivre un cauchemar éveillé à la maison ?
Qui pourrait ne serait-ce qu’imaginer la hantise d’être poignardée par une lame glacée ou froidement étranglée dans son sommeil par celui qui lui a passé l’anneau il y a quelques semaines à peine, un après-midi d’avril, entourés de leurs familles et de leurs amis ? À qui se vouer ? En qui avoir confiance ? Parmi tous ces gens qui me sourient, ici ou ailleurs, se cache cette ombre malveillante qui épouse chacun de mes pas, dans un but que j’ignore encore mais dont je devrais venger l’offense, d’une manière ou d’une autre.
Il faut tout de même bien reconnaître que ce taré - homme ou femme – quel que soit son prénom, est très fort et n’arrive que trop bien à faire trembler les fondations de cette vie construite comme un château de cartes. Et si je me trompais et que c’était MOI, la cible ?
Est-ce par jalousie ?
Vis-à-vis de moi ou vis-à-vis de lui ?
Un de mes ex ? Bon là, il y en a un peu, c’est vrai… mais y en a-t-il un qui serait susceptible de vouloir me faire du mal à ce point-là ?
Une rivale dont j’ignorerais jusqu’à l’existence ? Si c’est une femme qui veut récupérer Will, je lui donne de bon cœur et avec un joli nœud autour du cou, en prime !
Ou alors un pervers qui nous prend pour des cobayes sur lesquels aiguiser ses armes ?
Est-ce seulement une seule et même personne ou sont-elles plusieurs ? Mais surtout, pourquoi ?
Ce “stalker” voit tout, anticipe chaque mouvement, semble même s’infiltrer dans mes pensées. Il peut être n’importe qui, n’importe où. Non, pas vraiment n’importe où, puisqu’il sait ce que je porte ce matin. Il m’avait vue ce matin, entre chez moi et ici, sur un laps de temps d’environ deux heures. Je l’ai peut-être croisé sur le parking ou à la crèche. Non, ça ne colle pas, j’aurais reconnu son visage s’il m’était familier… Alors, peut-être se terre-t-il de l’autre côté de la porte face à moi, sur le plateau du centre d’appels, dissimulé derrière son casque et un sourire hypocrite ? L’entrée du bâtiment et la cour intérieure sont visibles depuis les fenêtres, donc c’est possible…
Pfff, je me noie dans un flot d’hypothèses qui ne mènent nulle part. En réalité, je n’ai toujours aucun indice concret sur son identité ; rien de particulièrement reconnaissable dans sa ponctuation, ses smileys ou sa façon de rédiger les messages, juste la certitude, nouvelle, qu’il ou elle m’avait vue ce matin. Je sais qu’il joue avec mes nerfs, qu’il essaie de me pousser à bout ce machiavélique petit Poucet 2.0 qui sème les messages anonymes comme d’autres les petits cailloux. Sa force de frappe est chirurgicale. Il ou elle semble tout savoir de nous, connaît nos moindres faits et gestes et s’amuse à minutieusement disséquer nos vies, jetant de l’huile sur un feu qui nous consume déjà de l’intérieur, réduisant en cendres tout ce qui tenait encore vaguement debout.
D’un autre côté, je n’ai nulle part où m’enfuir sans me mettre en tort face à la justice des hommes, parce que je sais que Will ne me passera aucune faute et me clouera, net, au pilori puisque j’ai l’audace d’oser le quitter. Je suis prise au piège d’un jeu dont je ne connais ni les règles ni les adversaires. Je ne peux faire confiance à personne. Subitement, je réalise que j’ai perdu toute notion du temps, en laissant mon esprit divaguer ainsi, je me redresse, me glisse dans les toilettes pour m’asperger le visage d’eau froide et recomposer la normalité de mes traits. Dans deux jours, j’ai, enfin, rendez-vous avec un avocat pour lancer la procédure de divorce et pour l’heure, je préfère ne pas attirer l’attention. Aussi, quand la lumière crue du miroir sans âme de ce triste décor me renvoie une image que je juge convenable, je prends une grande inspiration que je niche tout au fond de mon plexus, me force à afficher un visage serein et pénètre, presque en apnée, dans la cacophonie dans laquelle j’officie huit heures par jour, cinq jours par semaine, quarante-sept semaines par an.
Il me fallait donner le change à tout prix, essayer de ne pas devenir folle, me concentrer sur autre chose, sourire et, surtout, ne pas me montrer vulnérable.
A suivre : Chapitre 3 : Tâches d'encre et petits rubans