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Chapitre 2 - Sieur Malpoli

Chapitre 2 - Sieur Malpoli

Pubblicato 3 nov 2023 Aggiornato 20 lug 2024 Young Adult
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Chapitre 2 - Sieur Malpoli

— Debout, Conrad ! Il est bientôt neuf heures !

Le garçon poussa un marmonnement qui fut à moitié étouffé par son oreiller. Pourquoi son père le réveillait-il si tôt alors que c’était le premier jour des vacances ? Il n’avait pas prévu de se réveiller avant onze heures du matin.

Ce fut au prix d’un effort exceptionnel qu’il parvint à se redresser sur les coudes. Tandis qu’il lâchait un bâillement sonore, il entendit des pas dans l’escalier. Au moment où la porte de sa chambre s’ouvrait, le rouquin se laissait retomber sur le matelas, étalé de tout son long sur le dos. Il posa une main sur ses yeux, sachant très bien à quoi s’attendre, alors qu’il écoutait le grincement du parquet.

Il entendit le bruit des rideaux coulisser dans le rail pour dévoiler les rayons du soleil. Ensuite, les craquements du sol se rapprochèrent de lui. Puis, ce fut une main affectueuse qui se glissa dans ses mèches en bataille. Conrad entrouvrit les yeux, laissant voir sa fatigue et sa lassitude dans son regard.

— Bonjour mon grand ! le salua Evan avec un sourire doux. Bien dormi ?

— Mmmh…

Le grognement guttural qui lui répondit eut le mérite d’être clair : son fils était loin d’avoir terminé sa nuit. Ses yeux se fermaient seuls et ses cheveux étaient emmêlés, formant une auréole rousse autour de sa tête. Le médecin esquissa un rictus attendri.

— Désolé de te tirer de ton lit, Conrad, s’excusa-t-il en s’asseyant sur le bord de son lit.

Sa main quitta le front du gamin pour venir resserrer le nœud de sa cravate autour de son coup. Il portait sa longue blouse blanche, ce qui ne pouvait signifier qu’une seule chose :

— Je vais au cabinet, j’ai des consultations imprévues, reprit l’adulte, le regard assombri par un voile de culpabilité.

Le jeune garçon se redressa brusquement dans son lit, laissant sa couverture retomber sur ses jambes. La lumière qui brillait dans ses iris bleus ne pouvait pas tromper : il n’était pas content du tout de cette nouvelle.

— Tu avais dit qu’on partirait en vacances dans le sud ! lui rappela-t-il, la mâchoire crispée, sa main serrant ses draps comme pour les déchirer.

— Je le sais, soupira le praticien en passant une main sur ses cheveux lisses.

— Dès que tu acceptes un rendez-vous, tu finis débordé et on ne partira jamais à ce rythme-là !

Conrad baissa les yeux, sentant un mélange de frustration, d’anxiété et d’énervement monter en lui. La pensée de ces vacances paisibles lui avait permis de supporter, bien que difficilement, les dernières semaines de cours. Mais à présent, il sentait de l’angoisse l’envahir. En plus d’avoir soutenu son moral, il lui avait permis de ne pas craindre un harcèlement potentiel pendant les vacances.

Et là, il se retrouvait à la merci de ses plus grands ennemis pour deux longs mois…

— Si tu veux, on pourra aller quelque part en août, proposa Evan d’un ton un peu hésitant. Et puis, c’est mon travail, ajouta-t-il avec un léger sourire. Un médecin doit être disponible pour ses patients. D’ailleurs, tu ne voulais pas être médecin, toi aussi ?

Le rouquin hocha lentement la tête. C’était son rêve, en effet. Il avait toujours admiré son père : il aidait les gens, les soignait et le faisait avec un tel plaisir. Sans compter qu’il avait fait preuve d’une incroyable générosité en le recueillant.

Conrad n’avait qu’un an et demi lorsqu’il avait été adopté. Il n’avait jamais su pourquoi il n’était plus avec ses parents biologiques. Il lui était arrivé de se poser la question, mais il avait rapidement trouvé une explication qui étouffait sa curiosité. Soit ses parents étaient morts, auquel cas il était normal qu’il ait été séparé d’eux, soit ils n’étaient pas aptes à s’occuper de lui. Cette seconde option ne lui aurait pourtant pas donné envie de les retrouver.

Comme dirait Evan : « le Destin fait bien les choses ». C’était suffisant pour lui.

— Tu as raison, papa, admit le garçon en esquissant un timide sourire.

— Bon, je dois y aller, reprit l’adulte en caressant doucement ses cheveux emmêlés. Exceptionnellement, tu peux jouer sur mon PC portable ou regarder la télé.

Le praticien se leva en lui adressant un dernier sourire. Il s’éloigna et referma doucement la porte. Une petite minute plus tard, la porte du hall d’entrée claqua, annonça la sortie de son père adoptif.

Le garçon se laissa retomber sur son oreiller, une main cachant ses yeux de la lumière du jour. Il essaya de se remémorer son rêve étrange de la nuit. Il ne se souvenait que d’un fracas puissant, des cris de rage… Puis, une sensation de chaleur agréable, comme une étreinte délicate, et un doux bruit cristallin faisant barrière au chaos autour de lui. Cette impression de douceur qui l’enveloppait était le souvenir le plus fortement ancré dans sa tête, et il savait qu’il en avait déjà rêvé avant. Mais pendant ce rêve, il ne voyait rien, si ce n’était des éclairs de lumières blanches, et le reste se passait dans l’obscurité la plus totale.

Il fallut encore plusieurs minutes au rouquin pour parvenir à s’extirper de ses draps encore chauds. Il ne pouvait décemment pas rester là toute la journée…

En descendant les marches de l’escalier d’un pas lourd, encore vêtu de son pyjama, Conrad sentit une délicieuse odeur lui monter aux narines. En arrivant dans la salle à manger, il vit une assiette sur la table, à la place qu’il occupait habituellement. Il y vit des croissants frais et une tasse de chocolat chaud fumante. Un léger sourire apparu sur son visage ; Evan pensait vraiment à tout…

Tout en prenant son petit-déjeuner, le garçon essayait de penser à quoi il pourrait passer sa journée. Il n’avait nullement envie de sortir prendre l’air ou même aller au cinéma de la petite ville. Il savait qu’il risquait de croiser Jules et sa bande en train de traîner dans les rues comme un gang de mafieux qui se prenaient pour les rois. Mais il n’y avait presque rien à faire à l’intérieur de la maison. Bien sûr, son père lui avait donné son autorisation pour jouer sur le portable, mais il devait bien admettre qu’il n’était pas doué du tout avec les jeux en ligne. Il était toujours le premier à mourir et le pire, c’est qu’il ne savait même pas comment.

Finalement, par dépit, Conrad se traîna jusqu’au salon, prit une couverture chaude et s’installa sur le canapé. Il attrapa la télécommande sur la table basse et démarra la télé.

Il resta près d’une heure à regarder des dessins animés pour enfants, puis à zapper négligemment pour trouver une chaîne qui diffuserait quelque chose d’intéressant. Mais en dehors des programmes ennuyeux du matin et du bulletin météo, il n’y avait rien. Les émissions qui le captivaient, tel que les documentaires animaliers ou les rediffusions de films, ou encore mieux, la série Dr House n’avaient lieu que dans la soirée ou dans l’après-midi.

Dépité, Conrad éteignit la télévision, avant de décider d’aller se vêtir un peu plus décemment. Il commença à monter les escaliers, mais s’arrêta net, l’air songeur.

Il avait vraiment espéré pouvoir s’évader cet été. Son père lui avait promis des vacances dans le sud du pays, au bord de la mer Méditerranée. Cela lui aurait permis d’éviter ses harceleurs, juste pour quelques semaines. Et l’absence d’événements imprévus dans Ayrith rendait sa vie plutôt morne.

Et si j’allais aider papa ?

Cette idée traversa l’esprit du rouquin comme si c’était une évidence. Il se sentit même idiot de ne pas y avoir pensé plus tôt. Il n’avait rien à faire, il ne voulait pas jouer sur l’ordinateur et en avait marre de regarder la télé. Il pouvait toujours rendre visite à son père et lui prêter main-forte.

Retrouvant une énergie qu’il pensait ne plus avoir, Conrad se leva du canapé d’un seul bon. Il courut vers le hall avant de se laisser glisser sur le sol jusqu’à la petite étagère. Il s’affala par terre, et prit sa paire de baskets. Une minute plus tard, il passait la porte de la maison, enfilant un gilet par-dessus son… pyjama ?

Merde, j’ai oublié de me changer…

Le garçon fit demi-tour et referma derrière lui. Il se débarrassa de ses souliers qu’il envoya voler d’un vigoureux coup de pied dans un coin de la pièce. Il remonta en trombe dans sa chambre, avant de jeter son pyjama sur son lit.

Conrad ouvrit son armoire avec tant de force qu’il crut qu’il allait arracher la porte, et il attrapa les premiers vêtements qui lui tombèrent sous la main. Il enfila une chemise blanche à manches courtes, et un short noir léger. Avec l’été qui commençait, la chaleur était déjà présente depuis la fin du mois de mai. Plus question de porter des vêtements à longues manches ou des pantalons.

Il allait redescendre l’escalier, quand il sentit quelque chose chatouiller sa joue… une mèche de cheveux roux tomba devant ses yeux. Avec un haussement d’épaules nonchalant, il se dit qu’il n’était pas obligé de les peigner et qu’il ferait ça plus tard.

Pour s’arrêter une seconde après, imaginant qu’il allait faire fuir les patients de son père s’il arrivait avec une tête horrible. Il se força donc à faire une escale par la salle de bain, et démêla ses cheveux. Ses yeux bleus se posèrent sur le miroir face à lui, et il s’immobilisa immédiatement. Conrad déposa lentement le peigne sur le rebord du lavabo, sans quitter son reflet du regard. Ses doigts se posèrent avec hésitation sur sa joue, avant de la caresser lentement. Elle était douce, comme une peau de bébé…

Ses blessures de la veille avaient totalement disparu au court de la nuit…
C’était loin d’être la première fois que cela lui arrivait également. Il avait déjà remarqué que ses plaies se refermaient et ne laissaient plus aucune trace. Et cela guérissait si vite qu’il avait bien entendu demandé à son père si une telle chose était seulement possible.

Evan avait simplement souri d’un air amusé, avant de dire que certaines personnes récupéraient beaucoup plus vite que d’autres. Mais son regard étrange et presque mystérieux avait toujours fait douter l’enfant de ses propos.

Conrad ne s’attarda pas plus que cela, et après avoir enfilé ses chaussures, il s’éloigna en direction du cabinet de son père. Ce dernier était sur l’allée des Cèdres, à dix minutes de marche de la maison. C’était un endroit où Conrad adorait être. Il y allait beaucoup pendant les vacances ou les samedis, pour aider son père. En réalité, tout ce qu’il faisait, c’était lui apporter ce qu’il demandait et ranger ce qui traînait après le passage de quelqu’un. Quelques fois, Evan l’avait même laissé rédiger quelques prescriptions, bien qu’il les signait lui-même.

L’air était encore un peu frais dehors et une brise agréable agitait le col de la chemise de Conrad. Il s’éloigna du centre-ville, et décida de prendre la Rue des Fougères, qui faisait le tour du village par l’extérieur. C’était un sentier qu’il aimait beaucoup, en raison des arbres feuillus et des fleurs sauvages qui y poussaient à la belle saison. Leur parfum naturel était comme une caresse délicate par rapport à l’odeur des pots d’échappement des voitures. Le vent secoua sa tignasse et quelques cheveux lui revinrent dans le visage. Récupérant l’élastique qu’il avait au poignet, il décida de les attacher en queue de cheval.

Il ne tarda pas à arriver sur la Rue des Rosiers, où s’alignaient de petites habitations soignées aux jardinets tondus. En tournant à l’angle de la rue, il s’engagea sur l’Allée des Cèdres, une ruelle discrète qui se terminait en cul-de-sac. Le cabinet de son père était un bâtiment en brique, tout ce qu’il y a avait de plus classiques. À côté de la porte, il y avait une plaque en métal brillant.

« Evan Morris

Médecin généraliste »

Le garçon monta sur le petit perron. Au moment où le rouquin posait la main sur la poignée et s’apprêtait à l’abaisser, la porte s’ouvrit à la volée devant lui. Le garçon sursauta brusquement et fit même un bon en arrière, descendant brusquement les deux marches qu’il venait de gravir. En levant ses yeux vers la personne qui venait de surgir, il vit deux iris flamboyants, comme la couleur d’un lac de lave.

Conrad resta immobile plusieurs secondes, admirant cette couleur si particulière. Ce fut seulement après qu’il se résigna à s’en détacher. Face à lui se tenait un homme adulte, qui devait avoir dans le début de la trentaine. Son visage était assez crispé et sérieux, à la limite d’être austère.

Pourtant, l’adolescent vit quelque chose d’autre qui n’était pas normal sur lui.

Ses cheveux étaient courts et quelques mèches rebelles tombaient sur son front. Leur couleur était d’un noir de jais, sauf quelques mèches d’une intense couleur blanche qui se répartissaient ici et là.

Malgré la douce chaleur du début de l’été, il portait une veste noire, un pantalon noir et des chaussures assorties. Pour quelqu’un d’un petit village perdu, il était habillé assez bien. Dans sa main droite, il tenait une canne sur laquelle il s’appuyait.

Puis, se rappelant soudainement qu’il n’était pas très poli de fixer quelqu’un aussi longuement et avec autant d’insistance, Conrad s’écarta pour le laisser passer.

— Bonjour, monsieur, salua-t-il en s’efforçant de rester neutre malgré son apparence atypique.

L’homme le regardait sans détourner le regard, ses iris de feu semblaient transpercer l’enfant. Ensuite, sans rien dire, il s’éloigna dans la rue en boitant, les pans de sa veste suivant le mouvement.

Ça lui aurait arraché la langue de dire bonjour ?

Le rouquin le regarda disparaître au coin de la ruelle, subjugué par une telle froideur et un tel manque de politesse de base. Ce type-là s’était sans doute levé du pied gauche…

— Conrad ? Qu’est-ce que tu fais ici ?

L’intéressé tourna si brutalement la tête qu’il crut entendre ses vertèbres craquer dans sa nuque. Son père était à l’entrée du cabinet, ayant remarqué la porte qui était restée ouverte.

— Euh… je suis venu… bafouilla le garçon en essayant de rassembler ses pensées. Je suis venu pour t’aider…

— Tu as l’air perdu, constata le brun en haussant un sourcil curieux. Est-ce que ça va ?

— Oui oui, assura précipitamment le rouquin en secouant la tête, je suis juste tombé sur un Sieur Malpoli qui sortait d’ici… Il n’a même pas répondu quand je lui ai dit bonjour.

— Ah oui, je vois de qui tu parles, s’esclaffa Evan avec un grand sourire amusé. Viens, entre.

Il s’écarta pour laisser son fils entrer. Ce dernier se glissa dans le bâtiment et prit une longue inspiration. L’odeur clinique et stérile du lieu lui chatouilla agréablement les narines. Beaucoup de gens détestaient les rendez-vous chez le médecin, et l’odeur qu’ils sentaient là-bas ne leur plaisait pas. Mais Conrad l’appréciait, la considérant comme une part de cette profession qu’il admirait.

— Tu as eu beaucoup de rendez-vous ? interrogea le rouquin en avançant dans le couloir, passant à côté de la salle d’attente vide.

— Quatre pour le moment. Un vaccin DTPa-Hib-VHB-IPV, un rhume, un bilan de santé pour une autorisation de sport et celui que tu nommes si bien Sieur Malpoli était là pour une prescription.

— Le vaccin DTPa-machin-bazar, il se fait vers les huit ans, c’est ça ? demanda Conrad.

Son père lui adressa un sourire avant d’ébouriffer affectueusement ses cheveux flamboyants. Ce garçon avait étudié le carnet des vaccinations, et adorait poser des tas de questions sur la médecine en général.

— C’est ça, approuva-t-il avec douceur, et tu te souviens de quelle maladie il protège ?

L’enfant arbora un air songeur, et replaça une mèche derrière son oreille.

— Le « d », c’est pour la diphtérie, marmonna-t-il, les sourcils légèrement froncés sous la concentration. Le « t », je sais que c’est le tétanos… La suite je sais pas trop… Ah si, le « VHB », c’est l’hépatite B, il me semble…

— Le « Pa » est pour la coqueluche, compléta le praticien en lui ouvrant la porte de son bureau. Le « Hib » est pour le haemophilus influenzae type b et le « IPV », c’est la poliomyélite.

— Raah, c’est pas encore ça… grommela Conrad d’un air frustré. Il y a tellement de mots compliqués…

La pièce dans laquelle il se trouvait était très bien éclairée. Un bureau en bois clair était couvert de papiers, et un ordinateur trônait devant le siège du médecin. Face à lui se trouvaient deux fauteuils confortables pour accueillir les patients. Une simple cloison séparait le bureau de la salle d’à-côté. Dans cette dernière se trouvait la table d’examen médical, ainsi que les armoires où Evan rangeait tout son nécessaire de travail.

— Tu as encore beaucoup de rendez-vous ? demanda le rouquin tandis que l’adulte allait s’installer derrière son ordinateur.

— Trois, répondit le praticien en consultant son agenda bien rempli. Mais le prochain n’est que dans une demi-heure. Tu veux m’aider à ranger quelques papiers ?

Conrad hocha la tête avec énergie. Il aimait bien trier les dossiers des patients, ne serait-ce que pour voir de quelles maladies son père s’occupait.

— Conrad, je vais aller faire un peu de tri dans mes placards de médicaments, signala le brun dans la salle d’examen.

— Tu as raison, approuva son fils avec une pointe de moquerie dans la voix. Évite d’empoisonner tes patients avec des médocs qui datent du paléolithique.

— Gna-gna-gna, rétorqua le médecin d’un air faussement agacé. Si tu t’ennuies après les papiers, tu peux classer les dossiers de mon ordinateur.

Le garçon haussa les sourcils d’un air sceptique en considérant le bureau croulant sous les papiers. Il n’était pas près de toucher à la souris avant un bon moment. Il retrouva le dossier du petit garçon qu’Evan avait vacciné le matin même, et comme il s’en doutait, le gamin avait eu huit ans deux semaines plus tôt. Conrad devait également trier la centaine de post-its que le docteur collait partout pour ne pas oublier ceci ou cela, ou simplement pour noter des informations sur ses patients. Dans ce dernier cas, il s’occupait d’incorporer ces infos dans la base de données dans l’ordinateur.

De l’autre côté de la cloison, il entendait le brun marmonner des phrases presque incompréhensibles, et les rares morceaux qu’il comprenait étaient des exclamations sur les dates de ces comprimés périmés.

Alors que le médecin jetait une boîte de comprimés contre les maux de ventre avec un « ce truc est limite plus vieux que moi », son fils commençait à voir le bois du meuble sous les tas de papiers. Evan s’attela à rassembler les boîtes inutilisables pour les jeter ; l’heure tournait et son prochain rendez-vous approchait.

— Il faut vraiment que je fasse du tri plus régulièrement, marmonna l’adulte, bien que sa voix était teintée d’amusement.

Entendant que son père était tout proche de lui, le rouquin releva la tête. Il fut à deux doigts d’éclater de rire, et ne put retenir un ricanement. Avec le gros sac poubelle rempli qu’il avait sur l’épaule, le docteur avait une petite ressemblance avec le Père Noël. Alors qu’il regardait le garçon qui ricanait, l’œil moqueur, Evan haussa simplement les épaules, un sourire amusé aux coins des lèvres.

— Je vais jeter ça et je reviens, soupira-t-il avant de sortir.

— D’accord, à tout de suite, répondit Conrad en essayant de cacher sans grand succès son hilarité.

Toujours souriant après le départ de son père, il continua son tri. Il récupéra ses affaires de bureau éparpillées pour les remettre dans le tiroir où elles étaient censées être. En poussant la chaise pour accéder audit tiroir, il entendit quelque chose tomber sur le sol. C’était un dossier d’un de ses patients.

— Aah, papa, pourquoi tu mets ça sur ta chaise ? soupira le rouquin en secouant la tête. Il récupéra le dossier, et comme à son habitude, il ne put s’empêcher de l’ouvrir pour y jeter un œil.

Mais l’enfant se figea en voyant la photo de cette personne. Des yeux flamboyants, des cheveux noirs parsemés de mèches blanches… il avait entre les mains le document sur Sieur Malpoli.

Sa curiosité était bien plus puissante pour cet homme-là que pour tous les autres qu’il avait vus avant. En temps normal, il regardait seulement la tête des patients, et les maladies qu’ils avaient. Mais là, il avait une envie dévorante de TOUT savoir !

Ainsi, Sieur Malpoli s’appelait en réalité Zack Alexander Holmes. C’était un homme de nationalité franco-anglaise. Il était né le…

— Conrad, le prochain rendez-vous est dans moins de trois minutes !

Le rouquin sursauta à l’entrée fracassante de son père, et en lâcha le dossier par terre. En se redressant, il se cogna au-dessous du bureau dans un toc déplaisant.

— Aïe aïe aïe… marmonna-t-il en portant une main à son crâne douloureux.

— Mais… qu’est-ce que tu fais par terre ?

Le garçon se redressa sur les genoux, et s’appuya d’une main sur le meuble pour s’aider. Une main toujours sur la tête, il ne cacha pas sa grimace, et pour répondre à la question du médecin, il lâcha un stylo bille sur le bureau.

— Il était tombé par terre, grommela-t-il en fusillant du regard l’objet comme si ce dernier l’avait personnellement insulté.

— Ah.

Le brun le regarda quelques secondes encore, avant de retourner dans la salle d’examen.

— Je termine de ranger ici, déclara-t-il. Dès que tu entends que madame Girard entre, amène-là ici.

— Ok, répondit Conrad avant de plisser les yeux d’un air légèrement suspicieux. Attends, c’est pas déjà la cinquième fois depuis début juin ?

Evan passa la tête de l’autre côté de la cloison avec un sourire à la fois amusé et fatigué.

— Non, c’est la septième, corrigea-t-il avant de retourner à son travail.

Le rouquin secoua la tête avec désespoir avant de s’accroupir pour ramasser le dossier de Sieur Holmes le Malpoli. Ce dernier, en tombant, s’était ouvert sur une page où il était marqué « Rendez-vous médicaux ».

C’était là qu’étaient marqués les anciens rendez-vous qu’il avait déjà pris. Et la face complète de feuille A4 était couverte de dates. Pourtant, elle était remplie avec l’écriture du médecin, qui écrivait toujours très petit, au point que ses pattes de mouche étaient parfois illisibles. En tournant la page, Conrad constata avec surprise qu’elle était aussi noircie au la précédente. Et la face d’à-côté l’était également. Les quatre suivantes aussi. Et la dernière était complétée à moitié avec le dernier rendez-vous en date : le 30 juin 2015 pour une prescription d’antidouleur. Une boîte de 30 comprimés d’ibuprofène. Mais seulement une semaine plus tôt, il avait demandé la même prescription…

La porte d’entrée du cabinet claqua, le tirant de sa contemplation. Il referma rapidement le dossier, le posa précipitamment à l’endroit où il l’avait trouvé, donc sur la chaise de son père, avant de partir chercher la patiente suivante.

Cette fois, il ne fit pas attention aux habituels gémissements de douleur de madame Girard. Cette femme était ce que son père appelait une hypocondriaque, et qui pensait être gravement malade tous les trois jours. Et cette fois, elle était sans doute atteinte d’un grave cancer, car elle avait une petite douleur au ventre.

Avec la lassitude qu’il avait habituellement face à elle, Evan lui demanda ce qu’elle avait mangé. Ensuite, il lui annonça qu’elle n’allait pas mourir — il était impossible de savoir si cette perspective la rassurait ou la désespérait — et qu’elle faisait simplement une indigestion.

La patiente le regarda comme si une seconde tête lui avait poussé, et le médecin poussa un discret soupir. La tête appuyée sur sa main, l’autre jouant avec un crayon, il lui expliqua que les agrumes, comme le jus de citron qu’elle avait bu et les yaourts comme celui qu’elle avait mangé plus tôt ne facilitait pas la digestion à cause de l’interaction entre l’acide citrique et les protéines du lait.

Elle repartit donc avec une simple prescription d’antidouleurs. Les deux derniers patients virent respectivement pour une douleur au genou et un autre vaccin. Et malgré le fait que ce genre de cas intéressait vraiment Conrad, son esprit était ailleurs. Il regardait son père manipuler la jambe de la jeune fille sans le voir.

Sans savoir ce qui n’allait pas, il savait juste que quelque chose le perturbait…

Sur le trajet du retour en direction de la maison, son père lui proposa qu’ils commandent des pizzas, car ni l’un ni l’autre ne se sentait l’envie de cuisiner. Perdu dans ses pensées, le rouquin se rendit compte de justesse qu’il s’apprêtait à accepter de manger de la pizza aux anchois, ce qu’il vomissait par-dessus tout.

— Tu as l’air un peu dans la lune, commenta Evan en amenant les cartons que le livreur venait d’apporter sur la table de la cuisine. Quelque chose te tracasse ?

Le garçon prit un morceau de pizza margherita, et le fixa quelques secondes avant de répondre.

— Je sais pas, j’ai une drôle d’impression depuis tout à l’heure… marmonna-t-il d’un air absent.

— Quel genre d’impression ? demanda le brun en lui servant un verre d’eau.

L’enfant resta silencieux, avant de se décider à commencer à manger. Il s’était senti mal à l’aise deux fois dans la journée…

La première avait été très brève, et elle était survenue lorsqu’il était tombé sur Holmes. Rien de bien étrange : ce type l’avait regarder avec tant de condescendance et de supériorité dans le regard que s’en était malaisant. Et la seconde était apparue pendant qu’il triait les papiers de son père. Sans comprendre pourquoi, le dossier de Sieur Malpoli l’avait perturbé.

— Papa, le quatrième patient que tu as eu, qu’est-ce qu’il avait, déjà ?

— Lui ?

L’adulte sembla réfléchir, comme s’il essayait de se rappeler de qui il parlait, avant de répondre.

— Ah oui : il est venu parce qu’il avait besoin d’une prescription, déclara-t-il avant de mordre dans sa part de pizza.

— Et c’était grave, sa douleur ?

Evan cessa de mastiquer, et leva la tête vers Conrad. Dans ses yeux marron, ce dernier vit nettement qu’il essayait de comprendre le sens de toutes ses questions. Néanmoins, il s’appliqua à rester tranquille et serein.

— Comment ça ? articula-t-il lentement. Il m’a dit que c’était juste pour une prescription, il ne m’a rien dit de plus.

— C’est de plus en plus bizarre, souffla le rouquin plus pour lui-même que pour son père avant de prendre un autre morceau dans son assiette.

Cette fois, ce fut au tour du médecin de rester muet. Il resta sans bouger, et ne réagit même pas lorsqu’un morceau d’anchois glissa de sa pizza pour tomber dans son assiette. Le plus jeune fit comme s’il n’avait rien remarqué et poursuivit son repas.

— De quoi tu parles ? interrogea le brun en plissant imperceptiblement les yeux.

— J’ai vu qu’il avait demandé une prescription d’antalgiques aujourd’hui, reprit Conrad sans le lâcher du regard. Et une semaine plus tôt aussi. Il a vraiment pris 30 comprimés en moins d’une semaine ?

— Oui… marmonna lentement Evan. Et quelle est ton hypothèse ?

— Il marche avec une canne et il prend des médocs en quantité exagérée. Ça peut être beaucoup de choses…

— Exactement ! s’exclama Evan en se levant de sa chaise. Bon.

Le garçon se retint de grimacer en entendant ce dernier mot. Un « bon » sans aucune intonation particulière était synonyme de « fin de la discussion ». Même si en cet instant, son fils le percevait comme un « quelque-chose-me-dérange-mais-je-ne-veux-pas-te-le-dire ».

— Je vais allumer la télé, tu viens ? proposa le médecin.

— Ouais, j’arrive dans deux minutes…

Autant il aurait pu se dire, deux jours plus tôt, qu’il se faisait des idées, mais maintenant il en était certain.

Son père lui cachait quelque chose.

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