

Libres Anne et Philémon
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Libres Anne et Philémon
COURTRAI, le 15 mai 1488
Mon très précieux ami,
Ma main tremblait d'impatience en fouillant le manuscrit que votre valet me tendit hier. Lorsque, enfin, je saisis les missives tant espérées, mon cœur s'embrasa comme un soleil d'été, quand sonne Sexte, à Venise.
Je fus si inquiète pour vous cet hiver ! Savez-vous, très cher, que la neige n'a voulu faire ici sa révérence qu'au mois de mars... L'attente fut longue. Je scrutais, dès le réveil, à travers les fenêtres du béguinage, les caprices de notre voûte céleste. Quatre longs mois qu'elle ne cessait de pleurer des larmes opalescentes, tout aussi semblables en proportion, à la mesure de mes lamentations intérieures, de vous savoir en si piètre conjoncture. Oui ! J'ai su votre infortune par le frère Benoît qui fut envoyé, en décembre, par l'abbé Alphonse pour une traduction urgente, en langue vernaculaire, de La Géographie de Ptolémée. C'est une mission dont j'ai eu l'honneur de m'acquitter, tous les soirs, sous la bougie, avec la candeur d'un nouveau-né. Il paraîtrait qu'un premier exemplaire a été imprimé, grâce à l'insolite invention de votre ami Gutenberg. Bientôt peut-être ces machines soulageront nos doigts tachés d'encre et nos yeux fatigués. Ils donneront, j'en prie notre Dieu, l'accès à la lecture pour toutes les femmes ! Au béguinage, les commandes de traduction affluent. J'ai dû former deux béguines encore à l'art patient de l'enluminure. Monsieur Gutenberg ne nous a pas encore rendues inutiles. L'optimisme pressent un passionnant avenir pour notre humanité. Je sens que nous assistons à une renaissance intellectuelle absolument fantastique Philémon ! Mais je m'égare ! Ce labeur patient m'a permis de supporter votre longue absence jusqu'au printemps. Quelle déception qu'elle s'étire encore...
J'accourus, hier, à l'annonce de la venue de Jean , votre valet. Je le trouvai sans son maître. Je pensai d'abord que vous n'étiez point remis de votre vilaine blessure mais, à sa terrible réponse, je laissai tomber, dans les simples du jardin, les tissages garance que vous aviez commandés. Partir avec votre épouse, soutenir vos cousins, dans cette folle guerre en Bretagne, alors que vous êtes encore affaibli ! Je manquai m'évanouir sur notre banc de pierres. Ma bonne Marie apporta les sels mais rien ne put atténuer ma peine de vous savoir dans si périlleuse situation.
Jeanne, mon apprentie a reçu de tristes nouvelles de sa Bretagne natale. La rumeur circule d'une défaite prochaine de François II. Je crains pour votre sécurité chez votre respecté Louis II d'Orléans. Alors que je sens, partout autour de notre communauté, graviter idées neuves et soif de savoirs, des hommes se déchirent encore ! Je me risque parfois à rêver que l'invention de l'horloge portative sonnera un jour le glas de toutes ces luttes inutiles ! Pourquoi cette soif inassouvie de nos rois à goûter toujours plus d'emprise ? Charles VIII et maintenant Maximilien d'Autriche dans votre comté de Flandres, me donnent raison. Philémon, notre amour platonique est un ravissement quotidien pour mon âme, en paix d'être la sœur d'un homme aussi parfait que vous. Mon cœur vous aime comme une partie de lui-même, vous savoir vivant suffit à colorer mon sang et éveiller la curiosité de mon esprit sur les choses nouvelles. Vous ne serez jamais mon roi mais le compagnon libre avec qui je partage plus que je ne pourrais jamais partagé avec quiconque. Je ne règnerai jamais sur vous car je ne chercherai jamais rien d'autre en vous qu'une élévation perpétuelle de vous-même. Je me plais, à chacune de nos rencontres à cueillir vos renaissances, comme Joséphine ôte les pétales fanés de nos géraniums pour permettre aux nouvelles d'éclore. Que vous soyez maître d'une autre n'éveille que soulagement et point de jalousie.
Je me plaisais souvent à vous imaginer, durant les hivers, sous votre cape de wadmal, les mains gantées, échangeant, draperies et lainages, sur le marché d'Anvers, impartial et ferme, contre quelques florins. Je poussais le délice de vous figurer, trépigner d'impatience de retourner à Paris, Mayence, Milan et Venise, pour les beaux jours, ramenant de nouveaux objets et des fraîches idées à me transmettre, sous notre tilleul.
Cet hiver et ce printemps 1488 ont brouillé mes repères.
Si je ne puis vivre en votre quotidienne compagnie, je ne puis davantage souffrir une absence où je vous sais en dangereux contexte.
Je retarde la lecture de vos feuillets de crainte qu'ils ne révèlent la perte de cette humeur épicurienne qui vous sied si bien.
Enfin, par ce dernier aveu, je compte convoiter votre curiosité: je vous écris sans peine, depuis, qu'on m'a fait parvenir, sous le manteau, une lentille concave...
Votre bien dévouée, fidèle, constante et libre Anne.
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RENNES, le 15 avril 1488,
Ma bien-aimée, sûre et insoumise Anne,
Jean, mon serviteur, me quitte, chargé de directives et des pages d'un quotidien qui fut bien pâle sans votre acuité, vos émerveillements et vos fulgurances d'idées sur les Hommes et la Nature.
Nous fuyons cette nuit pour Milan. Jean a ordre de ne rien vous divulguer. Brûlez cette lettre, je vous en conjure. Là-bas, mon ami Ludovic Marie Sforza, nous attend. Sa cour bénéficie d'une période sereine de paix qui est propice à une effervescence artistique et intellectuelle. Vous souvenez-vous de cet être inaccoutumé dont je vous avais narré les idées géniales ? Léonard vit encore chez son mécène et j'ai hâte de découvrir ses nouvelles inventions. Une d'elle aurait, semble-t-il, engendré une heureuse révolution dans l'art du tissage. Cela pourrait constituer un progrès à venir pour vos précieux ouvrages. Que notre éloignement puisse contribuer au mieux-être de votre honorable communauté me console un peu, chaque jour. Je formule déjà mille projets d'achats de manuscrits qui contenteront votre intellectuelle avidité.
Savez-vous que je suis un bien piètre acrobate avec ma descendance ? Mes fils ont beaucoup ri d'une ridicule chute faite cet automne en récoltant des pommes.
Lorsque j'observe mes enfants grandir, je me plais à penser vos quotidiennes renaissances, vous qui posez un regard neuf sur toutes choses.
Vous êtes, ma mie, non seulement le plus fidèle reflet de notre époustouflante époque mais aussi la sœur éternelle de mon âme toujours en mouvement.
Je vous souhaite une agréable lecture de mes cent feuillets, priant le seigneur qu'il permette à vos yeux las de poursuivre le voyage. Je navigue pour ma part, dans votre sourire, éternellement renouvelé par les beautés de ce monde et je flotte dans l'expectation de vos futurs récits. L'expédition sera longue jusqu'au retour de Jean...
J'ai dessiné pour vous, comme vous me l'aviez demandé, une caravelle portugaise.
Je me plais à imaginer, l'humeur enthousiaste qui illuminera vos iris émeraude et irradiera votre port sublime et robuste, à la vue du vaisseau que vous n'auriez pas manqué d'emprunter la première si vous aviez été un homme. Mais vous êtes une femme, j'en suis fort aise, la femme de toute ma vie, jusqu'à mon dernier souffle.
J'expirerai, ce soir, mon dernier air conscient pour vous, Anne, à qui je souhaite un resplendissant été.
Votre empressé, loyal, éternel et libre Philémon

