Comme une feuille morte sur le fleuve Congo
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Comme une feuille morte sur le fleuve Congo
J'ai écrit cette nouvelle en rentrant d'une mission d'audit de 3 mois au Congo Kinshasa (RDC). J'avais été fasciné par la capacité de survie de ce peuple pourtant si démuni mais à l'intelligence brillante.
Comme chaque jour à Kinshasa, les embouteillages dans l’avenue du 30 juin étaient indescriptibles. Rien à voir avec les embouteillages parisiens où les automobilistes prennent leur mal en patience d’une manière relativement disciplinée. Ici, dans cette gigantesque mégapole de 8 millions d’habitants, quantité de carcasses roulantes, toutes plus déglinguées les unes que les autres, envahissent les trottoirs en terre, se poussent les unes les autres de façon anarchique, accélèrent en dégageant d’épais nuages de fumée noire mêlée à la poussière. Des minibus cabossés, à base de petits fourgons tôlés dont on avait découpé les côtés pour y adapter des vitres de toutes formes provenant de carcasses de voiture, tentaient de se frayer un chemin. La plupart de ces véhicules n’avait ni phares, ni feux arrière et roulait tant bien que mal, débordant de passagers, en essayant d’éviter les nids de poule. A l’inverse, on pouvait voir aussi de splendides « Hummer » ou « Cayenne » comme dans tous ces pays d’Afrique où, hélas, la pire des misères côtoie une richesse insolente.
Gérard pestait à l’arrière de la voiture. Son chauffeur, en revanche, ne s’énervait pas. Il était payé pour ça - un bien maigre salaire mensuel qui devait avoisiner le huitième du tarif journalier de Gérard. Il savait, d’après son expérience, qu’il fallait bien une dizaine de minutes pour seulement traverser cette immense artère, cette espèce de fleuve mécanique, et amener son passager de l’autre côté, chez KinCom, le client de Gérard. Une multinationale de télécommunications pour laquelle son employeur GMPK l’avait envoyé comme Commissaire aux comptes. Gérard pestait car il avait rendez-vous à 15h avec le Directeur Financier et il était là, à 14h55, bloqué, enfermé, au milieu d’une mer de tôles, de roues, de milliers de piétons miséreux suffoquant de chaleur, respirant une poussière sableuse mêlée de gaz d’échappement, et proposant derrière les vitres : cartes de Kinshasa, eau en bouteille, fausses montres « Rolex », téléphones portables chinois et autres gadgets. La chaleur avait atteint son point culminant malgré un ciel perpétuellement gris. En effet, depuis un mois qu’il auditait les comptes de KinCom, Gérard n’avait pas encore vu de ciel bleu ni de véritable rayon de soleil. Parfois, le soir, lorsqu’il allait dîner au restaurant « La Piscine », une ancienne piscine désaffectée rachetée par un ancien immigrant et transformée en un vaste espace parsemé d’une multitude de tables, il pouvait apercevoir la lune dont la couleur ambrée trahissait l’épaisseur de la couche de pollution.
La Mercédès bondit soudain. Un trou dans le flot de circulation venait de se présenter et le chauffeur avait aussitôt enfoncé l’accélérateur pour profiter de cette occasion inespérée. Le 4X4 se fraya un passage en deux ou trois coups de volant. A l’instant où le chauffeur jetait un coup d’œil sur sa droite pour éviter un minibus brinqueballant voulant forcer le passage, il ne vit pas une jeune fille portant un grand panier de pains sur la tête se précipiter devant le véhicule pour traverser. Le choc fut inévitable. Gérard exprima involontairement un « Merde, c’est pas vrai !» sans mesurer, compte tenu de la vitesse encore réduite, la possible gravité de l’impact. En fait, le coup d’accélérateur avait été si brutal que la jeune fille avait été projetée et était retombée à terre, le contenu de son panier répandu sur la chaussée. Aussitôt une foule en colère se précipita sur la voiture, tapant sur les vitres et la tôle, hurlant des injures en Lingala et Swahili. Des gamins se précipitaient pour ramasser les petits pains traditionnels répandus sur le sol. Le chauffeur, tout d’abord en colère, se calma. Il ouvrit la portière et descendit de la Mercédès puis se pencha devant les roues avant. La jeune fille ne bougeait pas. Son corps était étendu en partie sur le dos, les bras écartés et les jambes à demi pliées. Une vilaine blessure ensanglantée à sa jambe gauche tachait sa tunique bleue, causée certainement par le pare-buffle aux arrêtes un peu trop saillantes. Non loin de là, un policier faisait la circulation au carrefour suivant, juché sur un piédestal, un simple gros cube de béton d’où partaient de chaque angle des tubes métalliques rouillés se rejoignant au sommet sur quatre placards publicitaires « Don de KinCom ». Il descendit de sa position et s’approcha du lieu de l’accident. Gérard, sentant croître l’agressivité de la foule dans sa direction, décida également de sortir du véhicule et de s’intéresser à l’accident. Il vit alors la jeune fille étendue, semblant sans vie. Il ravala sa colère et sentit un mélange de peur et de compassion l’envahir. Alors que le policier commençait à relever le corps inanimé, Gérard cria « Attention ! Ne la bougez pas ! Il ne faut pas changer sa position ». Le policier lui jeta un regard mauvais. « Je suis médecin, mentit Gérard. Laissez, je m’en occupe ». Il demanda l’aide de quelques personnes afin de transporter la jeune fille sur la banquette arrière en prenant soin de conserver sa position à demi pliée. Puis il intima l’ordre au chauffeur de foncer vers l’hôpital général de Kinshasa. Aussitôt, le chauffeur enclencha les warnings, mit plein phares et s’extirpa de l’embouteillage à grands coups de klaxon. Il ne fallut pas plus de sept minutes pour atteindre l’entrée du service des urgences. Pendant le trajet - il devait être 15h20 - le téléphone mobile de Gérard avait sonné. C’était le Directeur Financier de KinCom qui s’inquiétait de ne pas l’avoir vu au rendez-vous au siège comme prévu. Gérard avait répondu, d’abord hésitant, puis ajoutant volontairement à sa voix une intonation dramatique, expliquant qu’il était en route pour l’hôpital, qu’il s’agissait d’un accident, que cela semblait grave, etc.
Gérard bondit hors du véhicule, pénétra dans le hall d’accueil en bousculant quelques personnes et quémanda une assistance pour transporter la jeune fille blessée. Après une description en quelques mots de la situation, deux infirmiers le suivirent avec une civière jusqu’à la voiture. Gérard leur enjoignit de prendre des précautions pour extraire de la voiture le corps de la jeune fille. Puis il accompagna la civière, s’assurant encore de la délicatesse des gestes du personnel tout au long du transport. Un des deux infirmiers nettoya le visage de la blessée avec une solution d’eau coupée d’alcool. Ainsi, pour la première fois, Gérard put découvrir totalement son visage. En effet, tout au long du trajet, en se retournant de temps en temps pour vérifier l’état de la jeune fille, il l’avait à peine deviné tant il était couvert de poussière blanche. Ses yeux étaient clos mais, jetant un regard interrogatif à l’infirmier, celui-ci le rassura. Son visage portait quelques égratignures mais conservait toute sa beauté. Elle devait être jeune : dix-sept ou dix-huit ans. Ses cheveux noirs tout emmêlés de poussière étaient défaits, bouclés mais lisses, ce qui fit penser Gérard qu’elle ne devait pas être d’origine congolaise mais plutôt de l’est de l’Afrique. D’ailleurs sa peau n’était pas très foncée. Ses sourcils, en revanche étaient très noirs. On aurait dit que les commissures de ses lèvres semblaient sourire. Alors que le médecin des urgences approchait dans le couloir, Gérard prit la main gauche de la jeune fille dans sa main et la serra comme pour tenter de la faire revenir à la conscience. Il était inquiet. Il aurait voulu qu’elle se réveillât avant d’être emmenée il ne savait où. Puis, à l’appel de la personne chargée d’inscrire les arrivées, il lâcha sa main, s’approcha du comptoir, et dit qu’il ne connaissait pas le nom de cette jeune fille, mais qu’il était dans la voiture au moment du choc. Gérard se retourna. La jeune fille venait d’ouvrir les paupières et regardait autour d’elle d’un air angoissé, en prononçant des paroles incompréhensibles.
— Enfin vous voilà réveillée, dit Gérard. Comment vous sentez-vous ?
— Ho, ma tête ! Où suis-je ? J’ai mal… répondit-elle avec une sorte de râle.
— Ne vous inquiétez pas, vous êtes à l’hôpital. On va s’occuper de vous. Comment vous appelez-vous ?
C’était sans doute la première fois qu’on la vouvoyait. Avec effort elle réussit à épeler son nom : Yamina Mboda. Gérard reprit la main de la jeune fille pour la rassurer puis tout s’organisa très vite. Sur les instructions du médecin, les infirmiers emmenèrent la civière vers une double porte battante dans le fond du couloir. Il eut juste le temps de crier « je reviendrai vous voir, ne vous en faites pas ». Puis il retrouva son chauffeur qui était resté au seuil de la porte d’entrée et, après avoir rejoint leur voiture, tous deux reprirent la route du centre en direction de KinCom.
Gérard gravit quatre à quatre la volée de marches desservant l’immeuble de KinCom. Après s’être confondu en excuses auprès de son client et lui avoir conté l’accident (celui-ci d’ailleurs ne comprenait pas son attitude si prévenante pour une « simple fille de la rue »), Gérard s’était mis au travail et avait épluché une partie des comptes de charges. Malgré ses efforts pour se concentrer sur sa tâche, son attention restait fixée sur cet accident et, surtout, sur l’image de la civière tirée par les deux infirmiers et précédée du médecin des urgences, s’enfonçant vers le fond du couloir et disparaissant derrière la double porte battante.
Vers 18h, il appela l’hôpital pour prendre des nouvelles de Yamina. Après quantité de renvois téléphoniques dans divers services, étages et secrétariats, il finit par obtenir le médecin des urgences. Celui-ci le rassura quant à l’état de la jeune Yamina. Elle avait effectivement une vilaine blessure à la jambe, mais pas de fracture. Quant au choc qu’avait subi sa tête sur le sol, cela l’avait seulement assommée mais sans provoquer de lésions. Elle devrait rester quelques jours à l’hôpital, tout au plus. Gérard se promit alors de passer la voir le lendemain matin.
Le soir, de retour à l’hôtel Memling où il résidait, Gérard appela sa compagne Chloé comme il le faisait chaque jour. A trente-neuf ans, après plusieurs années de concubinage, il avait enfin décidé de se « pacser » avec elle et, deux jours avant son départ pour le Congo, tous deux avaient fêté leur union officielle avec quelques amis. Gérard lui conta l’accident, le retard, les embouteillages, l’attitude du Directeur Financier de KinCom, et aussi son désir de terminer rapidement sa mission et de la retrouver. Toutefois sa voix n’était pas aussi assurée que d’habitude et sa compagne s’en aperçut.
— Tu as l’air bizarre. Quelque chose qui ne va pas ?
— Non, non. Tout va très bien. C’est seulement la fatigue ou… cet accident stupide… qui m’a un peu bouleversé.
— Est-ce que tu prends bien ton médicament anti-paludéen ? C’est important.
— Oui. Oui. Ne t’inquiète pas. C’est peut-être ça qui me fatigue d’ailleurs. Je suis tellement peu habitué à ingurgiter des médicaments. Allez ! Je t’embrasse.
— Tu m’aimes ?
— Ben, évidemment. Quelle question !
— Oui mais tu ne me le dis jamais. Je dois toujours te le demander…
— Mais si, je t’aime. Là. Bon, maintenant je te laisse, j’ai encore mon rapport quotidien à faire et je suis crevé. Bisous.
Depuis ce jour, chaque matin, Gérard passait à l’hôpital pour voir Yamina. Il lui parlait de sa mission, de la France, de Paris, de la campagne française tellement différente de cette campagne africaine. Il lui trouvait une certaine grâce dans sa façon de tourner la tête vers lui, malgré le bandage qui enveloppait le haut de sa tête. Son sourire lui faisait du bien et il admirait le tracé de ses yeux. Tout d’abord méfiante de cet intérêt soudain, Yamina avait commencé à lui raconter quelques bribes de son histoire. Une histoire peu banale. Puis, peu à peu, elle s’était enhardie et lui avait appris qu’elle était une princesse d’une très ancienne tribu Nubienne au nord du Soudan dont tous les membres avaient été massacrés par des miliciens à la solde du dictateur local. Elle avait survécu, cachée pendant plusieurs jours dans un poulailler miraculeusement épargné par les assassins. Ensuite, elle avait parcouru des centaines de kilomètres à pied, traversé le désert de Nubie parfois à dos d’âne, parfois dans un minibus, traversé le Congo jusqu’à Kinshasa où elle avait pensé trouver un moyen de subsistance. Gérard l’écoutait, fasciné par sa culture africaine lorsqu’elle lui racontait en détail l’histoire du peuple nubien, du fameux royaume de Koush à la longévité remontant à l’empire égyptien, et puis aussi l’exode de centaines de milliers d’individus à la suite de l’engloutissement de leurs terres par les eaux du lac Nasser. Il était en admiration devant le sourire qu’elle montrait malgré la douleur des situations qu’elle lui racontait. Il y avait en elle quelque chose de chaleureux, de lumineux aussi dans son regard. Chaque jour, Yamina lui décrivait avec plus de détails l’histoire de son peuple : les royaumes de Kerma, de Napata, de Méroé.
Au bout de cinq jours d’hôpital, Yamina fut autorisée à sortir. On était samedi. Il était 9h du matin et Gérard, comme chaque jour, était là. Mais cette fois, sachant qu’elle devait sortir, il s’était installé dans la petite salle d’attente de l’hôpital. Lorsqu’il la vit arriver, debout dans sa tunique bleue, s’appuyant sur une béquille, il la trouva belle. Son sourire était lumineux et plein d’affection. Il se leva et s’approcha d’elle :
— Où va-t-on Mademoiselle la Princesse ?
— Oh ! Ne vous moquez pas ! C’est gentil d’être venu me chercher, mais… Laissez-moi près de la tour Gécamines. C’est là que j’ai quelques amis et que je vends mes pains. Il faut que je travaille, maintenant.
— Mais il faut vous reposer. C’est ce qu’a dit le médecin. Je peux vous donner de l’argent…
— Non, merci ! Je ne veux pas vivre de mendicité et…
— Il ne s’agit pas de mendicité, Yamina ! je veux juste vous aider, c’est tout.
— Mais cela ne m’aide pas. Il n’y a pas d’échange et je ne voudrais pas...
— Je comprends. Ne vous méprenez pas sur mes intentions, Yamina. Réfléchissons. Comment puis-je vous aider ? Il doit bien y avoir une solution.
Gérard avait pris la main de Yamina pour l’accompagner jusqu’à sa voiture. Il avait le regard baissé vers le sol quand soudain il s’exclama :
— J’ai trouvé ! Vous serez mon guide et vous allez me faire visiter le pays. J’ai loué un 4x4 pour le weekend. Comme ça je peux vous donner de l’argent en échange.
Tous deux montèrent dans la voiture et Gérard démarra. Yamina avait proposé de rejoindre le fleuve où l’on trouvait encore quelques endroits assez agréables, malgré l’abandon généralisé de cette ville qui, pourtant, avait dû être belle à l’époque de sa construction. Gérard se dirigea vers le Grand Hôtel perché sur sa colline puis redescendit vers l’avenue des Nations Unies qui longe le fleuve, bravant nids de poule, embouteillages et les centaines de petits vendeurs à la sauvette.
En passant devant le Palais de la Nation, il fut arrêté sans raison par deux policiers. Ceux-ci faisaient manifestement du zèle, tournant autour du véhicule, inspectant chaque feu, épluchant son passeport, son permis de conduire et les papiers du véhicule de location. Heureusement, Gérard avait été mis au courant par ses collègues. Cela n’avait rien d’extraordinaire et n’était qu’un des aspects de la corruption qui régnait dans ce pays. Les Européens, en particulier, étaient la cible privilégiée des policiers. Ainsi, lorsque Gérard extirpa lentement de son portefeuille un billet de 50 dollars, les deux hommes se firent soudainement très courtois et changèrent totalement d’attitude, donnant mille renseignements sur les accès au bord du fleuve, les rues à éviter, etc. Gérard leur donna le billet, les remercia, et repartit.
Après quelques centaines de mètres, Yamina fit signe à Gérard de s’arrêter. La rue s’élargissait en une sorte de belvédère délimité par un parapet de grosses pierres sèches recouvertes d’agaves. De cet endroit, on pouvait voir au loin Brazzaville, de l’autre côté du fleuve immensément large à cet endroit. Gérard et Yamina s’étaient assis sur une longue pierre plate, juste au-dessous du parapet où un grand palmier projetait une ombre accueillante. Ils regardaient les barques glisser sur les eaux boueuses du fleuve en contrebas. Leur discussion tournait autour de la grande pauvreté du peuple congolais qui avait frappé Gérard à son arrivée, d’autant que le pays regorgeait de richesses minières exploitées par des multinationales. Soudain, Gérard osa poser une question.
— On peut se tutoyer ?
— Oui, bien sûr.
— Tu sais, comment te dire… Avec tout ce que tu m’as raconté, tu me fais penser à une liane, une grande feuille de bananier qui plie au gré du vent chaud, une grande feuille verte et vivante. C’est ça, vivante et…
— Ne croyez pas cela Gérard…
— Hé ! Tu peux me tutoyer, Yamina, coupa Gérard.
— Pardon, ne crois pas ça. En fait, je n’ai aucun avenir ici. Je n’ai plus de famille, très peu d’amis. Je n’ai pas de vrai travail, sinon vendre des pains aux plus pauvres que moi. Je n’ai pas de futur, tu comprends ? Tiens, regarde là-bas (elle souleva son bras et pointa du doigt une longue feuille fanée de bananier glissant au gré du courant). Hé bien, je suis comme cette feuille morte sur le fleuve Congo. A la dérive…
— Mais tu n’as pas un petit ami, tu es si jolie…
— Tu es le premier homme que je rencontre qui me respecte sans me demander de coucher avec lui. Et encore quand ils demandent ! J’ai 18 ans et j’ai été violée dans mon pays. C’était il y a deux ans. C’était la seule façon de pouvoir m’enfuir sans être égorgée comme les autres. Alors, tu sais, les hommes…
Gérard ne répondit pas. Il prit la main de Yamina dans la sienne et resta ainsi plusieurs minutes sans rien dire. Quelque chose en elle le troublait. Etait-ce sa jeunesse ? Etait-ce une compassion stupide qu’il cherchait pourtant à éviter à tout prix car stérile ? Ou quelque chose de plus profond, plus fin, une sorte de longueur d’onde ? Sans un mot, ils reprirent leur route. La visite se poursuivit jusqu’au soir au grand marché de Kinshasa. Une foule bigarrée déambulait au milieu de rues sales et pleines de détritus. Pourtant, une certaine allégresse régnait. Des femmes au visage peint avec art, habillées de belles étoffes colorées, portaient sur leur tête des échafaudages de gamelles métalliques ou des seaux en plastique, ou encore des sacs de riz, et toujours avec le sourire. Des enfants proposaient aux badauds quantité de gadgets, téléphones et cigarettes de contrebande. D’autres, plus âgés, exposaient à leurs pieds de magnifiques reproductions en modèle réduit de la fameuse voiture de « Tintin au Congo », fabriquées avec une habileté incroyable à partir d’éléments de récupération. D’autres encore proposaient des copies peintes du même album d’Hergé, en substituant votre propre nom à la place de celui de « Tintin ». Il y avait aussi de nombreux marchands de masques congolais, de sculptures animalières. Gérard était heureux. Il ne résista pas à acheter un tableau « Les aventures de Gérard au Congo » d’une parfaite ressemblance avec la couverture de l’album. Après leur visite, il déposa Yamina près de la tour Gécamines, comme elle l’avait demandé, puis rejoignit son hôtel. Ils s’étaient donnés rendez-vous pour le lendemain dimanche.
Ce soir-là, brisant la coutume, Gérard n’appela pas sa compagne. En revanche, très tôt le lendemain, c’est elle qui l’appela. Gérard ne sut quoi lui dire hormis quelques banalités. Il inventa un gros mensonge pour justifier son absence d’appel de la veille. Il avait oublié, s’était endormi, pris par son travail, ses rapports, etc. Chloé n’avait pas été dupe et cela s’était senti à son ton un peu cassant. Gérard, lui, s’était senti mal à l’aise car c’était sans doute la première fois qu’il mentait vraiment.
Vingt minutes plus tard, il descendit dans le hall de l’hôtel, commanda un café en attendant Yamina à qui il avait donné rendez-vous pour le guider à nouveau à travers la campagne congolaise. Cette attente le troublait. Il n’arrêtait pas de regarder sa montre. Que se passait-il réellement ? Etait-ce l’éloignement de sa compagne Chloé, qu’il aimait pourtant. Gérard ne comprenait pas ce sentiment si fort qui l’enveloppait à la pensée de Yamina. Bien sûr, elle était belle, son sourire, ses yeux en amande, son port de tête magnifique, tout ça... Mais il avait déjà croisé des dizaines de jeunes et jolies congolaises sans pour autant être troublé comme cela. Non, ce n’était pas la raison. Toutes ces questions, ces pensées lui tournaient dans la tête. Le temps passait. Puis il eut un doute. Il se demanda si elle viendrait vraiment à ce rendez-vous. Il lui semblait qu’il était peut-être allé trop loin, trop vite, en lui prenant la main si souvent, la veille. Il aurait dû rester plus distant. Peut-être avait-elle été choquée par son attitude trop familière. Il regarda sa montre à nouveau. Dix minutes étaient passées depuis l’heure du rendez-vous. Le léger chuintement de la porte-tambour du hall lui fit lever les yeux de sa tasse de café vide. Un coup de tonnerre le frappa en pleine poitrine. Yamina était bien là, magnifique, princière, élégante malgré sa béquille, habillée d’une sorte de sari aux couleurs chaudes. Du fauteuil qu’occupait Gérard, dans le salon, jusqu’à la porte, il y avait une dizaine de mètres environ. Yamina chercha du regard vers le salon pour voir si Gérard se trouvait parmi les clients de l’hôtel. Leurs regards se croisèrent. Immédiatement, un sourire ensoleillé éclaira son visage. Gérard se leva aussitôt et la rejoignit.
Pour la première fois, et comme si cela avait été une évidence, Gérard s’approcha d’elle, passa naturellement sa main derrière son cou et l’embrassa.