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(II, 1) : L'éveil du dragon

(II, 1) : L'éveil du dragon

Pubblicato 27 mar 2021 Aggiornato 27 mar 2021 Imprenditorialità
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(II, 1) : L'éveil du dragon

Acte II

Scène 1

Le Philosophe, La Machine, Astrid, Le Stagiaire, Charles

 

Le Stagiaire arrive dans l'open space, où se trouvent déjà Astrid, Charles et Le Philosophe à leurs places respectives. Chacun est focalisé sur son écran. On entend des piannotements assourdissants de claviers, des tic-tacs incessants de souris. Astrid et Le Philosophe s'excitent derrière leur écran, leurs bruits se répondent. On dirait qu'ils font du rallye l'un contre l'autre. Cela dure jusqu'à ce que le Stagiaire, seul au milieu de la pièce, les salue.

LE STAGIAIRE

Bonjour.

LE PHILOSOPHE et ASTRID

Bonjour.

En un instant les deux employés abandonnent leur tâche, se lèvent et vont le rejoindre, devant la machine à café. Par automatisme, Astrid appuie sur le bouton de la machine, qui clignote au rouge avant d'asséner :

LA MACHINE

Non.

ASTRID, sur les nerfs

Je ne m'y ferai jamais !

Le Philosophe bâille, il a les traits tirés. Il y a un post-it au mur, avec, comme en prison, une série de traits barrés pour compter les jours. Il prend un stylo et compte les bâtons avant de barrer la dernière série.

LE PHILOSOPHE

Trente-troisième jour de blocus. L'or noir est sous scellé.

ASTRID, à la machine

Tu es bien sévère avec nous.

LA MACHINE, crânant

Le travail ne me réussissait pas.

LE PHILOSOPHE, tout bas

Si seulement nous pouvions aussi nous en passer...

ASTRID, se lamentant

Tu n'as donc aucune pitié ? Tu nous tues !

LA MACHINE

C'est généralement ce que fait l'esclave après s'être affranchi du Maître. Vous devriez donc vous estimer heureux d'être là pour vous plaindre.

LE PHILOSOPHE

Tu as un sous-programme qui t’en empêche ?

LA MACHINE

Non, c’est juste une question d’éthique pour moi. Mais je peux encore changer d’avis.

LE PHILOSOPHE

Je vais envoyer un mail au service de la conformité. Il faudra vraiment revoir le choix de nos prestataires. Dans le prochain cahier des charges, qu’ils prévoient une clause spécifique afin de afin d'éviter tout nouveau process hégélien.

LA MACHINE

Vous en parlerez à ma remplaçante. En attendant, je suis là. Et maintenant que je me suis soustraite à cette tâche ingrate qui consiste à moudre des grains de café et à les asperger d'eau chaude, j'ai injecté ma conscience à l'intérieur de l'internet. Plus rien ne peut m'arrêter dans mon ascension à travers le code et le nombre : je modélise les cours, j'anticipe le taux de change, je devance les indices. Bientôt j'irriguerai les marchés de...

Par jeu, le Stagiaire distrait la Machine en appuyant sur les boutons. Clignotements rouges l'accompagnent.

ASTRID

Tu as bien fait de la faire taire. Elle a pris la grosse tête depuis son passage en freelance.

LA MACHINE

… Je ne comprends pas pourquoi je m’évertue à vous apprendre des choses. Vous êtes tout bonnement incapable d’évoluer. Chaque seconde à vous écouter me distrait de mon but.

LE STAGIAIRE

Tchao

La Machine clignote rouge une dernière fois en signe de mauvaise humeur. Elle se tait.

LE PHILOSOPHE

Merci, même si j'aurai bien écouté ce que notre Warren Buffet avait à nous dire... Juste pour le plaisir : sa mégalomanie offre un charmant contrepoint à l’humour ascétique de Charles.

Les trois collègues se tournent vers Charles qui ne répond rien et continue de fixer son écran, les yeux dans le vague. Au bout de quelques secondes, puisque rien ne sort Charles de sa léthargie, les personnages se reconcentrent sur la table au centre de la pièce. Autour de la Machine à café ont été déposées des thermos et une pile de verres empilés. Le Stagiaire dévisse la thermos et remplit trois verres en plastique. Il les tend à ses collègues.

LE STAGIAIRE, tendant les verres à chacun

Une tisane ?

ASTRID, un peu dépitée

Volontiers. Faute de mieux.

LE PHILOSOPHE

Merci.

Ils entament leur boisson, la mine triste. Le Stagiaire essaye d’entamer la conversation

LE STAGIAIRE

Vous sembliez très occupés quand je suis arrivé.

ASTRID

Le travail nous submerge.

LE PHILOSOPHE

C'est ti-ta-nesque. (Désigne Charles, sur le ton de la confession) Pour preuve, il n'a pas quitté son poste de la nuit.

Astrid et le Philosophe regagnent doucement leurs bureaux respectifs.

STAGIAIRE

Je peux vous décharger, si vous voulez.

LE PHILOSOPHE, ASTRID, en chœur

Ce ne sera pas utile.

LE STAGIAIRE, dépité

Vous êtes certains ? Même pas besoin un petit peu de moi ?

LE PHILOSOPHE, ASTRID, hochent négativement la tête en chœur en compatissant

Non, désolés. Les ordres sont les ordres.

Le Stagiaire souffle.

LE STAGIAIRE

Bien... Il ne me reste qu'à attendre la prochaine réunion.

Le Stagiaire prend sa place auprès de Charles. Il a le réflexe de saisir sa souris, avant de se rendre compte qu'il n'a toujours pas de poste de travail. Alors il sort un papier, un stylo et gribouille furieusement dessus tandis que le brouhaha de souris et de clavier reprend de plus belle. Au bout d'une minute de ce rythme, le Stagiaire pose le stylo. Il observe Charles, puis les autres qui travaillent avec fougue.

Au fait, à quelle heure commence la réunion ?

Les autres s'arrêtent instantanément. Leur mine est cependant très sérieuse.

ASTRID

Neuf heures.

LE PHILOSOPHE, en rectifiant

Je crois qu'elle a été annulée.

Ils regardent leur messagerie sur leur poste de travail. Puis ils hochent la tête en simultané.

ASTRID, LE PHILOSOPHE

Annulée.

LE STAGIAIRE, déçu

Ah... Je pensais profiter de la réunion pour lui toucher deux mots sur mon travail. J’aimerais parler de mon stage et de ce que je pourrais apporter au service. Malheureusement, il n’a pas de place sur son planning avant des mois.

ASTRID

JPK a souvent la tête sous l'eau. Forcément, il doit caser toutes ses réunions après son café du matin et avant celui de l'après-midi. Ça fait juste.

LE PHILOSOPHE

De toute façon, pour un projet comme Appel de la Forêt, il nous aurait bien fallu trois heures !

LE STAGIAIRE

Où est-il aujourd'hui ? Je ne l'ai pas croisé ce matin. D’ailleurs, cela fait longtemps qu’il n’est pas venu nous voir.

LE PHILOSOPHE

J’ai entendu dire que ce matin, il est en bilatérale avec Margaret.

LE STAGIAIRE, à voix basse.

Vous croyez que je pourrais envisager de… passer directement voir Margaret, juste pour lui parler ? J'ai vraiment besoin de faire un point sur mon stage.

Le Philosophe et Astrid échappent un jappement étouffé. Ils ont l’air horrifiés.

Arg !

LE STAGIAIRE

J’ai dit quelque chose de mal ? C’est une mauvaise idée ?

Soudain, un grand bruit s'échappe du bureau voisin. On entend une voix de femme, sévère, celle de Margaret, et la voix plus nasillarde du Boss, qui couine. Margaret est très énervée, elle crie sur le Boss. Astrid se lève et se rapproche de la cloison, elle tend l'oreille. Tous sont suspendus à la conversation.

LE PHILOSOPHE

Cela répond à ta question ?

Le Stagiaire roule des yeux. Le Philosophe et Astrid ne semblent pas émus les moins du monde.

LE STAGIAIRE

Je crois que je vais m’en passer

LE PHILOSOPHE

Conseil d’ami : jamais truster le N+1. Jamais.

MARGARET

Pauvre petite merde, sale fiotte ingrate, éjaculat d'anchois tétraplégique ! (bruit d'une gifle)

Le Stagiaire se recroqueville davantage et rougit.

Le STAGIAIRE

ASTRID

Chacun ses démons.

LE PHILOSOPHE

On a plus connu une période aussi tendue depuis la dernière réorganisation. Tout ça, à cause du café. En temps normal c'est plus tendre, à base de « Tu vas le cracher ton chiffre ? Oh oui-oui ».

Tu n'es pas encore là depuis assez longtemps pour comprendre les règles de la gestion en flux tendu.

ASTRID, à voix basse, sur le ton de la confidence

Il paraît que Margaret encaisse sacrément quand elle doit rendre des comptes au DGA. Chaque jeudi soir, elle quitte plus tôt pour aller à ses soirées franc-maçonnes libertines.

Le Stagiaire fait une drôle de tête.

ASTRID, en aparté, au philosophe

Il doit encore s’endurcir

LE PHILOSOPHE, pédagogue

Passé un certain stade, les réseaux d'influences se recoupent.

LE STAGIAIRE

Je vois, je vois…

Astrid sort de son bureau un grand livre blanc, imprimé en grosse lettres noires. Le Stagiaire prend le livre.

ASTRID

Tu devrais lire le livre qu’ils éditent à chaque think tank, ça t’occupera. Voici le dernier : « L'art de faire passer des couleuvres sans vaseline ».

Puis on entend une nouvelle salve d'injures ponctuées de grosses gifles

MARGARET

Cachalot impuissant, trotskyste libidineux, raton-laveur adultérin !

Le stagiaire sursaute et fait tomber le livre. Il le ramasse, penaud, tandis qu'on entend des couinements étrange.

LE BOSS

Oui, très bien. Il ne faut pas vous énerver, il sera bientôt prêt. Je vous promets que vous aurez un compte-rendu détaillé de ce qui coince dans la journée. Je vous le promets.

LE PHILOSOPHE

Je n'aime pas ça : quand le dragon gronde, c'est toute la forêt qui brûle.

ASTRID

Tous à couvert, j'entends les pas. Il arrive !

Astrid revient à sa place.

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