Chapitre 7 - Mon Sevy adoré
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Chapitre 7 - Mon Sevy adoré
— Ne t’inquiète pas trop, Severian. Même s’il le veut vraiment, il ne pourra pas te faire renvoyer.
C’était ce qu’Hyperion avait dit à son serviteur ce matin-là. Ce dernier avait commencé par s’excuser de son retard, une main enserrant l’autre, son visage crispé sous une grimace de douleur. Ensuite, il lui avait donné une explication sur ce délai de réaction, et surtout l’avertissement de Jones à son égard.
Le blond était du même avis que la créature des ténèbres : peu importe combien le majordome pouvait être déterminé, il ne pourrait pas réussir à l’expulser. En effet, James et Amelia semblaient tirer une certaine satisfaction du travail du précepteur. Et surtout, depuis son arrivée, leur fils s’était adouci, au point de redevenir le garçon qu’ils avaient connu. Cette réussite faisait de Severian un homme de confiance, à la limite d’être un saint.
Cependant, s’ils savaient à quel jeu macabre se livrait le noiraud, ils auraient peut-être changé d’avis.
Bien que le duo parfait du maître avec son serviteur paraisse tout à fait normal, c’était en réalité un tandem machiavélique, qui n’avait en rien arrêté ses plans d’enquête. Respectant leur ancienne habitude, le précepteur continuait d’apporter à Hyperion le Daily Telegram durant la soirée, juste avant de dormir. Cependant, depuis que Severian s’était présenté pour le poste de précepteur, les criminels semblaient disparaître.
Cela pouvait passer pour une bonne nouvelle : moins les malfrats sévissaient, mieux l’Angleterre se portait. Mais pour l’adolescent, c’était tout le contraire. Sans sale type sur lequel enquêter, sans un seul délictueux à stopper, il n’avait plus aucune piste pour son affaire personnelle.
Le temps s’écoulait lentement au manoir des Prince. Une routine s’était installée entre Severian et son maître, comme un quotidien rythmé par le travail de domestique et les leçons. Cependant, dans ces habitudes lassantes, l’un et l’autre ressentaient une impatience grandissante.
Il suffisait qu’un événement étrange, un seul fait suspect dans le journal, pour briser ce quotidien frustrant. N’importe quoi pour ranimer l’étincelle d’enquêteur de leur équipe.
Et semblant répondre à leurs souhaits, quelque chose eut lieu. Ce matin-là, Hyperion était installé dans son cabinet de travail. Un porte-plume entre les doigts, une feuille avec quelques lignes écrites dessus devant lui, sa deuxième main passait dans ses cheveux. L’adolescent était à moitié étalé sur son bureau, ses jambes battant dans le vide, il semblait en proie à un intensif exercice de réflexion.
— Severian ! se plaignit-il en appuyant son front sur le bois du meuble. Je n’y arrive pas !
Il leva ses yeux bleus vers son serviteur qui était installé de l’autre côté du bureau. Ses lunettes ovales sur le nez, il lisait le Daily Telegram, les jambes élégamment croisées. Comme à chaque fois que le majordome n’était pas dans les environs, il avait repris sa coiffure habituelle, ses mèches encadrant son visage sérieux.
— Hé ho ! s’exclama Hyperion en se redressant, ses sourcils se fronçant légèrement devant l’absence de réponse. Tu m’as écouté, oui ou non ?
Rien à faire, l’adulte était toujours muet, ses yeux marron parcourant le papier. Une bouffée de colère remonta dans la gorge du blond. Il détestait se faire ignorer, et c’était d’autant plus énervant lorsque cela venait de Severian. Il se leva de son siège et plongea sur le bureau pour essayer d’attraper le journal. Cependant, le noiraud quitta sa place également et se recula de deux pas pour le mettre hors de sa portée.
— Je vous ai entendu, jeune maître, signala-t-il en jetant un rapide regard par-dessus le Daily Telegram, sa voix étant tranquille et presque détachée. Veuillez m’excuser de ne pas vous avoir répondu immédiatement.
Le précepteur contourna le bureau pour se poster à côté d’Hyperion. Il déposa la gazette et l’étala pour que le garçon puisse la lire.
— Je pense que votre exercice de français pourra attendre un peu, murmura-t-il avec un sourire complice. Ce qui est ici devrait vous intéresser un peu plus que les langues.
Le bout de son doigt ganté montrait une ligne de texte entre deux articles sur les dernières tendances de la mode. Lâchant son porte-plume, le blond se pencha sur la page. Une lueur d’intérêt illumina ses yeux profonds et un rictus victorieux éclaira son visage.
— Tiens tiens tiens, marmonna-t-il, son ton teinté d’amusement et d’impatience. « LES MALADES EMPOISONNÉS » lut-il à voix haute, sans non plus parler trop fort. Voilà un titre plutôt accrocheur !
— J’étais sûr que vous seriez de mon avis, my Lord, chuchota Severian en plissant légèrement les yeux d’un air malveillant. Au point où nous en sommes, je pense que n’importe quelle affaire est la bienvenue.
— Tout à fait ! approuva le plus jeune en se laissant aller contre le dossier de sa chaise, soupirant de satisfaction. Dis-moi, continua-t-il en se tournant vers l’homme, une visite à Londres te tenterait-elle ?
Son serviteur se pencha vers lui en haussant un sourcil joueur. Ses iris marron virèrent au rouge vif et un pétillement scintilla autour de sa pupille en fente.
— Je vous suivrai partout où vous irez, Young Master. Et j’avoue partager votre excitation concernant cette affaire.
— Excellent ! conclut le blond sans quitter son sourire qui s’accentua d’autant plus. Dans ce cas, j’ai le plaisir de t’annoncer que tu auras de nouveau l’occasion de voler la vedette à Scotland Yard.
— C’est à mon tour de vous poser une question, monsieur, s’amusa la créature des ténèbres en repliant doucement le journal. Pouvez-vous me dire comment vous comptez vous rendre à Londres pour résoudre cette affaire ? La dernière fois que j’ai abordé le sujet, vous m’avez dit que vous trouveriez des excuses pour y aller. Quelle excuse allez-vous prétexter dans ce cas.
— Laisse-moi deux minutes pour y réfléchir, répondit Hyperion en croisant les bras sur son torse.
Il tapota son menton de son index pendant quelques secondes, avant de se pincer le haut du nez entre deux doigts, les sourcils froncés sous la réflexion. Après quelques secondes d’un silence persistant, il redressa la tête, un petit rictus au coin des lèvres.
— Maintenant que j’y pense, cela va faire un moment que je ne suis pas allé rendre visite à ma meilleure amie, ricana-t-il, son regard animé par une lueur de malice. Elle habite dans une grande maison de campagne dans la banlieue de la capitale. Il est possible que nous fassions un détour par l’East End par un malencontreux incident.
D’un simple sourire amusé, le noiraud lui fit comprendre que son idée était totalement approuvée. Une ambiance nouvelle avait émergé après cette découverte dans le cabinet de travail. Une atmosphère d’impatience s’était installée entre eux, faisant s’écouler le temps bien plus lentement qu’ils ne le voulaient.
Hyperion eut toutes les peines du monde à se reconcentrer sur son exercice de français, au moins autant que Severian qui devait se forcer à maintenir son rôle de précepteur. Étant encore un enfant, le blond ne pouvait pas partir à Londres quand il le voulait. Il devait avoir une bonne raison d’y aller et l’expliquer à ses parents.
Le plus gros problème était qu’au vu des événements qui s’étaient déroulés durant la crise passagère de l’adolescent, James et Amelia ne seraient peut-être pas d’accord de le laisser quitter le manoir. C’était là que la présence de son serviteur intervenait de manière importante.
Depuis que le nouveau domestique avait réussi à calmer le jeune noble rebelle, il avait gagné la confiance des deux parents. Il était celui qui leur avait rendu leur vie paisible et qui était parvenu à remettre au travail leur fils. Tout cela faisait de lui le chaperon parfait pour une visite à Londres.
Il n’y a pas de doutes, my Lord, vous êtes l’un des plus grands stratèges et le plus grand manipulateur qu'il m’ait été donné de rencontrer. C’est ce qui fait de vous cet être si intéressant auquel je tiens tant !
Hyperion ne laissait jamais rien au hasard, encore moins lorsqu’une enquête était concernée. Il n’avait mis que quelques instants à trouver un prétexte pour se rendre dans la capitale. Cependant, ce choix n’était pas du tout dénué de sens, loin de là ! Aussi étrange que cela puisse paraître, il avait bel et bien une meilleure amie. C’était une jeune fille de douze ans, soit un an plus jeune, mais qui partageait un énorme point commun avec lui : elle ne se conformait pas aux attentes de ses parents. Enfin, elle avait sa couverture de petite fille modèle et ignorante, mais lorsqu’elle était seule avec son ami, elle devenait une adolescente bien plus mature que la normale, avec des capacités intellectuelles très grandes et une envie d’indépendance qui pouvait rivaliser avec celle du blond.
Malheureusement, comme elle habitait dans la banlieue de Londres, à plus de trois heures en voiture du manoir des Prince, les opportunités de la voir étaient diminuées à quelques visites de temps en temps. En l’occurrence, cela allait faire quatre mois que le jeune garçon ne lui avait pas rendu une petite visite.
Cependant, malgré ces circonstances, James et sa femme n’auraient peut-être pas accepté dans des conditions normales. Et c’était ce dernier point qui donnait à leur fils une confiance totale en son prétexte.
En effet, les deux parents ne pouvaient pas s’empêcher de voir entre ces deux enfants un peu plus qu’une amitié solide. Secrètement, ils espéraient qu’ils se fianceraient rapidement. C’était une idée qu’ils partageaient avec les parents de la jeune fille. Mais ce qu’ils ignoraient, c’était que les deux concernés dans leur affaire étaient au courant de leurs projets et les rejetaient en bloc.
Pourtant, ce dessein qui ne verrait jamais le jour pouvait se révéler un argument de poids pour pouvoir se rendre à Londres ! Aucun des deux adultes ne refuserait que leur héritier aille courtiser sa future fiancée.
Fais-moi confiance sur ce point, Severian. Demain, nous serons en route pour la capitale.
Hyperion descendit les escaliers avec une impatience difficilement contenue lorsque l’heure du dîner sonna dans la demeure. Il avait laissé en plan son travail de philosophie, bondissant presque de sa chaise. Son précepteur l’avait suivi plus calmement en passant un rapide coup de peigne dans ses cheveux noirs pour les dompter un peu afin d’éviter une crise cardiaque à Jones.
Le serviteur avait ouvert la porte de la salle à manger avant de s’écarter pour laisser passer son maître avant de refermer. Ensuite, il était allé se poster à sa place habituelle, près du mur derrière le siège du blond. Ce dernier s’était installé à table en s’efforçant d’adopter une expression innocente et paisible, alors qu’il bouillonnait de hâte tandis que ses parents s’asseyaient également.
Jones servit la famille avant que celle-ci ne se lance dans une conversation à propos des prochaines sorties mondaines et des possibilités de voyage qu’annonçait la nouvelle année. Comme à son habitude, le jeune garçon n’y participa pas : cela faisait partie des sujets de discussion qui ne l’intéressaient pas. Cependant, tandis que James déblatérait dans un monologue exaspérant sur une potentielle croisière de luxe au début du mois de mai, il n’y tint plus et prit la parole.
— Père, je voudrais vous demander quelque chose, lança-t-il en tentant de ne pas laisser son empressement transparaître dans sa voix.
Le brun sembla surpris que son fils veuille intervenir dans la conversation, alors que normalement, il restait silencieux, écoutant simplement ce qui se disait sans y prêter une grande attention. Pourtant, un sourire chaleureux apparut au coin de ses lèvres, ravi de voir que l’adolescent lui parlait avec politesse et respect.
— Je t’en prie, Hyperion. Qu’y a-t-il ? interrogea-t-il avec douceur.
— J’aimerais votre approbation, et celle de mère, pour aller voir Athénaïs demain, annonça l’intéressé sans détour en faisant bien attention de rester neutre et tranquille, bien que cet exercice fût difficile.
— Demain ? s’étonna Amelia en s’essuyant les lèvres avec un coin de sa serviette. C’est un peu précipité, ne trouves-tu pas ? Il ne serait pas très approprié d’arriver aussi soudainement.
— Vous avez raison, mère, admit Hyperion en la regardant dans les yeux quelques secondes avant de baisser légèrement la tête dans une attitude déçue.
Un court silence tomba dans la salle à manger, où même le bruit des couverts ne retentit pas dans la pièce. L’enfant sentait peser sur lui deux regards de la part de ses parents, et un troisième sur sa nuque, venant de Severian.
— Ce n’est pas si grave, ma chère, reprit le brun qui commençait à voir une opportunité pour son héritier lui filer entre les doigts. Jones, continua-t-il en se tournant vers le domestique, je suis certain que vous arriverez à faire envoyer un télégramme à la famille McKnight dans les plus brefs délais.
— Certainement, acquiesça le majordome en s’inclinant d’un air mécanique. Je vais de ce pas envoyer un valet de pied au village.
D’un regard impénétrable sur le précepteur qui était un peu plus loin, ce dernier comprit que Jones aurait véritablement aimé lui confier cette besogne seulement pour le déranger. Le noiraud esquissa brièvement un rictus moqueur avant de détourner les yeux tandis que son collègue repartait vers l’office.
— Est-ce prudent de laisser notre fils seul ? avança prudemment la blonde dès que la porte fut refermée, visiblement réticente à cette idée.
— Je ne vois pas ce qui pourrait lui arriver, répondit son époux avec un léger haussement d’épaules désinvolte, balayant la question d’un geste de la main. De toute façon, son valet sera à ses côtés. N’est-ce pas, Hunter ?
— Certainement, monsieur, assura le précepteur en s’inclinant brièvement, un sourire étirant doucement ses lèvres. Vous pouvez compter sur moi, je veillerai sur monsieur Hyperion.
— L’affaire est donc réglée, conclut James avec un air satisfait, comme s’il venait de conclure un marché important pour son entreprise. Je pense qu’il est plus prudent pour toi de partir demain matin, afin de ne pas voyager de nuit près de Londres.
— Merci mille fois, père ! s’exclama le blond avec un immense sourire, ne laissant pas voir l’éclair victorieux dans son regard.
Durant le reste de la journée, Hyperion eut du mal à tenir en place. Il était excité par deux choses : la visite qu’il allait rendre à Athénaïs et l’enquête qu’il allait pouvoir mener. Et ce deuxième fait était celui qui lui donnait le plus de frissons d’impatience. Jusque-là, il n’avait jamais réellement enquêté par lui-même. C’était Severian qui effectuait le travail, qui faisait les recherches et arrêtait le criminel. Et maintenant, il allait enfin voir comment son serviteur opérait sur le terrain, au point d’arriver à rivaliser avec Scotland Yard.
Le lendemain matin, Hyperion bondit presque de son lit lorsqu’il entendit des bruits de pas dans le couloir. Le son discret, presque feutré, était reconnaissable entre mille : ce n’était pas la démarche imposante de James ni le pas royal d’Amelia et encore moins celui plus lourd de Jones. Il n’y avait que Severian pour marcher avec une telle délicatesse et un tel silence.
— Bonjour, jeune maître, salua le noiraud en ouvrant la porte, constatant d’un simple regard qu’il était déjà réveillé. Avez-vous bien dormi ?
— Je n’en sais rien, avoua le garçon en secouant la tête pour écarter les mèches blondes de devant ses yeux. Je me suis tourné une centaine de fois dans mon lit durant la nuit, mais je me sens plutôt en forme.
— Je l’espère de tout cœur, monsieur, sourit son serviteur en ouvrant les rideaux avant de s’approcher de lui. Nous avons une longue journée sur les bras.
Pendant que le domestique l’habillait, l’adolescent ne pouvait pas s’empêcher de remuer. Lui qui était d’un naturel très calme et serein, il ne s’emballait à ce point que lorsque quelque chose de réellement intéressant se présentait. Lui qui aspirait tant à la liberté, il allait y goûter le temps d’un voyage à Londres.
— Au risque de me montrer impertinent, my Lord, murmura l’adulte en refermant sa veste, un rictus moqueur au coin des lèvres, vous risquez de me briser les os si vous continuez de me frapper avec autant d’ardeur.
Hyperion baissa les yeux, cessant de contempler le plafond, pour voir qu’il était effectivement en train d’enchaîner les coups de pied sur le genou de la créature des ténèbres. Un petit sourire gêné aux lèvres, il se força à se calmer un peu, ne serait-ce que le temps de laisser son domestique finir son habillage. Ce fut avec un pas à la limite d’être bondissant qu’il descendit les escaliers pour prendre son petit-déjeuner. Il écouta à peine les recommandations de sa mère d’être sage et de bien se tenir, et les conseils de son père pour se montrer galant homme avec son amie.
Le blond sauta presque dans la voiture qui l’attendait devant le manoir, oubliant totalement de saluer le cocher. Ses membres tremblaient d’excitation, comme s’il ne se rendait pas compte que c’était sur un criminel qu’il allait enquêter. Ce fut avec une sorte de soulagement que la voiture partit sur les chemins cahoteux de la campagne anglaise.
— Vous devriez vous calmer un peu, my Lord, fit remarquer la créature des ténèbres, assise en face de lui. Vous serez à bout d’énergie avant même que nous arrivions à Londres.
— Londres ? répéta Hyperion, songeant soudainement à quelque chose de suspect. Mais le cocher va se douter de quelque chose non ? Il va tout rapporter à mes parents !
— Ne vous en faites pas, monsieur, lui assura le noiraud en esquissant un sourire satisfait en plissant légèrement les yeux. Il nous déposera dans une rue commerçante de la ville, je lui ai dit que vous vouliez acheter un présent pour votre amie.
— Il est rare que tu prennes des initiatives, commenta l’adolescent, sentant ses muscles se détendre malgré tout à cette annonce. Mais ce n’est pas plus mal ainsi.
La voiture commença à prendre de la vitesse en quittant les petits villages, s’approchant chaque minute un peu plus de la capitale de l’Angleterre. Après plusieurs dizaines de minutes de silence, le blond reprit la parole, brûlant d’envie de poser des centaines de questions :
— Dis-moi, Severian, comment comptes-tu mener cette enquête ? interrogea-t-il, croisant gracieusement bras et jambes.
— Je suis content que vous me posiez la question, monsieur, ricana l’intéressé avec un rictus sournois, ses yeux virant lentement au rouge vif, sa pupille se rétrécissant lentement. Mais je dois vous prévenir dès maintenant : là où nous allons, le danger sera omniprésent.
— C’est-à-dire ? interrogea Hyperion, seulement à moitié serein concernant la réponse.
— Un noble dans l’East End, c’est comme laisser un lapin aux loups, s’amusa le noiraud en se caressant doucement la lèvre inférieure. Je pense qu’il vaut mieux pour nous deux que personne ne soit au courant que vous êtes l’héritier des Prince.
— Y as-tu seulement pensé avant ? rétorqua sèchement ledit héritier, sentant un mélange de colère et un peu de panique lui remplir les poumons. Ce n’est pas croyable, tu es vraiment un incapable !
— C’est vous qui le dites, Young Master, soupira le précepteur avec un haussement d’épaules nonchalant, visiblement plus amusé que blessé par ces propos. Mais sachez que votre incapable de serviteur avait anticipé votre incursion dans les bas quartiers de Londres et qu’il a prévu ce qu’il fallait.
— Plus tu prends des décisions seul, plus ça m’inquiète, grommela l’adolescent d’un air boudeur, marmonnant sa phrase entre ses dents serrées.
— Il n’y a pas de raison pour que vous vous inquiétiez, monsieur, lui assura son interlocuteur en écartant une mèche folle de cheveux de son visage. Je suis à vos côtés et je ne vous quitterai pas. Néanmoins, j’aimerais vous suggérer que nous soyons le plus transparents possible une fois là-bas.
— En réalité, tu me demandes de ne pas intervenir, traduisit Hyperion avec un soupir exaspéré, montrant clairement qu’il avait compris le sous-entendu. Dans ce cas, je te demanderai de m’expliquer dès maintenant ce que tu comptes faire.
Durant tout le trajet, Severian exposa son programme. Son jeune maître l’écouta sans l’interrompre, bien qu’il ponctuât ses explications de marmonnements incompréhensibles, mais où l’on pouvait facilement deviner son mécontentement. Cependant, il ne trouva rien à redire sur le plan de la créature des ténèbres. Dans un sens, c’était pour lui l’occasion de découvrir pas mal de choses, mais l’adulte ne manqua pas de lui rappeler qu’il valait mieux être prudent.
À leur arrivée à Londres, Hyperion eut l’impression d’enfin pouvoir respirer dès qu’il eut mis un pied en dehors de la voiture. Son domestique donna pour instructions au cocher d’amener leurs bagages à la demeure des McKnight avant de retourner au manoir.
Et à ce moment, lorsque le vent légèrement froid caressa son visage, le jeune garçon ressentit une incroyable sensation de puissance. Une vague d’impatience refit surface, lui arrachant un frisson d’empressement qui remonta le long de sa colonne vertébrale.
— Alors, Monsieur le guide, par où devons-nous aller ? interrogea le blond en adressant un sourire moqueur à l’homme, haussant un sourcil narquois.
— Par la fin, my Lord ! répliqua Severian, ses yeux marrons laissant voir une lueur d’amusement. À savoir le lieu du dernier crime. Que diriez-vous d’une petite promenade dans l’endroit le plus malfamé de la ville ?
— Je dirais… murmura l’enfant en tapotant son menton d’un air songeur, je dirais… Beurk ! termina-t-il avec une grimace. Mais allons-y !
La balade dans les rues de Londres fut sans nul doute la plus étrange que l’adolescent vécut de sa courte vie. Dans un premier temps, ils déambulèrent tranquillement dans un quartier commercial. L’animation régnait, la foule se pressait dans les rues. La plupart des gens étaient très certainement de la bourgeoisie, et Hyperion vit même un noble qu’il jurerait avoir déjà vu.
Cependant, plus ils s’approchaient de l’East End, plus l’ambiance joviale disparaissait et les lieux s’appauvrissaient. Autour d’eux, les passants devenaient de plus en plus négligés. Les ordures et la crasse commençaient à devenir plus présentes sur les routes. Lentement, une odeur fauve, sauvage de sueur et de saleté s’éleva. C’était une atmosphère de dangerosité, à la limite d’être bestiale. Sans même s’en rendre compte, le garçon se serra un peu plus contre son serviteur. Celui-ci s’arrêta et se glissa entre deux bicoques en ruines avant de s’accroupir devant son maître.
— Ne regardez personne dans les yeux, chuchota-t-il, ses lèvres remuant à peine. Ils prendraient cela pour de la provocation. Avec les vêtements que je vous ai donnés, vous vous fondrez plus facilement dans le décor, mais je vous en prie, ne vous éloignez pas de moi, à aucun moment.
Le noiraud lui retira sa longue veste qu’il avait gardée jusque-là, révélant des habits sales et déchirés. Hyperion avait grincé des dents en les voyant, mais il avait dû admettre qu’au vu du cadre dans lequel ils évoluaient, c’était le camouflage le plus adéquat. De son côté, Severian était généralement habillé de manière plus passe-partout. Avec des vêtements noirs, il pouvait aller n’importe où sans se faire remarquer.
Ce fut donc déguisé en garçon des rues et avec des cheveux désordonnés que le jeune noble fit ses premiers pas dans le tristement célèbre East End. Les habitants n’avaient plus seulement l’air pauvres ou malades, certains semblaient malveillants, mauvais et même fous.
Ça n’a rien à voir avec Londres que je connais. Quand je pense au nombre d’enquêtes que Severian a mené ici.
— C’est encore loin ? murmura le blond en jetant un rapide regard circulaire dans la ruelle.
— Auriez-vous déjà mal aux jambes ? se moqua gentiment son serviteur sans ralentir l’allure.
— Ce n’est pas amusant ! le réprimanda sèchement Hyperion.
L’adulte sembla remarquer qu’il se sentait oppressé. Le très léger rictus qu’il avait s’évanouit immédiatement et une main gantée se posa brièvement sur sa tête dans un geste qui se voulait rassurant.
— Non, nous en avons pour cinq minutes tout au plus, informa-t-il d’un air beaucoup plus sérieux qui ne lui était pas coutumier. La dernière victime louait une chambre dans une baraque non loin. Je voudrais simplement y jeter un coup d’œil avant de nous diriger vers la prochaine étape.
Cette réponse sembla légèrement apaiser l’adolescent, qui sentait qu’il n’était pas à sa place dans ce milieu effrayant. C’était donc ce monde-là que ses parents refusaient de côtoyer. Cet univers incertain, comme si chaque angle de rue réservait une mauvaise, que n’importe quel recoin sombre abritait une quelconque créature dangereuse. Durant les cinq minutes qu’il fallut pour rejoindre le domicile de la défunte, Hyperion s’avoua qu’il commençait à réellement s’inquiéter. Mais il avait l’impression qu’il marchait si près de la créature des ténèbres que s’il s’approchait davantage, il se retrouverait dissimulé sous sa veste.
Pourtant, une vague d’une atmosphère plus douce semblait s’étendre un peu plus loin. Severian se glissa jusqu’au coin d’une maison et jeta un coup d’œil furtif.
— Tss, siffla-t-il avec un fond de mépris et d’agacement dans sa voix. J’en étais sûr, Scotland Yard va nous mettre des bâtons dans les roues !
Le blond se pencha légèrement pour regarder ce qu’il se passait. Et effectivement, quatre agents de police étaient devant un bâtiment délabré. Ils essayaient visiblement de calmer la foule qui s’était amassée autour d’eux, tout en récoltant les témoignages. La soudaine apparition d’autant d’agitation était plutôt perturbante après le calme étouffant qu’ils avaient subi durant le trajet.
— Pourquoi tu n’entres pas simplement dans ce taudis pour aller voir ce que tu veux voir ? murmura l’adolescent en lui jetant un rapide regard.
— Je ne peux pas, répondit le noiraud, ses iris rouges fixés sur une fenêtre du deuxième étage de la bâtisse. Il y a des policiers à l’intérieur aussi, je les vois et je les entends.
— Tu arrives à les entendre avec tout ce brouhaha ? s’étonna le jeune noble, sincèrement surpris. C’est impressionnant.
— Parfois, j’aimerais être sourd, grommela le précepteur en se massant une tempe avec deux doigts. Ils s’agitent tellement qu’ils me font penser à des fourmis qui grouillent sur le sol. Enfin bref, soupira-t-il en s’adossant au mur de briques derrière lui, je pense que notre inspection personnelle est compromise pour le moment.
— Que faisons-nous, dans ce cas ? interrogea Hyperion en l’imitant, frappant nerveusement le sol boueux de la pointe de sa chaussure. Est-ce que nous rentrons ?
— Il est encore assez tôt, commenta l’adulte en sortant rapidement sa montre à gousset pour y couler un regard bref. Ce serait un départ un peu prématuré, au vu du peu d’information que nous avons récolté.
— Tu veux parler de l’absence d’informations, fit remarquer l’adolescent d’un ton grinçant, frappant dans un gravier qui traversa toute la rue. Mais si Scotland Yard nous empêche d’investiguer, je ne vois pas ce que tu veux faire de plus pour l’instant.
— Il se trouve, monsieur, que nous disposons d’atouts que la police londonienne n’a pas, avança Severian en esquissant un sourire mystérieux, son regard vif pétillant de malice.
— Ah oui ? Et lesquels, je te prie ? ronchonna le blond, sa voix emplie d’amertume et d’ironie. C’est vrai qu’avec beaucoup d’enquêteurs à mobiliser, le droit d’aller partout où ils le veulent et l’accès à des dossiers et à une technologie que nous n’avons pas, ils n’arriveront sûrement pas à attraper le coupable avant nous !
— Vous voilà bien pessimiste, jeune maître, fit observer son serviteur en se décollant du mur pour s’éloigner dans la ruelle, un rictus toujours collé sur les lèvres. Auriez-vous oublié que j’ai résolu seul des crimes avant Scotland Yard ? Voyez-vous, vous n’êtes pas le seul à avoir des amis à Londres.
— Des amis, toi ? s’esclaffa Hyperion en se redressant pour le suivre, ses yeux saphir laissant voir une étincelle de moquerie. Comptes-tu devenir humoriste après la domesticité, Severian ?
— Bon, d’accord, je l’admets, ce ne sont peut-être pas des amis, soupira l’intéressé avec un haussement d’épaules désespéré. Ce seraient plus des gens dont je profite outrageusement uniquement pour que vous arriviez à vos fins. Quoiqu’il en soit, une connaissance dans les environs pourra sûrement nous en apprendre un peu plus sur ce crime.
Ce fut non sans une certaine joie et un brin de soulagement que le jeune garçon se rendit compte que l’homme s’éloignait de l’East End. Petit à petit, l’atmosphère tendue et dangereuse des bas quartiers s’atténua pour retourner à une simple ambiance de pauvreté et de maladie. L’adolescent devait bien admettre qu’il était étonné que son domestique s’y retrouve aussi bien dans les ruelles pourtant si nombreuses. Le nombre important d’enquêtes à son actif y étaient sûrement pour quelque chose.
— C’est ici, annonça simplement l’homme en s’arrêtant devant un bâtiment au coin d’une rue.
Le blond leva les yeux pour constater qu’ils étaient devant un débit de boisson. La devanture de la boutique semblait très usée et vieille, tout comme l’entièreté de la bâtisse. La peinture blanche à trois-quarts écaillée laissait pourtant deviner le nom : « Bar & Vous ». Ce lieu avait quelque chose de pittoresque, d’antique, mais donnait aussi une impression de négligé.
— Qu’est-ce que c’est que ce nom pourri ? fut la seule chose intelligente qui franchit les lèvres d’Hyperion en regardant ce lieu.
À défaut d’être pertinente ou réellement utile, sa remarque eut au moins le mérite de faire sourire son serviteur qui était resté silencieux durant sa contemplation.
— Un jeu de mots, monsieur, répondit-il en passant un doigt ganté sur sa lèvre inférieure. Si vous lisez ce nom à voix haute, vous le comprendrez.
Après quelques secondes à marmonner ces mots tout seuls, un éclair de lucidité illumina l’esprit du garçon. Celui-ci eut l’air encore plus incrédule après l’avoir compris que s’il ne l’eut jamais su.
— Barrez-vous ? répéta-t-il d’une voix blanche. Rassure-moi, Severian, ta connaissance n’est qu’un client récurent de ce pub, et pas la personne qui a trouvé ce nom horrible !
— Si vous saviez comme je le voudrais, soupira le précepteur en posant sa main sur la poignée de la porte avant de l’ouvrir d’un geste vif.
L’intérieur du bâtiment était à peine plus soigné que l’extérieur. Cela ressemblait à un débit de boisson banal : une grande pièce remplie de tables et de chaises en bois. Contre l’un des murs, il y avait un grand comptoir sur lequel étaient posées des dizaines de bouteilles en verre. Le tout était saupoudré d’une fine couche de poussières grise et surmonté d’un amas de toiles d’araignées.
Si Jones avait vu ça, il aurait fait un arrêt cardiaque en moins d’une seconde.
Étant donné qu’il n’était que midi, les lieux étaient encore déserts, mais l’adolescent imaginait aisément cette pièce remplie d’ivrognes malodorants.
Sans dire un seul mot, Severian se dirigea à pas feutrés vers une petite porte à côté du comptoir. Le blond le suivit, remarquant cependant une aura différente autour de la créature des ténèbres. C’était comme si le noiraud était aux prises avec d’intenses réflexions, ou qu’il se préparait mentalement à une épreuve terrible. Il ouvrit la seconde porte de la même manière qu’il l’aurait fait si un serpent venimeux l’attendait de l’autre côté.
— Ash ! s’exclama-t-il d’une voix forte. Où est-ce que tu traînes encore, vieux débris ?
Ce fut un petit rire amusé qui lui répondit. Hyperion s’avança jusqu’à son précepteur et jeta un regard à la petite pièce exigüe. C’était une sorte de bureau miniature encombré de mille et un objets en tout genre. Des armoires entières croulaient sous le nombre de babioles et de vieux livres. Un peu plus loin, une table était inondée de papiers, à tel point qu’on ne pouvait que deviner le meuble. L’endroit était petit et sombre, mais un peu moins en proie à la poussière que le bar.
Cependant, avant que le blond eût l’occasion de dire le moindre mot ou même de faire une simple remarque, une silhouette se jeta sur son serviteur. C’était un homme de la même taille que ce dernier. Ses cheveux auburn légèrement ondulés tombaient sur ses épaules dans une cascade roux foncé parsemée de quelques mèches grises. Il semblait assez mince en dessous de ses habits noirs. Pour un homme vivant dans un quartier assez pauvre de Londres, il avait des vêtements plutôt propres et en bon état.
— Tiens, mais qui voilà ? s’écria l’inconnu d’une voix si forte que le garçon sursauta. Si ce n’est pas mon petit Sevy adoré !
Hyperion haussa un sourcil surpris à l’entente de ce surnom. Il s’attendit à ce que le noiraud manifeste une quelconque réaction, mais la créature des ténèbres resta de marbre, les sourcils légèrement froncés sous l’exaspération. Il ne bougea même pas lorsque son interlocuteur prit son visage entre ses mains et l’examina sous toutes les coutures.
— Voyons voir, marmonna-t-il en se rapprochant encore un peu plus. Tu m’as l’air en pleine forme, aujourd’hui. Je constate que tu es en bonne santé. C’est incroyable, il n’y a aucune imperfection sur ton visage ! Je suis jaloux ! Par contre, tes cheveux sont toujours aussi rebelles.
— Tu as terminé ton analyse ? interrogea sèchement Severian en croisant les bras sur son torse. Oui, ma tête n’a pas changé en quelques semaines, ça te surprend tant que ça ?
— Tu me gâches tout le plaisir ! gémit l’homme en reculant de deux pas, un immense sourire taquin sur les lèvres. Cela faisait près d’un mois que tu n’étais pas venu me voir ! Oh… continua-t-il, le ton de sa voix devenant beaucoup plus bas alors que son regard se posait sur l’adolescent à moitié derrière le précepteur. C’est quoi, ça ?
N’attendant visiblement aucune réponse, il se précipita sur le blond d’un air très intéressé. Vu de près, celui-ci trouvait ce type encore plus inquiétant que de loin. Son visage était si pâle qu’il en paraissait presque blanc et ses joues étaient légèrement creusées. Malgré les mèches grises dans sa tignasse, ses traits montraient un visage assez jeune et rieur. Ses yeux étaient clairs, oscillant entre le gris, l’argenté et le blanc.
— Qu’avons-nous là ? murmura l’inconnu en esquissant un rictus amusé. Tu es encore un gamin, toi, constata-t-il avec un ricanement. Je n’avais jamais vu Sevy en compagnie d’un gosse. Tu dois être spécial s’il s’intéresse à toi…
Alors qu’il allait poser ses doigts aux ongles longs sur le garçon, la créature des ténèbres attrapa le col de son manteau noir et le tira pour l’éloigner d’Hyperion. Pendant une fraction de seconde, ses iris prirent une couleur rouge vif et une canine dépassa de quelques millimètres.
— Ça, comme tu dis, c’est mon maître, alors ne pose pas tes sales pattes sur lui, siffla-t-il d’un ton menaçant en le secouant vivement.
— Ton maître ? répéta son interlocuteur en écartant une mèche de cheveux de son visage, l’air plus joyeux et intrigué que véritablement énervé. C’est intéressant, dis-moi ! Tu es devenu un esclave, alors. Encore mieux, tu es celui du très connu héritier des Prince.
— « Esclave » n’est pas le mot que j’aurais choisi, grimaça le noiraud en le lâchant brusquement, le repoussant au passage. « Serviteur » serait plus exact.
— Qui c’est, ce fou furieux ? questionna Hyperion, les sourcils haussés sous la surprise tout en regardant le fou en question se redresser.
— Seigneur, avec ses bêtises, j’en oublie les convenances, soupira Severian en se pinçant le haut du nez entre deux doigts. Veuillez m’en excuser, monsieur. Cet individu douteux se nomme Ash Ellis, il est mon informateur lorsque j’enquête.
— C’est lui, ton informateur ? s’étonna le blond en jetant un rapide coup d’œil incrédule au concerné. Tu as des relations vraiment étranges.
— J’en conviens, admit le précepteur comme si cet aveu lui coûtait très cher. Cependant, il est efficace, et c’est pourquoi je le supporte.
— Tu tu tu, l’interrompit Ash en s’approchant à nouveau, agitant un index sous son nez, un sourire prédateur sur les lèvres. Ce n’est pas aussi facile, mon cher ! Toute information a un prix, tu le sais bien, non ?
— Ne me dis pas que tu vas y mettre ton salaire ! intervint l’adolescent d’une voix forte en posant ses poings sur ses hanches.
— Même si je le faisais, cela ne me dérangerait pas. À mon sens, l’argent n’est qu’un moyen d’oppresser les autres, et puis je n’en ai pas besoin. Mais rassurez-vous, jeune maître, ce n’est pas ce genre de paiement qu’il attend.
L’informateur avança à pas de loup jusqu’à la créature des ténèbres telle une bête affamée. Il attrapa le col de sa veste et le tira pour pouvoir lui parler discrètement, bien que ses paroles étaient tout à fait audibles pour le jeune noble.
— Allez, donne-le-moi, murmura-t-il à son oreille d’une voix remplie d’avidité sans parvenir à réprimer un petit rire. Montre-moi ce que c’est cette fois, je veux savoir…
Après quelques secondes à se faire supplier, son interlocuteur glissa sa main gantée dans une poche de son manteau. Il en sortit un petit sac en tissu qu’il avait vraisemblablement emprunté dans les cuisines du manoir Prince. Sans préambule, il le lança vers la table, et son harceleur s’écarta immédiatement pour le rattraper au vol.
— Une spécialité venant du continent, annonça le domestique en s’efforçant d’adopter un ton neutre, de Belgique, plus précisément : les gaufres de Liège. Je les ai préparées spécialement pour toi ce matin. J’espère que tu es satisfait de cette attention.
De la… nourriture ?
Hyperion ne parvint même pas à articuler une seule syllabe à cause de la surprise qui nouait sa gorge. Il en venait à se demander s’il n’avait pas mal entendu, mais il dut se rendre à l’évidence : son ouïe était excellente et il n’avait pas rêvé du tout. Cependant, cela restait absurde de donner un en-cas en guise de paiement.
— Des gaufres ? répéta-t-il en ayant toutes les difficultés du monde à parler. C’est tout ce qu’il demande ?
— Tout ? intervint Ash en tournant la tête vers lui avec une expression proche de l’extase, un filet de salive coulant de ses lèvres. Mon petit, sache que ton esclave est un dieu en préparation de pâtisseries !
— Il le faut bien ! rétorqua sèchement Severian en lui adressant un regard noir. Au vu de l’importance de tes informations, j’ai bien été obligé de me perfectionner ! Dans un certain sens, je te déverse indirectement mon salaire.
— Comment ça ? interrogea son jeune maître, étonné de ces révélations qui commençaient à tourner à l’absurde.
— Je n’ai pas pris les ingrédients dans la cuisine du manoir. Votre majordome me prend déjà pour un homme coupable de je ne sais quel méfait, je n’allais pas lui donner l’occasion d’avoir raison. Je suis allé faire mes achats hier soir, juste avant la fermeture des boutiques, et j’ai préparé ceci à trois heures du matin aujourd’hui même.
— Ch’est ju’chte divin, marmonna l’informateur en prenant une bouchée, mâchant ses mots en même temps que la gaufre.
— Tu m’en vois ravi, soupira le noiraud en posant le bout de ses doigts sur ses paupières fermées. Maintenant, pourrions-nous discuter plus sérieusement ?
— Tu sais quoi, Sevy ? lança Ash en se redressant, chassant quelques miettes et sa bave du revers de la main. Je pense que vu tes efforts, je te dirai tout ce que tu voudras. Asseyez-vous, tous les deux.
L’homme aux cheveux auburn contourna son bureau pour s’asseoir sur la chaise de l’autre côté. Sans prêter aux piles de feuilles autour de lui, il appuya ses coudes sur le meuble et joignit ses mains devant son visage dans une attitude plus professionnelle.
— Alors, que voulez-vous savoir sur le côté sombre de Londres ?