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Chapitre 11 - River, sombre idiot

Chapitre 11 - River, sombre idiot

Pubblicato 17 lug 2023 Aggiornato 10 ott 2024 Horror
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Chapitre 11 - River, sombre idiot

Le jeune homme qui planait à quelques mètres de lui tenait à la main un petit carnet à la couverture en cuir. Ses cheveux étaient courts et mal peignés, d’une belle couleur dorée. Son visage était jeune et ses traits le rendaient assez beau. Ses yeux étaient d’un gris si clair qu’ils en paraissaient blancs. Il portait un costume noir, et une cravate noire était soigneusement nouée autour du col de sa chemise blanche. D’un air à la fois impatient et nerveux, il faisait tourner un crayon entre ses doigts.

— Bon, je dois être certain de ne rien laisser au hasard, marmonna-t-il en mordillant le bout en bois avec anxiété. C’est ma toute première mission sur le terrain, il faut que tout soit parfait !

Après un nouveau regard sur le corps de Jones, il poussa un profond et long soupir. Il referma son cahier dans un claquement sec avant de le ranger dans une poche intérieure de sa veste. Une lueur verte colora brièvement la paume de sa main, avant que quelques petites particules fines n’y apparaissent s’assemblant entre elles. Le processus continua, et lentement, un long manche métallique de près d’un mètre soixante-dix se composa entre ses doigts. Il se terminait par une longue lame effilée et arquée, qui mesurait près de quatre-vingts centimètres qui était attachée perpendiculairement.

— Allez, Alan, concentre-toi, souffla-t-il en resserrant sa prise sur le métal de la faux, essayant visiblement de calmer son appréhension. Rappelle-toi ce qu’il t’a dit…

Il leva l’outil au-dessus de sa tête, avant de l’abattre vers le majordome. Mais plutôt que de le transpercer d’un coup, il exécuta deux coupes rapides au-dessus de sa poitrine, tranchant net ses vêtements au niveau de son cœur. Fixant avec inquiétude le cadavre, le blond soupira de soulagement en voyant une légère lumière blanche apparaître, illuminant le visage figé du domestique. Tenant la faux d’une main, il se pencha pour prendre une petite sphère : c’était elle qui produisait cette lueur vive.

— Wouah, c’est donc à cela que ça ressemble ! commenta-t-il avec un grand sourire ravi en la tournant devant lui comme un objet de décoration. Eh bien, c’était plus facile que je ne le pensais, conclut-il en la glissant dans une sacoche qu’il portait en bandoulière. Tout s’est passé sans accro.

Ce ne fut qu’en redressant la tête que ses yeux gris clair croisèrent deux autres regards. Le premier était surpris, et le second, simplement mitigé.

— Oh la boulette…

Ce fut la seule phrase qu’Alan River parvint à dire en constatant qu’il avait enfin la troisième règle du code : ne récolter que lorsqu’on est certain qu’il n’y a pas de témoins humains dans les alentours. C’était une règle importante, et lui, petit débutant, n’avait pas pensé à s’assurer que personne ne l’observait.

— Ce n’est pas vrai… soupira-t-il avec déception, passant une main lasse sur son visage. Je suis vraiment désolé que vous ayez vu ça… Vous allez devoir y passer aussi…

C’est dommage pour eux, ils n’étaient pas sur la liste. Il faut vraiment que j’apprenne à être plus prudent pour que ça n’arrive plus.

Ces deux-là avaient réussi à se mettre plus ou moins en sécurité, loin du lieu du naufrage. Avec un peu de chance, ils auraient pu s’en sortir, même sur ce canot à moitié détruit. Mais les lois ne pouvaient pas être transgressées, et la scène dont ils avaient été témoins les condamnait malgré eux.

Alan serra le manche métallique dans sa main si fort que les jointures de ses phalanges en devinrent blanches. Il fit quelques pas dans le vide pour s’approcher d’eux, puis il leva son arme à nouveau. Au moment où il l’abattait vers l’adolescent immobile et silencieux, il sentit soudainement une force la repousser brusquement, le faisant vaciller.

— Mais, qu’est-ce qu’il s’est passé ? lâcha le jeune homme en regardant sa faux comme si cette dernière était la cause de ce phénomène étrange.

— Je suis navré pour vous, monsieur, intervint Severian avec calme et froideur sans détourner les yeux de lui. Mais je ne peux pas vous laisser approcher mon maître. Trop de personnes ce soir l’ont fait et cela me rend malade.

— Q-quoi ? bégaya Alan sans comprendre. C’est vous qui m’avez repoussé ? C’est impossible !

— Je pense qu’au point où nous en sommes, avança Hyperion d’une voix épuisée en serrant autour de lui la veste de son serviteur, le mot « impossible » n’a plus vraiment sa place dans mon vocabulaire.

— Qu’est-ce que c’est, cette histoire ? s’énerva leur interlocuteur avant de bondir dans leur direction, perdu dans une incompréhension totale.

Il dirigea la lame de sa faux vers l’homme aux cheveux noirs, et à sa grande surprise, il le vit s’extirper des flots. Comme s’il pouvait marcher sur la surface instable de l’eau, le démon prit appui dessus avant de dévier la frappe. Lorsque le blond cligna des yeux, le précepteur était à nouveau dans l’eau, comme si ce qu’il venait de voir n’était qu’une hallucination. Pourtant, une nouvelle fois, son attaque avait été repoussée.

— Comment faites-vous ça ? Et c’est quoi, cette odeur bizarre ?

En effet, une senteur étrange envahissait les environs. Alan plaqua sa main sur sa bouche et son nez, dérangé. Son regard dévia sur le corps flottant de Jones, le jaugeant du regard.

Est-ce que son corps serait déjà en train de pourrir ? Pourtant, la décomposition devrait être plus rapide dans l’eau froide…

— Alan River, puis-je savoir à quoi tu joues, sombre idiot ? interrogea une voix sèche et réprobatrice.

L’intéressé se retourna brusquement, mais soupira de soulagement en reconnaissant la personne qui se rapprochait. Marchant également à quelques centimètres des flots légèrement agités, un homme s’avança, surgissant hors des ténèbres de la nuit noire. Ses cheveux bruns et courts étaient tirés en arrière, à l’exception de quelques mèches fines qui se balançaient devant ses yeux presque blancs. Son visage affichait un air austère et hautain, ses traits crispés sous le dédain. Il portait un costume noir, ainsi qu’une paire de gants de la même couleur. Il tenait à la main un porte-document qui comportait de très nombreuses pages.

— Monsieur Cameron, vous êtes là ! souffla Alan en esquissant un petit sourire rassuré.

Atlas Cameron, visiblement très furieux, fronça les sourcils en sortant un peigne de sa poche. Il replaça soigneusement ses cheveux rebelles avant de le ranger.

— Oui, et si tu faisais ton travail convenablement, je n’aurais pas dû me déplacer ! le réprimanda-t-il, ses lèvres se crispant sous la colère et la déception. Je t’ai envoyé à l’endroit que je pensais être le plus sûr du naufrage pour récupérer une seule pauvre âme. Et tu as encore réussi à te la couler douce dans mon dos !

Le jeune homme déglutit péniblement en baissant la tête d’un air coupable. Cependant, semblant retrouver un semblant de courage et un bon prétexte, il pointa du doigt Hyperion, qui se sentait étranger à cette scène de plus en plus absurde, et Severian qui fixait le nouvel arrivant d’un air dépité.

— Je suis vraiment désolé, monsieur ! reprit-il d’une voix chargée d’excuse, presque larmoyante. Je suis indigne d’être en mission avec vous ! Ces deux-là m’ont vu récupérer une âme, et j’étais sur le point de résoudre ce petit problème.

Les yeux gris clair de son collègue le quittèrent pour dériver sur le domestique qui le fixait également. Après quelques secondes à le scruter silencieusement, il plissa le nez d’un air dégoûté.

— Ma parole, tu es vraiment un débutant ! lâcha-t-il avec un désespoir moqueur en posant sa main libre sur sa hanche. Tu n’es pas près de lui prendre son âme, à celui-là. Tu n’as rien senti de particulier, par hasard ?

— Si, justement, approuva Alan en hochant vigoureusement la tête, à tel point que le jeune noble crut un moment que son crâne allait se détacher de son cou. Mais je ne sais pas d’où ça vient, ça m’étonnerait que ce soit ce corps.

— C’est pitoyable, déplora Atlas en plaquant sa paume sur son front, de plus en plus dépité. Sache, sombre idiot, que cette odeur nauséabonde est caractéristique des démons. Qui plus est, tu n’as pas été provoqué n’importe lequel de ces déchets : c’est le cinquième du classement des démons.

— Je suis un peu perdu, admit son interlocuteur en se grattant nerveusement le crâne, un peu gêné.

— Et il n’est pas le seul, intervint l’adolescent en adressant un regard perdu à son serviteur. Severian, qui sont ces types ? demanda-t-il avant de poser ses doigts froids sur ses paupières, se concentrant pour reformuler sa question. Ou plutôt, que sont-ils ?

La créature des ténèbres esquissa un mince sourire, bien que le blond remarquât immédiatement qu’il devait s’y forcer.

— J’ai le déplaisir de vous annoncer que nous avons à dos des faucheurs, jeune maître. Leur travail est de collecter les âmes des humains décédés afin de déterminer ce qu’ils vont devenir ailleurs.

— Et avant tout, coupa l’homme aux cheveux bruns en fronçant les sourcils, comme si parler avec le noiraud le répugnait, notre travail est d’empêcher les créatures immondes de votre genre de dévorer les âmes des défunts ! Aussi, pour mener notre besogne sans être importuné, votre présence n’est pas souhaitable.

— Je commence à trouver tout cela très lassant, soupira le précepteur en secouant la tête avec dépit. Ennuyant et agaçant. Qu’ai-je donc fait pour que les êtres surnaturels se réunissent aujourd’hui pour tenter de me tuer ?

— Si votre but est de préserver les âmes humaines des démons, intervint Hyperion à l’adresse des deux faucheurs, essayant d’éviter ce qu’il commençait à redouter, nous laisserez-vous tranquilles si je vous assure qu’il ne vous dérangera pas dans votre travail ?

— C’est bien tenté, commenta Cameron en lui lançant un regard perçant et dédaigneux. Mais vous ne pourrez pas nous rouler d’une façon aussi grossière. Personnellement, je mets les chiens des rues dans le même panier que leur maître, l’un ne va pas sans l’autre. Vous seriez capable d’enlever la laisse qui le retient dès que nous avons le dos tourné. C’est hors de question.

Le blond eut beaucoup de difficultés à cacher sa surprise. Il n’aurait pas pensé qu’il se montrerait aussi perspicace, au point de voir si clair dans son jeu. Il avait feint de vouloir éviter la confrontation pour les forcer à baisser leur garde. Ce fut à cet instant qu’il comprit que leurs adversaires actuels n’avaient rien en commun avec les précédents. Contrairement à Aurora, ils semblaient parfaitement calmes et sereins, et ils avaient pleinement conscience de leurs avantages.

— Severian, est-ce que tu penses que tu peux les battre ? demanda-t-il en se tournant vers son domestique.

Celui-ci esquissa un sourire amusé et sincère. Ses yeux rouge vif pétillèrent tandis qu’il dévoilait ses huit canines acérées.

— Inutile de poser la question, répondit-il, son regard brillant de malveillance. Donnez-moi un ordre, s’il vous plaît.

L’adolescent resta silencieux quelques secondes, réfléchissant avec soin à la prochaine phrase qu’il allait prononcer. Il avait fait trop d’erreurs ce soir, et il était hors de question de recommencer. De plus, les faucheurs semblaient être des adversaires de taille, et il devait mettre tous les atouts possibles du côté de son démon.

— Tue-les tous les deux, fais-en ta priorité numéro un ! Je te l’ordonne !

La marque s’illumina dès qu’il eut articulé le dernier mot. Celle sur le dos de la main du noiraud prit la même couleur et la même brillance sous l’eau sombre de l’océan.

— As you wish, my Lord.

— Voilà pourquoi je déteste ces choses, grimaça Atlas en roulant des yeux, sa main se colorant légèrement d’argenté avant que sa faux ne se matérialise entre ses doigts. Ils ne sont rien de plus que des cabots obéissants. Alan River, récupère la pauvre âme de ce garçon, je me charge de son esclave.

Le brun rangea son porte-document dans une sacoche en cuir râpé avant de s’élancer en premier pour passer à l’offensive. Suivant son collègue, qui était sans doute aussi son supérieur, Alan accourut vers Hyperion, son arme prête pour l’assaut.

La tournure violente des événements chassa toute sensation de froid dans les membres du jeune noble. Il eut tout juste le temps de voir Severian s’extirper de l’eau pour repousser l’attaque de Cameron avant de lui-même plonger sur le fond du canot pour éviter la coupe du jeune homme au dernier moment. Il entendit le sifflement dans l’air avant que la lame ne frôle ses cheveux.

Mon seul avantage sur lui est qu’il a l’air de ne pas être très expérimenté. Mais si Severian n’arrive pas à se débarrasser de l’autre, je ne donne pas cher de ma peau.

Pourtant, si le garçon était en difficulté par rapport à son adversaire, son domestique n’était pas dans une meilleure situation. Visiblement, à l’inverse des faucheurs, les démons n’avaient pas la capacité de flotter. Sans sol dur sous ses pieds, il n’avait pas de support pour sauter.

Ils ont largement le dessus sur nous.

Severian n’avait pas la même mobilité que son ennemi, et contrairement à ce dernier, il ne disposait d’aucune arme pour se battre. En temps normal, ses points forts se trouvaient dans le combat au corps-à-corps. Malheureusement, s’approcher du brun semblait presque impossible, car la longueur considérable de la faux imposait une distance entre eux.

Et même si je lui ai ordonné de les tuer en priorité, le pacte le force à me protéger, ce qui signifie qu’il doit maintenir ce canot à flot. Mais comment fait-il pour ne pas tomber à l’eau lui-même ?

Les déplacements de la créature des ténèbres étaient si vifs qu’il n’avait pas le temps de perdre l’équilibre. Il posait à peine le pied à la surface de l’eau qu’il partait déjà. Cependant, cela impliquait aussi pour lui de rester continuellement en mouvement.

Il ne pourra pas tenir ce rythme indéfiniment. Il se fatiguera beaucoup trop vite. De plus, il passe régulièrement près de moi pour empêcher le bateau de sombrer. Et il se contente de se défendre.

Cameron avait visiblement compris qu’il partait avec beaucoup d’avantages, et que la meilleure façon de clôturer le combat au plus vite était de se montrer très agressif pour ne pas laisser le temps à Severian de devenir offensif.

— River, qu’est-ce que tu fabriques ? aboya Atlas à l’adresse de son homologue blond. Ce gamin devrait avoir été fauché depuis plus de trois minutes ! Je te laisse le travail le plus sûr et tu parviens encore à perdre du temps !

Hyperion jeta un regard sur sa gauche, où l’intéressé flottait à quelques mètres. Lui aussi regardait l’affrontement entre son supérieur et le démon. Cependant, la remontrance du brun le ramena à la réalité : il avait une âme à récupérer. Déterminé, il se tourna vers sa cible, son regard gris clair quittant son admiration pour devenir sérieux et consciencieux.

Sa faux fermement tenue dans sa main, il fonça droit sur l’enfant. La lame tranchante entailla le bras de l’adolescent.

Du moins, elle le fit jusqu’à ce qu’un puissant coup de pied dans le ventre de la part du noiraud repousse Alan à dix mètres du canot de sauvetage. Profitant de ce contact, il se propulsa dans l’autre sens avant d’attraper le bord de l’embarcation avec deux doigts pour l’empêcher de couler. Ensuite, il se baissa pour éviter l’arme de Cameron qui passa juste au-dessus de sa tête.

— Je pensais que vous étiez un chien, mais je vois que je me suis trompé, gronda celui-ci avec mauvaise humeur en se redressant. Vous tenez plus du lapin à en juger la façon dont vous bondissez partout. Après tout, cela me convient, je vais mettre fin à cette chasse. Et River, bouge-toi un peu !

Le jeune faucheur se redressa péniblement, une main crispée sur son estomac, comme s’il était au bord de la nausée. Pourtant, moins d’une seconde plus tard, il repartait à l’attaque. Le garçon plaqua sa main sur sa blessure pour essayer d’en calmer le saignement qui commençait à imbiber ses habits du liquide écarlate, le fixant sans détourner les yeux. Et la lueur d’obstination qu’il vit dans le regard de son assaillant ne le trompait pas : cette fois, il ne raterait pas son coup.

Aussi, ce fut non sans une sensation de soulagement qu’il vit la silhouette sombre aux iris rouges derrière Alan. Bientôt, ils seraient débarrassés de lui, et ils ne leur resteraient plus qu’un ennemi à éliminer. À présent, Severian était dans son dos, sa main tendue devant lui pour lui broyer le crâne. Hyperion ferma les yeux pour ne pas voir ce qui allait arriver, sachant que la vue des tripes le mettait particulièrement mal.

Et le sang gicla dans les airs avant de retomber dans le canot. Un silence de mort tomba soudainement avant que la voix de Cameron ne se fasse entendre. Mais contrairement à ce à quoi l’adolescent s’attendait, il semblait calme, quoiqu’un peu énervé.

— Je ne pensais pas que vous auriez autant d’audace. Tuer mon élève était très risqué comme plan.

Quelque chose de chaud et poisseux tomba sur le jeune noble qui tressaillit. Ne pouvant se murer dans l’ignorance, il trouva en lui le courage de redresser la tête. Et le spectacle sinistre lui donna immédiatement envie de vomir.

Severian était sur l’extrémité du canot, le maintenant à flot par un équilibre de balance. Et la faux d’Atlas l’avait totalement transpercé dans le dos pour ressortir de l’autre côté de son abdomen. Sa main aux ongles noirs était toujours tendue vers Alan, à quelques centimètres de son visage. Ce dernier s’était figé de terreur, haletant avec difficulté en fixant les doigts qui tremblaient fortement devant lui.

La figure du noiraud était maculée de son propre sang, comme s’il avait craché du sang, ce qui était probablement arrivé. Ses yeux étaient écarquillés sous la surprise, et surtout la douleur, avant de descendre lentement vers son torse. Hyperion l’imita et dut plaquer sa main sur sa bouche pour se retenir de recracher son dernier repas. À l’endroit où l’arme l’avait traversé, une gigantesque tâche rouge s’étalait de plus en plus, couvrant ses vêtements. La simple vue de la lame maculée de sang donna un haut-le-cœur au blond.

Derrière son serviteur, Atlas arborait une mine grave, mais surtout furieuse. Maintenant sa faux d’une main, il appuya sur le manche de l’autre. Elle trancha encore un peu plus le corps du démon. Celui-ci ne put que lâcher un râle de douleur, sans parvenir à bouger.

— Savez-vous combien de temps est nécessaire pour former correctement un faucheur ? demanda-t-il, sa voix devenant glaciale et dangereusement calme. Plus de deux ans. Je refuse que vous ruiniez mon travail aussi facilement. River, termine ton boulot, maintenant.

Son jeune collègue semblait toujours en état de choc en fixant le précepteur. Mais il parvint à reprendre un semblant de contenance, bien que ses mains tremblaient terriblement en tenant son arme. Une ultime fois, il la leva au-dessus de lui, et cette fois, Hyperion ne voyait plus aucune échappatoire.

Telle ne fut pas sa surprise lorsque la main marquée et tachée de sang de Severian attrapa la lame à un centimètre de son visage. La créature des ténèbres avait réussi à se dégager de la faux de Cameron, sa blessure laissant s’échapper un flot continu d’hémoglobines. De plus près, l’adolescent pouvait entendre sa respiration désordonnée et précipitée et sentir les relents métalliques du sang.

— Savez-vous combien de temps j’ai passé au service de cet enfant ? interrogea-t-il à l’adresse du brun d’une voix rauque, ses doigts se resserrant sur sa prise. Plus de deux ans. Et moi aussi, il est hors de question que je vous laisse détruire mon laborieux travail ! Tant que je vivrai, n’espérez même pas vous en prendre à lui !

Atlas resta silencieux quelques secondes en le fixant sans ciller. Finalement, il poussa un profond soupir en faisant un vague signe de la main à Alan.

— Laisse-le, nous avons un travail plus urgent, souffla-t-il en reprenant un ton indifférent et désinvolte.

— Mais… balbutia le jeune homme aux cheveux dorés sans comprendre, relâchant cependant la pression qu’il exerçait sur sa faux. Monsieur, il est presque mort, et nous ne pouvons pas laisser de témoins !

— Cela va faire un quart d’heure qu’ils nous retiennent ici, coupa sèchement Cameron en reprenant son peigne pour arranger les mèches qui s’étaient dérangées pendant le combat. Inutile de les laisser continuer. En quinze minutes, tu as récupéré une âme, et moi, aucune. Il en reste près de huit-cents là-bas, et je n’ai aucune envie de faire des heures supplémentaires.

— On leur expliquera ce qu’il s’est passé, tenta une nouvelle fois le jeune faucheur.

— Les excuses ne les intéressent pas ! rétorqua son supérieur en faisant volte-face, sortant un chiffon d’une poche intérieure de sa veste. Mais tu peux être certain que tu verras la baisse de ton salaire si tu continues de te tourner les pouces. De toute façon, ce garçon est lié par un pacte avec ce chien malodorant, il se fera dévorer tôt ou tard. Raah, je déteste me servir de ma faux comme ça, le sang de ce déchet l’a salie et je vais devoir la désinfecter avant de collecter les âmes.

Ne trouvant plus d’arguments contraires et comprenant que sa paie était en jeu, Alan ne chercha plus à discuter et le suivit après un dernier regard sur le petit noble. Ce dernier, dès que les faucheurs furent hors de vue, se tourna vers le démon.

— Severian ? Tu… est-ce que… hésita-t-il avant de se dire que c’était plutôt stupide de lui demander s’il allait bien. Pourquoi ta blessure ne guérit pas ?

Le noiraud se laissa simplement glisser du canot et de retomber dans l’eau froide, et tout le sang qui le couvrait partit. Il s’appuya sur le bord de l’embarcation, haletant de douleur, ses dents serrées sous la souffrance.

— Monsieur… souffla-t-il d’une voix à moitié étouffée. Votre ordre…

Il fallut quelques secondes à Hyperion pour comprendre le sens de ses mots. Ce ne fut qu’en voyant la marque de son domestique se couvrir d’un liquide écarlate qu’il saisit ce qu’il voulait dire. Son dernier ordre avait été de tuer les deux gêneurs, et comme il n’avait pas réussi à le faire, sa main devait sans doute le faire atrocement souffrir.

— Calme-toi, Severian, je te l’ordonne, murmura-t-il au démon d’une voix qui se voulait apaisante, tout en rampant prudemment vers lui.

Immédiatement, la respiration hachée et ponctuée de gémissements difficilement retenus s’apaisa, laissant place à des inspirations et des expirations légèrement plus régulières, bien que toujours saccadées. Le bas de son visage était constamment à moitié dissimulé par les nuages de buée qu’il laissait échapper. Ne sachant pas vraiment ce qu’il pouvait faire pour l’aider, et n’osant même pas toucher sa main de peur de lui faire mal, le blond passa ses doigts dans ses mèches noires. Son domestique sursauta au contact, mais ne fit rien pour le briser.

— Maintenant, je comprends vraiment bien pourquoi Jones disait que tu donnais de ta personne pour moi, déclara doucement l’adolescent sans oser croiser son regard. Je suis sûr que tu ferais un excellent majordome…

— J’espère que vous n’êtes pas en train de profiter de ce moment de faiblesse de ma part pour essayer de me duper, répondit Severian en posant son front sur ses avant-bras, sa voix toujours tremblante. Vous ne m’aurez pas de cette façon, jeune maître. Jusqu’à ce que j’aie eu le temps d’y réfléchir à tête reposée, je resterai votre précepteur, et rien de plus.

— Tu me connais bien, commenta le concerné en esquissant un sourire hésitant avant de baisser les yeux vers la blessure qui barrait son torse et de la désigner d’un signe du menton. Elle n’a pas l’air de cicatriser, ça ne prend pas autant de temps normalement.

La créature des ténèbres prit sa main dans la sienne, et Hyperion fut plutôt surpris de constater que contrairement à lui, ses doigts étaient étonnamment chauds. Pourtant, ses membres tremblaient, comme s’il ressentait également le froid.

— C’est la faux, expliqua-t-il, son ton devenant plus réticent et hésitant. Elle produit sur moi un effet très différent. Les armes des humains ne sont pas très efficaces contre les gens comme moi. Au mieux, elles ne produisent qu’un effet de surprise, mais sans plus. En revanche les armes des faucheurs sont beaucoup plus dangereuses, car leur composition ralentit la régénération de mes cellules. Donc je guéris à une vitesse normale et non pas comme d’habitude.

— Mais dans ce cas, l’eau de mer… fit remarquer le blond, réalisant à quel point son serviteur était dans une horrible situation.

— Oui, confirma celui-ci sans même qu’il ait besoin de terminer sa phrase, un rictus douloureux sur les lèvres. Le sel qui y est présent rentre dans ma blessure, et je peux vous garantir que ce n’est pas très agréable.

Sans lâcher sa main, Hyperion s’allongea dans le canot de sauvetage, essayant de se couvrir au mieux avec la veste de son domestique. Severian cacha son visage dans ses bras, parcouru de frissons, sa respiration étant elle aussi un peu tremblante.

— Tu as froid ? interroge le garçon, constatant qu’il claquait même un peu des dents.

— En effet, admit le noiraud sans redresser la tête. Mon corps produit moins de chaleur pour essayer de guérir au mieux. Mes fonctions vitales sont diminuées, donc je suis plus vulnérable. Mais je pense que ces faucheurs nous laisseront tranquilles ce soir, ils ont sans doute beaucoup de travail.

Ses doigts entremêlés avec ceux du démon, bercé par le bruit tranquille de l’eau et le souffle à peine audible de l’adulte, l’adolescent finit par trouver le sommeil, enroulé dans la veste noire. La créature des ténèbres, en revanche, n’arrivait pas à dormir, et faisait même tout pour empêcher ses yeux de se fermer. Heureusement, les picotements du sel marin sur sa blessure le rappelaient à l’ordre s’il commençait à sombrer. Ses membres étaient engourdis par le froid, mais ses jambes continuaient de bouger pour maintenir le canot à la surface.

Il resta ainsi plus d’une heure, essayant de penser à autre chose qu’aux événements de la soirée. Pendant quelques instants, il essaya de se concentrer sur la respiration paisible de son maître, mais il était incapable de se vider la tête. Ce soir, ce garçon avait perdu ses parents. En raison des complications engendrées par Cameron et son disciple, il avait sans doute oublié ce fait.

Ce n’est pas plus mal ainsi. Mieux vaut qu’il profite d’un repos tranquille, sans s’en préoccuper. Ses problèmes auront tôt fait de le rattraper, s’il peut les abandonner le temps d’une nuit, c’est tout ce qu’il lui faut.

Perdu dans la douleur et ses pensées, il fallut plusieurs dizaines de secondes à Severian pour constater qu’il entendait quelque chose. Ce n’était pas le doux son de l’eau autour de lui ni les inspirations et expirations paisibles du jeune garçon. C’était une voix d’homme lointaine, à plusieurs centaines de mètres d’eux.

Sortant de sa torpeur, le démon redressa la tête, se tournant vers l’endroit où le Pacific avait coulé plus d’une heure avant. Il plissa les yeux, se concentrant pour parvenir à voir nettement malgré la distance considérable.

Sillonnant entre les corps des gens morts de froid, un canot de sauvetage presque vide avançait. Les deux marins qui tenaient les rames faisaient attention de ne pas heurter les défunts. Un troisième distribuait d’épaisses couvertures à trois rescapés trempés et frigorifiés. Un dernier, qui portait un uniforme d’officier, hurlait à pleins poumons pour essayer de localiser d’autres potentiels survivants.

C’est notre chance…

Le noiraud détacha doucement sa main de celle d’Hyperion avant de glisser celle du jeune garçon sous la veste. Parvenant à récupérer un peu d’énergie, Severian resserra ses doigts sur le bord du canot avant de se diriger vers le lieu du naufrage du paquebot. Ses membres étaient encore engourdis, et ses vêtements lui collaient à la peau. De plus, chacun de ses mouvements relançait avec plus de force la douleur dans son torse.

Cela ne l’empêcha pas de maintenir une bonne allure, même à la nage. En une minute et demie, il avait rejoint la zone parsemée de centaines de corps gelés. Ce fut presque avec soulagement qu’il constata que l’officier dans le canot tournait la tête vers lui alors qu’il s’apprêtait à hurler à nouveau.

— Là-bas, à bâbord ! s’exclama-t-il à l’adresse des deux rameurs. Il y a quelqu’un qui bouge là-bas !

Les deux marins reprirent leurs rames pour se diriger vers l’endroit que leur supérieur désignait du doigt. En un battement de cils, les iris rouges et flamboyants de Severian prirent une couleur marron chaud. Et une demi-minute plus tard, l’embarcation de sauvetage était près de lui.

— Est-ce que vous pouvez bouger, monsieur ? interrogea l’officier en redressant sa casquette sur sa tête, laissant voir ses cheveux roux.

Ignorant royalement sa question, le domestique désigna d’un signe du menton le garçon endormi.

— Faites monter mon maître d’abord, déclara-t-il simplement en s’empêchant fermement de frissonner pour ne laisser aucun signe de faiblesse apparaître.

L’homme haussa les sourcils de surprise devant cette réaction inattendue, avant de soupirer d’exaspération et de tendre une main à Severian.

— Ne soyez pas idiot ! cracha-t-il avec impatience. Vous êtes dans l’eau glacée. Nous le ferons monter juste après vous !

La seule réaction du serviteur fut de reculer, en fixant sa main comme s’il s’agissait d’un insecte particulièrement repoussant. Son regard exprimait un grand dédain tandis qu’il lâchait un reniflement méprisant.

— Monsieur, en tant que précepteur, je refuse de faire passer ma personne avant mon maître. En voulant me forcer à briser ce serment, vous m’offensez, moi ainsi que ma profession ! Alors, faites-le monter. Maintenant, ajouta-t-il avec fermeté en voyant son interlocuteur prêt à protester à nouveau.

Le marin le fixa quelques secondes, de plus en plus stupéfait, son expression étant à la limite de l’ahurissement. Cependant, il finit par soupirer profondément, admettant sa défaite, et se pencha pour attraper le jeune noble qui ne s’était pas réveillé durant leur altercation. À peine l’eut-il déposé dans le fond du canot de sauvetage que son collègue l’enroula dans une chaude couverture en laine.

L’officier présenta une seconde fois sa main à Severian, et cette fois, il la saisit, prenant cependant garde de n’utiliser que sa main droite pour ne pas risquer de laisser voir sa marque. Il sortit de l’eau gelée, ses habits dégoulinants, tout comme ses mèches noires. Immédiatement, le roux posa une couverture sur ses épaules avant que le domestique ne s’allonge dans le fond, soudainement à bout de force. Il passa son bras sous la tête d’Hyperion, avant de les recouvrir tous les deux comme il le pouvait avec sa propre couverture.

L’officier John Phillips, après avoir annoncé à ses camarades qu’ils avaient fait le tour de la zone et qu’il était temps de rattraper les autres canots, s’assit en soupirant profondément. Il était visiblement déçu de si peu de résultat. Il releva sa casquette sur sa tête et leva les yeux vers les cinq rescapés qu’ils avaient remontés de l’eau glaciale de l’océan. Un Japonais, un Américain et un Anglais frissonnaient en claquant des dents. Ils les avaient retrouvés sur des planches et des débris et remontés à temps avant qu’ils ne gèlent.

Mais incontestablement, les deux plus étranges étaient ce curieux duo du précepteur et de son maître. Étant donné que le serviteur était le seul passager encore réveillé et conscient, il s’approcha de lui et s’assit près de lui.

— Je suis désolé d’avoir haussé le ton tout à l’heure, lança le roux sans oser le regarder dans les yeux. Je craignais simplement pour votre survie et je ne voulais que vous aider.

— Ce n’est rien, assura Severian sans détourner le regard du blond qui respirait paisiblement. Vous effectuez votre travail et je fais le mien. Je ne pouvais pas me faire passer avant lui.

Mais ses yeux marron descendirent vers la blessure qui avait déchiré la chemise d’Hyperion, et qui l’avait imbibée de sang.

— Excusez-moi de vous demander cela, mais n’auriez-vous pas, à tout hasard, un mouchoir propre sur vous ? questionna le noiraud en examinant rapidement la coupure. Le mien est imbibé d’eau de mer et je ne voudrais pas que cette plaie s’infecte.

— Vous êtes vraiment très prévenant avec lui, commenta John en adoptant un ton légèrement rieur pour essayer de détendre l’atmosphère, avant de sortir une petite serviette de sa veste bleu marine et de le lui tendre.

Sans répondre, le démon passa le mouchoir immaculé par l’ouverture dans la chemise abîmée avant de faire le tour de son bras pour l’attacher comme une sorte de bandage. Sans ouvrir les yeux, le blond soupira de soulagement, toujours dans les bras de Morphée, avant de se blottir contre son domestique.

— Vous lui avez donné votre veste ? s’étonna l’officier en constatant que l’habit en question était beaucoup trop grand pour sa petite taille. Vous n’avez pas trop froid ?

— Un peu, mais ce n’est pas important.

Severian s’allongea pour de bon, sentant que la fatigue le gagnait de plus en plus. Cependant, malgré qu’il sentait le sommeil s’emparer de lui, la voix effarée de Phillips le tira à sa presque somnolence.

— Mon Dieu ! Mais vous êtes gravement blessé !

Sa main se tendait vers le gilet noir où une tache sombre s’était étendue, son visage crispé sous l’épouvante à la vue d’une telle blessure. Cependant, un coup sec sur son bras le dissuada d’essayer de l’examiner. Et à en juger par le regard noir qui brillait dans les prunelles marron du précepteur, John comprit que cette affaire ne le regardait pas.

— Je suis désolé… s’excusa la créature des ténèbres en se rendant compte que la violence de son geste était plutôt suspecte. C’est un réflexe…

— J-Je comprends, bafouilla le roux, encore étonné de cette réaction brutale. Mais je suis tout de même surpris… vous vous inquiétez pour une coupure au bras de votre maître, mais vous passez sous silence votre propre blessure qui est bien plus grave.

— En quoi le dire m’aurait été utile ? interrogea le noiraud en haussant un sourcil. Vous n’avez sûrement pas de bandage sur vous, et ce n’est pas ça qui me tuera.

Il débloque ? Il ne se rend pas compte qu’il saigne toujours ? S’il ne reçoit pas rapidement des soins, il risque d’y passer…

À défaut de pouvoir le soigner, John préféra laisser le rescapé se reposer et alla apporter un peu de soutien à ses marins. Étant maintenant exténué, il ne fallut pas très longtemps à Severian pour sombrer dans un sommeil bercé par le mouvement du canot de sauvetage.

— REGARDEZ ! UN BATEAU VIENT À NOTRE SECOURS !

Ce fut ce cri qui réveilla les cinq rescapés vers six heures et demie du matin. Hyperion battit des paupières quelques secondes, ayant du mal à se réveiller de sa courte nuit. Une petite douleur le pinça au bras, et il constata qu’il avait un mouchoir attaché autour de la blessure qu’Alan lui avait infligé. Maintenant le bandage improvisé d’une main, il se redressa, les yeux encore mi-clos.

— Severian ? Tu es où ? marmonna-t-il d’une voix rauque et pâteuse, ayant du mal à s’adapter à la faible lumière matinale.

— Ici, my Lord, lui répondit une voix douce, mais épuisée, avant qu’une main aux ongles noirs ne se pose sur son épaule.

En tournant légèrement la tête, le blond vit le sourire rassurant de son précepteur. Celui-ci avait une couverture sombre sur les épaules, et sa main était crispée sur sa blessure qui barrait son torse. Le soleil se levait à peine, diffusant une faible lumière jaunâtre à l’horizon. Les trois autres naufragés se redressèrent, visiblement encore dans les brumes du sommeil. Au loin, la silhouette sombre d’un bateau se dressait, crachant des nuages de fumée par ses deux cheminées.

Se sentant soudainement soulagé, Hyperion ramena ses genoux contre ses épaules avant de les entourer de ses bras. Il se serra contre le démon, profitant de la chaleur qu’il dégageait. Mais l’odeur de sang eut tôt fait de lui rappeler qu’il était gravement blessé.

— Comment va ta blessure ? demanda-t-il en essayant de ne pas regarder la tache écarlate de sa chemise.

— C’est encore un peu douloureux, mais les saignements ont cessé durant la nuit, admit le noiraud en replaçant la couverture sur les épaules de son jeune maître. Ne vous inquiétez pas pour moi.

— Tu en as de bonnes, toi, rétorqua le blond d’un ton grinçant en fronçant les sourcils. Comment veux-tu que je fasse comme si de rien n’était ? Quand nous serons à New York, nous commencerons par prendre un peu de repos.

— Mais…

— Ce n’était pas une question, Severian, coupa sèchement le jeune noble. Tu prendras du repos également, je te l’ordonne.

Il laissa sa tête s’appuyer sur les genoux de son domestique, prenant une mine boudeuse.

— As you wish, my Lord, céda le noiraud, admettant sa défaite.

— De toute façon, tu ne pourras pas faire grand-chose dans cet état. Et je ne suis pas un monstre au point de te faire travailler dans ces conditions…

Le démon ne trouva rien à redire, comprenant qu’il ne servait à rien d’essayer de discuter : son jeune maître faisait sans doute partie des personnes les plus têtues qui existent dans le monde des humains. Et de toute manière, il devait bien admettre qu’il avait raison : avec une telle blessure, il n’était pas vraiment en bonnes dispositions pour accomplir son travail.

Il fallut aux marins près de deux heures pour ramer jusqu’au navire de secours. Sur ce temps-là, le soleil s’était levé pour de bon, laissant apparaître des reflets dorés à la surface de l’eau. Le bateau qu’ils avaient rejoint était en réalité un paquebot transatlantique : le Celtic. C’était plutôt ironique que ce paquebot de la White Star Line vienne récupérer les passagers du Pacific, un navire de la compagnie rivale qui avait spécialement été conçu pour le concurrencer. Mais dans les cas de naufrage, n’importe quelle aide même venant d’un rival était la bienvenue.

Le dernier canot à être chargé fut celui de John Phillips. Les passagers étaient rassemblés sur le pont de deuxième classe, et les officiers du Celtic s’attelaient à la tâche de récupérer les noms des rescapés afin de pouvoir dresser une liste de disparus. Épuisé par sa courte nuit, Hyperion laissa son serviteur s’en charger et essaya pour sa part de localiser un endroit tranquille. Cependant, à peine Severian l’avait-il rejoint qu’une voix familière retentit derrière eux.

— Hey ! Monsieur !

Tandis qu’ils se retournaient, l’homme aux cheveux roux accourait dans leur direction. Il avait les joues rouges et haletait, sans doute qu’il les avait cherchés sur une bonne partie du pont.

— Je vous retrouve enfin ! soupira-t-il en en se redressant, son cœur battant la chamade. Les marins de ce bateau ont des bandages, nous allons pouvoir vous soigner. Venez, suivez-moi.

Le démon échangea un regard avec son jeune maître qui haussa simplement les épaules avec désinvolture, un petit sourire aux lèvres. Ils se mirent sur ses talons sans dire un mot, pensant exactement la même chose :

Ce type prend vraiment son travail très à cœur !

— Je ne pouvais vous laisser disparaître sans vous administrer les premiers soins, proclama John comme s’il dictait un texte appris à l’avance. Et puis, il faut nous raconter comme vous avez pu vous blesser à ce point.

Tournant le dos à ses interlocuteurs, l’officier Phillips ne sut jamais que ce jour-là, deux personnes qu’il s’efforçait d’aider commencèrent à regretter d’être montées à bord de son canot. Plaquant chacun une main sur leur front en silence, le duo le suivit néanmoins, essayant de trouver un prétexte crédible pour une telle blessure, en évitant à tout prix de rentrer dans l’absurde…

Maudits faucheurs !

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