

Chapitre 1: Claudine
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Chapitre 1: Claudine
Il est 11 h, mamie s’éveille.
Elle s’assoit péniblement sur son vieux matelas crasseux et déchiqueté. Elle cherche des yeux de quoi boire ou manger. Une poche en kraft couleur châtaigne accroche son regard. Elle ne peut pas l’atteindre, s’allonge sur le côté, roule un peu, tend un bras pour la saisir de deux doigts déformés, la tire jusqu’au bord de sa couche répugnante. La bouteille qu’elle dissimule n’est pas complètement vide. Il reste une ou deux gorgées qu’elle siphonne sans attendre : s’alcooliser avant que ne revienne la moindre étincelle de lucidité.
La matinée est belle, silencieuse. Il fait frais cependant. Malgré l’heure tardive, la chaleur du jour peine à rejoindre l’arrière-cour obscure et isolée qui lui sert de demeure.
C'est de l'anarchie urbaine, de l'enchevêtrement excentrique d'immeubles inégaux et tordus, que ce cloître singulier a émergé. Comme une maison sans toit, dont les murs ne lui appartiendraient pas. Pour y accéder, une seule entrée : une ruelle tordue, un virage puis un autre, des angles, des défilés entre des parois lisses, râpeuses ou ondulées suivant la structure des édifices qui en délimitent le tracé.
Çà et là, disposées au hasard des façades et des toits, des fenêtres murées refusent de s'ouvrir sur cet extérieur sans intérêt, lui interdisant ainsi, au crépuscule, l'accès à la moindre luminosité artificielle. Les nuits y sont profondes, opaques, aveugles. Les journées presque autant. Seul un soleil à son zénith apporte, parfois, une parodie de clarté à ce sinistre endroit.
En guise d'ornement, un escalier de secours, corrodé et branlant, pitons plantés aux murs, s’accroche à l'un des trois immeubles qui cernent cette place forte. De part et d'autre de ce bâtiment de briques pourpres et d’acier, deux autres constructions de béton gris au vieux crépi humide, partent en angles aigus et se rejoignent à peine, comme un triangle sans pointe, en un étroit passage à l’émergence duquel le mince corridor, après ses quelques lacets, donne sur une large avenue .
Au milieu du patio, en plus de la vieille sur son matelas pisseux, sa bouteille à la main, son sac en couverture, on distingue des cartons, des poubelles, qu’elle a seule amenés, un brasero fumant de cendres rougeoyantes au cœur d’un feu qui couve, une chaise défoncée, une pile de bouquins, quinze à vingt maximum, la plupart lus deux fois, trois fois ou plus, un cabas à roulettes à la toile percée, un second au cas où, un vieux tas de vêtements qui lui sert d’oreiller, puis, loin dans la ruelle après le premier angle, d’autres cartons souillés qui lui servent de toilettes et repoussent vers l’extérieur rôdeurs et odeurs.
D’un regard circulaire, elle engage l’inventaire de son riche patrimoine, comme une simple routine qui l’aide à s’éveiller. Elle s’assoit lentement. Elle pense à sa journée, qu’elle imagine chargée : trouver d’autres bouteilles ou à manger, renouveler ses cartons qui commencent à suinter, se laver, peut-être. Des toilettes publiques sont à proximité, tenues par un homme d’entretien naïf, un peu simplet probablement, qui accepte parfois de la laisser entrer quelques minutes. Cela dépend de l’affluence. Il bloque les portes, pose un cône de signalement "nettoyage en cours" afin que personne ne cherche à entrer. Il lui offre de l’eau chaude, du savon et de l’intimité. Il devient à cet instant précis l’unique homme généreux du quartier. C’est également le seul, parfois, à emprunter l’allée qui mène à son palais pour lui rendre visite et parler, lui donner un livre, en prendre un en échange, la métamorphosant en une invraisemblable bouquiniste. Une fois ses obligations accomplies, elle pourra, justement, prendre le temps de lire, sans lumière, sans lunettes, mais c’est sans importance. Car elle a tellement lu. Tellement de livres appris qu’il lui suffit d’en ouvrir un, peu importe lequel, pour s’en remémorer un autre. Son petit tas de livres se transforme ainsi en une bibliothèque démesurée où chaque ouvrage est accessible, à chaque instant, à chaque page tournée.
Elle aperçoit au loin une autre poche, tout près de l’échelle oxydée qui marque l’arrivée de l’escalier de secours. Encore un fond d’ivresse avec de la chance. Là, elle doit se lever pour l’attraper. Tout son corps lui fait mal, mais elle est motivée comme un nourrisson qui marche, excité, vers son biberon à l’heure du goûter, les doigts tendus devant lui. Elle ne fait que trois pas avant de se pencher, ramasser le pochon, finir la chopine. Elle porte le goulot à ses lèvres et reçoit, en plein front, un éclat de brique cassée. Elle relâche la bouteille qui s’éclate sur le sol en deux morceaux tranchants comme des scies d’abattoir plus mille éclats inutiles, à peine taillés pour écorcher ses pieds. Elle recule de trois pas en titubant. Elle s’affale sur son matelas.
Un vacarme acharné, un bruit de craie qui crisse, de rouille qui s’effrite, de métal qui claque, un empilement aux intonations âpres : les différents étages de l’escalier s’encastrent un à un en tombant. Puis le silence, enfin. Stupéfaite, le cul sur sa paillasse, la vieille, avec effort, parvient à distinguer quatre ombres qui se projettent sur les murs rouges et gris. Trois hommes face à un seul, ce dernier accroupi sur un tas de gravats, mélange de terre, de roche, de métal, mâchefers casse-gueule dont il cherche à s’extirper. Quel bel homme, se dit-elle ! Tout en muscles tendus, tout en tissu froissé, un beau petit cul mis en valeur par un denim selvedge natté de laine et de lin. Il était persuadé que l’escalier de secours allait résister à son poids. Il pouvait s’estimer heureux de s’en être sorti sans blessure. Par chance, la structure ne s’est effondrée que petit à petit, comme au ralenti, fragmentant une immense chute en portions plus réduites, qu’il n’a eu aucun mal à amortir à chaque à-coup subi. Il a cependant laissé le temps à ses trois poursuivants de le rejoindre et de pénétrer dans l’arrière-cour par la ruelle crasseuse qu’ils avaient dû précédemment repérer.
Sans observer la scène, il devine que chacun pointe un flingue sur sa tête ou son cœur, c’est selon. Pas le temps de penser : il plonge d’instinct vers l’un de ces gaillards, le plus proche de lui, prend soin d’étirer tout son corps sous le canon de l’arme qui ne sait pas où viser, se replie brutalement, entame une roulade afin de se positionner juste derrière le type. Accroupi mais tonique sur ses jambes fléchies, il exécute un fauchage dans les règles, lui éclate les jarrets, l’expédie à terre. Il se relève d’un coup de rein assuré, ramasse une brique dans le même mouvement admirablement chorégraphié et, d’un coup furieux porté en plein visage, lui éclate la gueule, le nez et plusieurs dents qui jaillissent de sa bouche en geyser blanchâtre. Un de moins. Il s’élance aussitôt derrière le brasero idéalement placé, se protège des coups de feu tirés, un, deux, trois puis quatre. Juste avant le cinquième, il soulève le foyer, jette le mélange de cendres et de braises vives à la face du deuxième homme. Le pauvre gars hurle, laisse tomber son arme, ne peut s’empêcher de se frotter les yeux et d’enfoncer ainsi au cœur de ses orbites le brasier fumant. Définitivement aveugle, il se révèle définitivement mort après avoir reçu en pleine gorge un tesson de bouteille traînant non loin de là, saisi avec promptitude et opportunité par son assaillant. Et de deux.
— Bouge pas connard. Recule de trois pas. Tourne-toi. Colle-toi contre le mur.
Sous les ordres de la troisième et ultime canaille, le bellâtre n’a d’autre choix que de s’exécuter. Il pivote lentement, plaque son nez contre la façade raboteuse. Libre de ses mouvements, le dernier gars s’approche des deux hommes à terre, leur tâte le pouls l’un après l’autre afin de confirmer qu’ils sont bel et bien morts. Le second, aucun doute. C’est plus difficile à déterminer pour le premier. Il tend donc son arme et l’achève en pleine tête d’un tir maîtrisé, très professionnel. Il réoriente son bras déjà tendu vers l’apollon collé au mur.
— Tu veux jouer à un, deux, trois, soleil ? Un… deux… trois… so…
Un coup de feu retentit. Un corps s’effondre. L’adonis tombe à genoux mais constate, soulagé, qu’il peut se relever. Il se retourne et voit la pauvre vieille souriante, toutes dents jaunes apparentes, derrière une fumée grise qui sort d’un canon lisse comme d’un joint soigneusement roulé. Comment ce sombre crétin avait-il pu ignorer qu’elle faisait partie du tableau ? À ses pieds gît celui qui lui parlait plus tôt.
— Tu as eu chaud aux fesses, beau gosse, casse-toi avant que les flics ne rappliquent, je nettoie ce bordel.
Et de là le beau gosse de s’épousseter avec distinction, de se recoiffer vivement puis de partir sereinement par la ruelle puante.

