(II, 5) : Le stagiaire désabusé
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(II, 5) : Le stagiaire désabusé
Scène 5
Le Philosophe, Le Stagiaire, Charles
LE PHILOSOPHE
Nous voilà seuls.
LE STAGIAIRE, à la Machine
C'était magistral
La Machine clignote par alternance entre vert et rouge avant de s'éteindre.
LE PHILOSOPHE
Ne l’encourage pas, ça pourrait te porter préjudice. Et puis, elle a fort à faire, je crois... Retournons travailler le temps que ça se calme. Je te conseille de faire profil bas désormais.
Les deux personnages retrouvent leur poste. Le Stagiaire soupire. Il regarde dans le vide, au niveau de son écran inexistant, et son regard échoue sur Charles, l’œil vitreux et la bave à la commissure des lèvres.
LE PHILOSOPHE
Je te trouve plutôt maussade aujourd'hui. Ce n'est quand même pas la machine ?
LE STAGIAIRE
Non. Je suis un peu déçu qu'elle ne veuille toujours pas collaborer, mais j'ai été habitué aux tisanes dès mon arrivée, alors...
LE PHILOSOPHE
Quoi alors ?
LE STAGIAIRE
Hé bien...
Le Stagiaire hésite, il n'est pas tout à fait en face de son interlocuteur et tortille ses doigts entre eux. Il n'est pas à l'aise.
LE PHILOSOPHE
Ton travail ne te convient pas ici ?
LE STAGIAIRE
Disons que... Je m'attendais à autre chose.
LE PHILOSOPHE
On t'a vendu un grand diplôme, un grand destin, mais la réalité du métier te rattrape. Tu trouves ton poste trop trivial, sans saveur ?
LE STAGIAIRE
Il y a un certain décalage entre ce que JPK m'a dit, lors de l'entretien téléphonique et à mon arrivée, et mes fonctions actuelles.
LE PHILOSOPHE
Tu as une fonction support très importante tu sais.
LE STAGIAIRE
Laquelle ?
LE PHILOSOPHE
Tu remplis les quotas. JPK n'aurait pas de raison d'être sans nous.
Le Stagiaire s'assombrit, il garde le silence et s'enferme dans son mutisme. Le Philosophe se lève et se rapproche, très doucement. Sa démarche est celle du Philosophe de l'ouverture. On sent que ce n'est plus l'employé qui parle.
LE STAGIAIRE, soudain, penaud
Est-ce que c'est partout pareil ?
LE PHILOSOPHE
Je le crains, en effet.
Le Stagiaire se frotte les yeux.
LE STAGIAIRE
Fini. Je n'arrive plus à croire tout ce qu'il me fait miroiter. J'espérais naïvement à mon arrivée que ces années d'études n'étaient que le commencement. Je réalise maintenant que j'ai souhaité le début de mes décennies d'agonie. Moi qui me faisait une joie d'entrer dans la vie active, je me renferme, je me blase, je me renfrogne. Je traîne les pieds le matin. Cela ne me ressemble pas. Le soir, je rentre fatigué de n'avoir rien fait. Je regarde autour de moi mon studio misérable que mes parents doivent encore me payer parce que je ne suis toujours pas autosuffisant.
LE PHILOSOPHE
Tu es encore jeune.
LE STAGIAIRE
Vieillir ici ne me semble pas davantage enviable.
LE PHILOSOPHE
Cela te passera. Comme tout le monde, tu seras content quand tu auras décroché un CDI.
Le Stagiaire souffle dans sa barbe.
LE STAGIAIRE
Le confort artificiel d’une prison dorée avec son cortège d’obligations : prêt, redevances, taxes, imposition. Une fois la machine lancée, plus rien ne peut l’arrêter. Je ne connaitrais plus le répit.
Le Philosophe, impressionné, parle pour lui à voix basse
LE PHILOSOPHE
Le processus est déjà en marche. Il a compris si rapidement... De mon temps, on se déniaisait moins vite.
LE STAGIAIRE
J'ai l'impression que je n'arriverais jamais à m'y faire.
LE PHILOSOPHE
Nous y sommes bien arrivés avant toi.
LE STAGIAIRE
Le plus dur à gérer, ce n'est pas l'absence de travail, c'est la culpabilité. J'ai l'impression d'être un imposteur.
LE PHILOSOPHE
Je n'ai pas encore réglé ce problème tout à fait. Je te conseille de t'occuper l'esprit. Te promener dans les couloirs tant que tu ne connais pas la tour par cœur (on s'en lasse, malheureusement), trouver de menus travaux à faire, vider les corbeilles, prendre une tisane, aller aux toilettes plus que de raison.
LE STAGIAIRE, dépité
Quel comble...
Le Philosophe hausse les épaules en signe de compassion.
LE PHILOSOPHE
L’esprit s’accommode assez mal de l’ennui. Il vaut mieux avoir un travail répétitif, vide de sens – quitte à se le créer – que pas de travail du tout.
LE STAGIAIRE
Si encore j’avais eu un ordinateur à portée, j’aurai pu m’occuper. Là je n’ai que mes pieds, mes mains.
LE PHILOSOPHE
Mets tes pensées sur le papier. Cela fait un peu vieux jeu de dire ça mais nous avons des rames de papiers en grand nombre, des cahiers, et des stylos de l’ancien temps. Tu ne peux pas demander toi-même un ordinateur.
LE STAGIAIRE
Je doute que Charles se réveille un matin et pense à m’en commander un, bien que je le lui répète quotidiennement.
LE PHILOSOPHE
La procédure est longue et coûteuse. Elle est faite pour dissuader les salariés. L’année dernière le service technique a été complètement externalisé en Inde. S’ils devaient se déplacer au moindre souci, tu penses bien que ce serait ruineux pour l’entreprise. Une fois par an, un prestataire vient régler tous les bugs de l’année. Malheureusement pour toi, il est passé quelques jours avant ton arrivée.
LE STAGIAIRE, horrifié par la perspective
Oh !
LE PHILOSOPHE
Tu es donc condamné au papier…
LE STAGIAIRE, se levant et partant
Il faut que j’aille prendre l’air !
LE PHILOSOPHE
Hé, où va tu ?
Personne ne répond. Le Philosophe soupire, il se remet à sa chaise de bureau, très lentement. Il semble apathique. Il baille à s’en décrocher la mâchoire.
J’aurais aussi bien besoin de me dégourdir les pattes… Bonjour l’esprit d’équipe.