La Parole qui traverse les siècles 6/10
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La Parole qui traverse les siècles 6/10
La maison de Shlomo se trouve au fond d'une calle longue et étoite, dans le Ghetto. Je ne l'ai pas vu depuis des années, mais je sais que je peux compter sur lui. Depuis des générations les hommes de ma famille conduisent les navires auxquels la communeauté de Shlomo confie de préférence leurs marchandises. Quand je frappe à sa porte il est étonné de me voir. Agréablement surpris. Un corps solide, le regard profond, un air serein. Il semble avoir atteint l'âge immuable dans laquelle les sages arrêtent de vieillir. Il est un homme grand, vigoreux, fort. "Son attachement à la vie est celle du lierre aux murs", m'avait dit l' Oncle qui le fréquente depuis des années. La passion pour les écritures anciennes les lie depuis toujours de manière si spontanée et absolue, que n'importe qui les a vu ensemble ne peut que leur reconnaître une parenté qui dépasse le temps, les lieux, les nations, les familles, les peuples. Quand ils sont penchés sur un ancien parchemin, l'univers entier disparaît. Ne restent que eux deux et les écrits. Il suffit de passer quelques heures à les contempler pour se rendre compte que l'humanité n'est qu'un bruit désordonné, un boucan enfernal, face à La Parole qui traverse les siècles. Même quand elle est muette, refermée dans l'obstiné silence de caractères indéchiffrables. Quand j'étais encore un jeune homme, j'adorais les regarder assis à la même table, éclairés juste par la lumière du chandelier et de la cheminée. J'avais l'impression que rien qu'en restant immobile, un peu à l'écart, j'allais acquerir une science qui ne porte pas sur les écritures, mais sur leur manière de les regarder.
Une fois traversé l'entrée en marbre d'Istrie, nous sommes montés au premier étage, dans la pièce où se trouve son immense bibliothèque. La grande fenêtre qui donne sur la vaste cour interne éclaire la pièce. Je ne suis pas un grand lecteur, mais j'ai la nette sensation que les bibliothèques garantissent une paix réelle aux maison qui les abritent. Dans les livres eux mêmes, pas dans leur contenu me semble-t-il, se trouve quelques chose qui protège les êtres humains d'un mal que je ne sais pas qualifier mais que je perçois d'instinct. Chaque fois que je rentre dans ce type de démeure, j'ai comme l'impression que cette protection s'étends aussi sur moi. Je le dis à Shlomo, qui sourit d'un sourire indéfinissable. Un sourire qui appartient à son peuple au point qu'on ne peut jamais dire si la maison qui en est écliarée se trouve aux Ormesini, ou à Jérusalem.
[...]
Je pense à l'Orient, qui me repose et qui remplit mon esprit de cette fluide continuité entre Terre et Ciel dont il possede clé et secret. Un Orient qui désormais ne me quitte jamais, que je sois à Alexandrie, à Padoue, à Stamboul, dans l'Egée, dans la Syrte, à Damas ou à Venise, je me rends compte que chaque matin je me réveille immergé dans cet univers qui est devenu le mien, ou mieux qui m'a fait sien, avant que je puisse m'en apercevoir. Je ne sais pas combien de temps j'ai passé avec Andrea. Son amitié est probablement le lien le plus constant et profond de ma vie. Le temps passé en Orient n'est rien en comparaison à celui que j'ai vécu à Padoue, pourtant je me sens accueilli chaque fois que je rentre dans la perfection de ces mondes que j'ai rencontré dans mes voyages et que - seulement à mon retour - j'ai su retrouver dans ma propre ville, cachés plus par leur évidence qu'autre chose, aux yeux de ceux qui ne les cherchent pas. Je me sens à la Maison.
Le Conseil des Dix, 2012 inédit
Il Consiglio dei Dieci, Venezia 2022, 139-141