Attention aux serpents…
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Attention aux serpents…
I.
– Attention… un serpent !
Une détonation retentit dans l’atmosphère humide de la jungle, déclenchant un feu bariolé d’oiseaux multicolores, et l’instant d’après, Mick tomba foudroyé sur le sol. Un silence étrange s’abattit alors sur la jungle, tandis que l’affreux reptile qui nous avait menacé disparaissait parmi les lianes, ignorant totalement notre geste d’agression. Nous n’eûmes pas besoin d’examiner la dépouille de notre infortuné compagnon. Mick était bien mort. La balle lui avait éclaté le front.
Non mais vraiment quel accident stupide ! Pourquoi fallait-il toujours qu’un foutu serpent siffle sur nos têtes ? Et par quelle ironie du sort Mick venait-il de trouver la mort d’un coup de fusil censé l’en délivrer ? Fatale erreur de tir qui nous coûtait l’une de nos précieuses cartouches !
Nous récupérâmes en vitesse le fusil de Mick et repartîmes aussitôt. Mieux valait ne pas trop s’attarder dans les environs. Avec toutes les bêtes sauvages qui infestaient la contrée, il était fort probable que le cadavre de notre infortuné compagnon recevrait sous peu de la visite. Désormais, nous ne pouvions plus rien pour lui. Notre situation à nous était déjà bien assez préoccupante. Depuis des jours et des jours, nous tournions en rond dans cette jungle hostile, à la recherche d’un campement dissimulé par une épaisse végétation, et nous étions presque à court de vivres et de munitions. Nous continuâmes donc à nous frayer un passage à travers la luxuriante végétation, au rythme saccadé du « tchic-tchic » de nos machettes.
Tout en avançant péniblement de la sorte, je réfléchissais aux précautions à prendre pour qu’une telle mésaventure ne puisse plus se reproduire. Alexis, l’auteur du malencontreux coup de feu, était décidément un bien piètre tireur, et comme malheureusement les serpents pullulaient dans le coin, Mick était déjà le cinquième homme que nous perdions, par la faute de sa maladresse, sur les dix solides gaillards que nous étions au départ. Les serpents, quant à eux, avaient toujours survécu !
Il s’agissait donc de trouver d’urgence un moyen d’arrêter l’hécatombe. La solution la plus radicale aurait été, bien sûr, de nous débarrasser de notre dangereux tireur. À vrai dire, personne dans notre groupe n’en voulait foncièrement à Alexis de sa maladresse. Il suffisait de voir son air navré, sa pauvre bouille de myope désolé, chaque fois qu’il ratait sa cible, pour comprendre que chez lui, chaque coup de fusil partait d’un bon sentiment. Le seul problème dans l’histoire, c’est que son cœur était bien meilleur que sa vue.
En fait, il y avait bien encore autre chose. Même que je ne cessais de le répéter à ce brave Alexis : « Ce qui me tue, chez toi, mon vieux, lui disais-je toujours, c’est ta putain de nervosité. Parole, t’es vraiment trop à cran. Relaxe un peu, mec, relaxe ! ».
Je veux bien admettre que sous ce climat peu clément, avec les moustiques voraces qui vous harcelaient sans cesse, ce n’était pas vraiment facile de garder son calme. Mais il n’empêche qu’Alexis dépassait toutes les bornes, question nervosité ! Fallait voir par exemple la vitesse à laquelle il tirait ! Jamais vu quelqu’un d’aussi rapide à la détente. Personne n’avait encore aperçu de serpent, même pas lui en fait, que, pan… tout était bel et bien fini ! L’un de nous n’avait plus alors qu’à récupérer l’arme et les affaires personnelles de son innocente victime.
Sacré Alexis, va ! Je n’oublierai jamais le jour où, croyant distinguer un serpent dans une inoffensive liane, il avait, dans sa hâte, déchargé son fusil sans même l’ôter de son épaule. Le malheureux en avait été quitte pour une horrible frousse et quelques méchants trous dans le rebord de son casque colonial. Quant à nous, ce fut bien la seule et unique fois où nous nous permîmes de rire après qu’il eut tiré.
Mais à présent, on n’avait plus trop envie de rigoler. La liste des morts s’allongeait et notre seule préoccupation était la prochaine rencontre avec l’un de ces satanés serpents. Chacun en son for intérieur craignait de voir sa dernière heure arriver.
Une solution raisonnable eût été de confisquer son arme à notre maladroit tireur. Mais Alexis était bien trop susceptible. Sûr qu’il aurait cru qu’on le boudait, qu’on voulait le mettre à l’écart ou exposer sa vie. Et cela n’aurait fait que troubler l’harmonie de notre petit groupe. Or, l’harmonie du groupe était tout ce qu’il y avait de plus sacré pour nous. Jusqu’ici, nous avions toujours formé une équipe solide, et il importait qu’une entente cordiale régnât parmi ceux d’entre nous, toujours plus rares, qui avaient encore la chance de rester.
Histoire de limiter les dégâts, nous avions placé Alexis en tête de file, comptant bien qu’en cas de mauvaise rencontre, il s’expliquerait seul à seul avec le serpent. Et alors, que le plus dangereux l’emporte ! Nous comptions bien pour notre part rester simples spectateurs. Cette sage précaution n’excluait pourtant pas le danger complètement. Un serpent, voyez-vous, peut surgir de n’importe où, et il y en avait tellement dans cette foutue jungle qu’on les dérangeait presque toujours.
L’idée m’était bien venue qu’en confiant à Alexis, en plus de son arme, les fusils de nos six compagnons morts, il lui serait plus difficile de tirer. Mais tout bien considéré, ce n’était pas une garantie. Parole, Alexis était tellement nerveux que je le croyais fort capable de tirer de tous les fusils à la fois !
II.
– Attention… un serpent !
De nouveau, un coup de feu éclata dans l’atmosphère pesante de la jungle. Cette fois, j’avais été le plus rapide. Alexis fut tellement étonné qu’il faillit presque en lâcher son arme. Chacun de nous ressentit alors un sentiment d’euphorie en constatant qu’il était toujours en vie. Hélas, cet instant fut de bien courte durée. Soudainement, nous entendîmes Pat, le plus jeune de nos compagnons, émettre un petit son étrange qui n’avait, à coup sûr, rien d’un cri de joie. À la vue de l’affreuse grimace qui déformait son visage, nous sûmes tout de suite que j’avais raté ma cible et qu’il venait d’être mordu par l’inopportun serpent, resté lui aussi bien en vie…
C’était une de ces sales bêtes qui vous expédient dans l’au-delà en quelques secondes, et nous savions pertinemment qu’il n’y avait plus rien à tenter pour notre malheureux Pat. La seule chose à faire était de récupérer son arme, et Éric, mû par l’habitude, se baissait déjà pour ramasser le fusil du défunt, lorsqu’un coup de feu le paralysa dans son geste. Il demeura un instant immobile, comme à la recherche de son équilibre, puis s’écroula sur la poitrine de Pat, à son tour sans vie.
– Pu…put… oh, putain ! bégaya Alexis. C’est ppp…ppp…pas juste ! Ssss…C’est l’serpent que j’visais.
Puis, désignant l’immonde bête qui se contorsionnait à quelques pas des deux cadavres, il ajouta :
– Ff…ffe…faisons-lui sa fête les gars !
À ces mots, une telle panique nous saisit John et moi, que nous nous précipitâmes ensemble sur le reptile, machette au poing, et le débitâmes avec frénésie en plusieurs tronçons. Puis tout danger étant écarté, nous recouvrâmes instantanément notre calme. Je ne sais s’il est exact, comme on le dit souvent que les serpents n’ont plus de venin pour une seconde morsure, mais ce dont nous étions absolument sûrs, John et moi, c’est d’avoir échappé à un nouveau coup de fusil…
Pendant tout le temps que dura notre opération éclair, Alexis n’avait pas bronché. Il nous avait laissé faire d’un œil intrigué, mais sitôt notre besogne achevée, il s’était approché de nous et nous avait déclaré d’un ton inquiet : « Eh, attention les gars, je vous trouve drôlement nerveux. Surveillez-vous un peu quand même ! »
Ce qui s’est passé ensuite est très simple : Alexis a reculé d’un pas en voyant une lueur féroce s’allumer dans nos yeux, puis… il a perdu connaissance. Nous avons d’ailleurs eu un foutu mal à le sortir de son coma car, d’une certaine manière, il n’avait pas tout a fait tort : notre nervosité était telle que nous avions dû cogner un peu fort…
III.
– Attention… un serpent !
Cette fois, il n’y a pas eu de coup de feu. Enfin… pas tout de suite ! Ce que John, dont les nerfs sont singulièrement éprouvés, a pris pour un serpent, n’était en réalité qu’un inoffensif iguane. Et nous aurions pu nous en tirer sans le moindre mal, si notre malheureux compagnon, qui s’attendait à tout moment à un coup de feu fatal, n’était soudainement devenu fou furieux. Sitôt qu’Alexis faisait mine d’approcher, il se mettait à pousser des hurlements de sauvage et à s’agiter en tous sens comme un forcené. Pour finir, il nous a menacés de son arme, mais comme le pauvre bougre tenait son fusil à l’envers et se mettait lui-même en joue, nous lui avons sauté dessus dans la ferme intention de le maîtriser. La lutte a été brève. Il y a eu un coup de feu et John a cessé de se débattre… pour la vie. Tout a été si vite que je n’ai pas vraiment compris ce qui s’était passé. Alexis, pour sa part, a conclu au suicide !
Pour une fois, nous n’avons pas récupéré le fusil de notre camarade. Nous avons même abandonné tous les autres, dont la charge est devenue pour nous trop lourde à porter. J’aurais bien aimé qu’Alexis se débarrasse aussi du sien, mais connaissant sa susceptibilité, je n’ai pas osé le lui demander. Notre équipe a beau être extrêmement réduite, je tiens plus que jamais à l’harmonie du groupe !
Nous voici donc tous les deux, perdus dans cette jungle infestée de serpents. Inutile de dire que je ne quitte guère mon camarade et son fusil des yeux. Depuis que nous avons repris notre marche, mon esprit reste hanté par l’étrange « suicide » de John. Et, bien sûr, par l’idée d’une rencontre avec un serpent. Au fond, Alexis a sans doute raison, je suis bien trop nerveux !
IV.
Pan… Pan… Pan… Pan… Pan !
– Attention… un serpent !
Pauvre Alexis ! J’ai vraiment été injuste avec lui. Si seulement j’avais conservé mon calme, comme il me le conseillait, ce ridicule accident aurait pu être évité. Mais voilà, j’étais dans un tel état de fébrilité qu’au premier danger, j’ai déchargé mon arme au jugé, dans tous les azimuts, et ce maladroit d’Alexis, qui se trouvait dans mon champ de tir, s’est abattu à mes pieds, truffé de balles.
Je ne saurais dire au juste si c’est la peur ou la prudence qui m’a incité à tirer d’abord et à prévenir Alexis seulement après coup du danger qui nous menaçait. De toute façon, je sais qu’il n’aurait pas réussi à nous en délivrer. D’abord, parce que mon compagnon n’a jamais été très doué pour la chasse aux serpents, mais surtout parce que ce que j’ai pris pour une de ces dangereuses bestioles n’était en fait qu’une branche curieusement recroquevillée. Pauvre Alexis, comme il rigolerait, si seulement il savait !
En attendant, ma situation n’a rien d’enviable. Lorsque j’ai voulu remplacer le chargeur de mon arme par celui d’Alexis, je me suis rendu compte que l’arme de mon compagnon aussi était vide… Le pire est qu’en gaspillant bêtement ainsi mes dernières munitions, je me suis condamné à une mort certaine. Tout bien considéré, je suis foutu. Sans arme pour me défendre, il ne me reste plus qu’à attendre ma fin avec résignation. Je sais la mort inévitable. Que voulez-vous, il y a tant de serpents dans cette maudite jungle… et mon pauvre Alexis n’est plus là pour les tuer !