49. La Légende de Nil. Jean-Marc Ferry, Livre II, L'Utopie de Mohên, Chapitre VI, 3
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49. La Légende de Nil. Jean-Marc Ferry, Livre II, L'Utopie de Mohên, Chapitre VI, 3
Santem ne sait plus trop comment tirer son ami Ygrem de la dépression. Ols a décidé de prendre la route maritime avec Oramûn et Yvi, laissant Almira au palais avec les enfants et leurs deux grands-pères, Santem et Ygrem. Nïmsâtt est retournée à Sarel-Jad, au quartier général des scientifiques, situé non loin du village des Sils. Elle s’est promis d’accélérer la construction du nouvel aéronef. Quant aux canons laser, elle en avait indiqué le délai de fabrication à deux ans, mais elle espère plus court. Tout dépend des capacités industrielles du Royaume, ainsi que de la volonté du roi. Elle vient d’avoir avec lui une délicate conversation. Elle a dû en effet expliquer à Ygrem qu’elle est amoureuse de Nasrul, pense s’unir à lui pour la vie…
Après cet entretien Nïmsâtt s’était fait cette réflexion, qu’il est presque impossible au bonheur de ne pas être égoïste. Ygrem est malheureux, blessé, désemparé. Elle, est galvanisée par l’amour, les perspectives de bonheur partagé. Un souci persiste : la sécurité de ceux qu’elle aime. Ferghan est particulièrement exposé. Elle voit en lui un fils, d’autant plus volontiers qu’il est l’élu de cœur de sa fille, Ôm. Celle-ci ne supporterait pas qu’il arrive malheur à son fiancé.
Nïmsâtt a retourné dans sa tête les moyens d’armer le prototype d’astronef. Mais celui-ci n’a pas d’emplacement pour loger le canon, et il n’est pas prévu pour générer l’énergie utile. C’est pourquoi Nïmsâtt dut se résoudre à assiéger son ami Ygrem avec cette demande instante : mobiliser des entreprises nationales pour l’effort de guerre.
Surgit tout à coup dans l’esprit de Santem l’image des deux enfants d’Almira et Ols, les jumeaux : Âsel et Naej. Voilà qui pourrait changer les idées d’Ygrem !
— Si nous allions rendre visite à Almira. Elle est seule avec ses enfants. Ils n’attendent que nous pour jouer. Je ferai l’arbitre. Ne compte pas sur moi pour fermer les yeux si tu triches !
De moi, Nil, qui éveille et qu’abondent tous les esprits de la planète, retenez cet avis : ce fut une heureuse suggestion, de ces bonnes petites idées humbles et simples, mais qui, parfois, contribuent à modifier le cours de l’Histoire. Les deux amis se rendirent chez Almira, non sans être passés par les cuisines pour y quérir quelques victuailles et des bouteilles de ce vin des coteaux d’Is, qui a les faveurs d’Ols. Âsel et Naej n’étaient pas couchés. Ils purent jouer avec Ygrem près d’une heure durant, et Santem lui-même dut consentir à participer activement. Au bout d’un quart d’heure les grands-pères avaient presque oublié leurs soucis. Ils restèrent encore auprès des enfants, lorsque ceux-ci furent couchés, pour leur raconter une histoire ; Santem, d’abord, Ygrem, ensuite. Après quoi ils rejoignirent Almira pour le dîner, Santem en premier, qui profita de l’absence d’Ygrem pour promptement expliquer à sa fille la situation sous ses diverses facettes. Almira attendit que le dîner fût achevé, et lorsque l’on passa au salon pour déguster des alcools, elle risqua cette proposition qui, à vrai dire, surprit Santem autant que le destinataire :
— Ygrem, le moment est venu, mon intuition me le dit, de mettre en chantier la vision politique qui te tient à cœur : la ville des Quatre Cités. Ols m’en a souvent parlé. Il m’en a même fait le dessin… enfin, de ce qu’il en a pu retenir. Quoi de plus frustrant que de cultiver une grande idée sans jamais réaliser ! Je suis prête à m’y mettre avec toi. Ce serait splendide.
— Mais où veux-tu ? Comment ? Tout va mal, vois-tu ? Le Royaume se délite. Je dois trouver en moi imagination, enthousiasme, courage, toutes ressources, oui, qui me font défaut.
— Et veux-tu me dire à quoi serviraient ceux qui t’aiment, s’ils n’étaient à tes côtés pour te rendre le goût d’agir, quand l’optimisme vient à manquer ? Tu me demandes « où », « comment » ? — J’ai une réponse pour le « où » : « Mohên » ! Te souviens-tu ? C’est ton fils qui avait évoqué cette région. Ols et moi y sommes allés. Elle est belle ! Le climat n’y est pas doux, comme ici, mais il est vivifiant. L’air est froid et sec. Le ciel est d’un bleu qui le fond dans la mer. Les habitants sont accueillants, enjoués, simples, bon-enfants. Auprès du port, il y a un fort que nous pourrions faire agrandir…
Almira leva les yeux vers son beau-père avec l’expression d’une petite fille à qui l’on annoncerait une fête.
— … Tu pourrais en faire la nouvelle capitale !
Ygrem la regarda, un peu sidéré. Santem ne lui laissa pas le temps de répondre :
— C’est la meilleure idée que nous ayons eue depuis longtemps ! Elle mérite d’être examinée. D’ici peu, les citoyens du Royaume ressentiront l’onde de choc des perturbations qui s’annoncent. Ils auront besoin de quelqu’un, et ce ne peut être que toi, qui leur offre une voie, les mobilise sur un projet collectif. Ygrem, je pense qu’Almira voit juste. Permets-moi de t’exprimer cette intuition : oui, le moment est venu de prononcer un discours à destination de ton peuple. Un choix historique s’offre aux citoyens des Terres bleues. Ils doivent y voir clair, et c’est toi qui pourras les éclairer sur les enjeux, les implications, les perspectives plus lointaines pour leurs enfants et leurs descendants. Je serai, moi aussi, à tes côtés.
L’alcool aidant, Ygrem eut l’impression que le monde s’ouvrait à lui.
— Mais, dans ce cas, j’irai au bout de mon idée, sans faire des concessions à droite et à gauche. Vous êtes d’accord, n’est-ce pas ?
— Disons qu’Almira et moi ne sommes alors ni à droite ni à gauche ! Ygrem, « l’utopie de Mohên » — je ne mets dans l’expression rien de négatif — devra proposer une formule assez solide et consistante pour faire pièce à la Ligue des industriels. Nous devons gagner la bataille politique. Le régime de Mohên devra se révéler plus efficient, plus rationnel, plus juste mais aussi plus efficace que celui qui s’en remet au marché. Pratiquement il nous faudra examiner, point par point, les axes du programme des Quatre Cités, si telle est l’appellation qu’il convient de retenir. S’y joue aussi le destin de l’Union. C’est d’ailleurs une raison pour qu’à titre exceptionnel ton discours porte au-delà du Royaume, s’adresse aussi aux villageois des Seltenjœth et aux gens de Mérode.
Le visage d’Ygrem a repris ses couleurs. L’espoir anime son regard. Il regarda tour à tour Almira et Santem avec tendresse et leur dit :
— Si je ne vous avais, je baisserais les bras devant la lourdeur de la tâche. Mais avec vous elle me sera exaltante, sinon légère. Mes amis, nous réussirons ! Qu’attendons-nous pour nous mettre au travail ?
Almira et son père, légèrement éprouvés, lui firent en souriant, deux voix en une, exactement la même réponse :
— Rien qu’une bonne nuit de sommeil !