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Prologue - Vous êtes renvoyé !

Prologue - Vous êtes renvoyé !

Pubblicato 9 ago 2023 Aggiornato 1 apr 2024 Crime stories
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Prologue - Vous êtes renvoyé !

Jeudi 28 mai 1891, Victoria Embankment, Westminster, 14 h 35

— STRAAAAAAANGE !!

Ce beuglement résonna dans le bureau, puis fusa dans les couloirs, traversa le secrétariat avant d’arriver dans l’oreille du principal intéressé. Tout d’abord indifférent à cet appel, il ne bougea pas d’un millimètre. La porte de son propre bureau s’ouvrit, et le visage moqueur d’un de ses collègues passa dans l’entrebâillement. Ses cheveux bruns et courts étaient légèrement en bataille, et les légers cernes sous ses yeux marron témoignaient de ses longues heures de travail supplémentaires au bureau. Il laissa voir un sourire narquois en plissant les yeux.

— Eh, l’hurluberlu ! ricana-t-il avec un air mauvais. Le patron t’appelle. Serais-tu devenu sourd ?

— Pas du tout, rétorqua sèchement son interlocuteur, avant qu’une pointe d’amusement ne teinte sa voix. Au moins, le patron sait que j’existe, contrairement à certains… Pas vrai, Patel ?

Le visage d’abord sournois du brun se tordit lentement, laissant place à une grimace de dégoût et de mépris.

— Tu fanfaronneras moins après, idiot ! cracha-t-il, manifestement furieux, avant de faire demi-tour à grands pas.

Ce fut un soupir qui mélangeait lassitude et exaspération qui s’échappa des lèvres de Sullivan Strange. Et oui, Strange avec un seul « a », contrairement à ce que les hurlements qui pouvaient sortir de la bouche de son supérieur pouvaient laisser penser. Il retira ses pieds de son bureau, ou plutôt des documents qui jonchaient ledit bureau, et les reposa sur le sol. Il écrasa le reste de sa cigarette dans un cendrier en expirant une dernière bouffée grisâtre.

Le jeune homme se leva de sa chaise avec un manque d’entrain plutôt évident. Cette convocation inattendue avait le mérite de le distraire du travail administratif qui l’attendait, mais elle n’augurait rien de bon pour autant. Et bien qu’il lui reproche bien souvent de ne pas avoir de cervelle, Patel avait démontré non seulement qu’il en était bel et bien pourvu, mais qu’il pouvait également s’en servir. Il n’allait pas faire le malin très longtemps…

Sullivan passa une main sur son visage, avant qu’elle ne glisse dans sa chevelure. Ses mèches noires et courtes, légèrement ondulées, étaient en bataille et décoiffées. Cela contribuait à sa réputation de débraillé. Tout comme son gilet dont les premiers boutons étaient ouverts, et sa chemise froissée. Ses yeux bleus se posèrent un instant sur sa veste, abandonnée sur le dossier. Finalement, il secoua la tête : cette entrevue ne devait pas nécessiter qu’il s’apprête au mieux…

D’un pas lourd, il quitta son bureau et partit en direction de celui de James Carter, inspecteur-en-chef de Scotland Yard. En chemin, il intercepta quelques regards de policiers curieux, et un vague murmure le suivait comme la boue sur une semelle de chaussure. Jusque-là, il s’agissait de la routine… Pourtant, une fois arrivé devant la porte où brillait la plaquette en cuivre portant le nom de son occupant, il remarqua la présence de personnes familières. Malheureusement, familières…

Il s’agissait des membres de la Commission de Discipline de Scotland Yard, et par le passé, Sullivan y avait déjà eu affaire à plusieurs reprises. Et il semblait que ce serait encore le cas. Au nombre de cinq, aucun ne lui accorda un regard, le méprisant visiblement trop pour s’abaisser à ce simple geste. Le noiraud lâcha un autre soupir lassé qu’il ne chercha pas à taire. Néanmoins, si ces individus étaient présents, il ne pouvait pas se permettre trop de frasques. Il reboutonna discrètement son gilet, redressa le col de sa chemise et passa sa main dans ses cheveux, bien que cela n’apporta rien de probant. Il récupéra ensuite son étui de cigarettes en métal dans la poche de son pantalon et en sortit une. Il craqua une allumette et l’alluma avant de prendre une longue inspiration.

La porte s’ouvrit brusquement, et le visage rouge de colère de Carter ne faisait que conforter Sullivan dans son idée qu’il allait sans doute se faire remonter les bretelles. D’un geste impérieux de la main, il fit signe aux hommes d’entrer. Ses cheveux châtains étaient désordonnés sur sa tête, et ses yeux noirs lançaient des éclairs. Son costume était légèrement froissé et sa cravate ascot légèrement desserrée, comme s’il avait manqué d’air.

Les grosses crises de rage, ce n’était pas très bon pour la santé d’un homme de cinquante-deux ans…

L’atmosphère de la pièce respirait le sérieux et reflétait parfaitement le penchant méticuleux de son supérieur. Le bureau en bois sombre et les deux chaises de part et d’autre de ce dernier reposaient sur un épais tapis vert foncé. Pas un millimètre de papier ne dépassait de la pile soigneusement rangée dans un de son bureau. Les armoires, bien que couvertes de dossiers, étaient ordonnées. Au mur étaient accrochés quelques diplômes et peintures discrètes.

C’était l’exact opposé du désordre permanent dont souffrait le bureau de son subalterne, comme si une bombe avait explosé à l’intérieur.

Le noiraud passa devant Carter, les mains enfoncées dans les poches de son pantalon, avant que la porte ne claque dans son dos. James passa à côté de lui avant de s’affaler furieusement sur son siège. D’un mouvement de l’index, il ordonna à son subordonné d’en faire de même, dans la même attitude que pour dire à un chien de s’assoir.

— Je ne pensais pas vous revoir de sitôt ici, Strange, siffla-t-il avec rage en croisant bras et jambes. Pas après la dernière fois.

Sullivan ne répondit même pas. C’était peut-être la trentième fois qu’il entendait cette phrase en trois ans de service. Il attrapa sa cigarette entre son index et son majeur avant de recracher un filet de tabac.

— Ne fumez pas ici ! aboya Carter en frappant du poing sur la table, semblant à deux doigts de s’effondrer de rage.

— Oh, sérieusement, patron, marmonna le noiraud en levant les yeux au ciel, le mince rouleau de papier coincé entre deux dents. Vous n’avez pas l’intention la faire longue, alors on s’en moque, non ?

— C’est justement ça, le problème avec vous, Strange ! s’impatienta son chef, les sourcils froncés, le sang battant à sa tempe. Vous êtes biologiquement incapable de respecter les règles qu’on vous fixe ! Vous ne pouvez pas vous taire et faire ce qu’on vous demande sans resquiller.

— Vous exagérez un peu, tout de même, grommela Sullivan en haussant paresseusement les épaules. Vous m’avez dit de venir vous voir, et je suis là…

— Votre raisonnement fonctionne aussi pour Stephen Curtis ?

Incapable de se contenir, l’enquêteur roula des yeux avec agacement. Il attrapa sa cigarette entre ses doigts, l’arrachant presque de ses lèvres. Cette histoire commençait sérieusement à l’agacer.

— Vous allez remettre ça sur le tapis ? s’impatienta-t-il avec dédain. Je pensais que c’était réglé ! Curtis n’était pas le meurtrier ! Vous n’allez pas me remonter les bretelles parce que j’ai raison !

Carter poussa un soupir en se pinçant le haut du nez entre deux doigts, essayant de se calmer pour trouver les mots justes. Bien sûr, il était rare que cet agaçant énergumène ait tort, mais ce n’était pas cela qui était dérangeant.

— Je ne dis pas le contraire, murmura-t-il. Si cela ne tenait qu’à moi, j’aurais oublié cette affaire sans rien vous reprocher.

— Alors où est-il, le problème ?

— Il est ici, inspecteur Strange, intervint l’un des membres de la Commission en remontant ses petites lunettes rondes sur son nez retroussé. Les hautes instances du Metropolitan Police Service ont eu vent de votre comportement et nous ont priés d’intervenir.

— Nous avons mené une enquête plus approfondie, reprit son collègue en croisant les bras avec importance, et il est indéniable que vous avez commis une faute grave…

— Attendez ! coupa le noiraud en se levant soudainement, sans aucun scrupule pour l’avoir interrompu. Une faute grave ? J’ai libéré quelqu’un qui était suspecté alors qu’il était innocent !

— Permettez-moi de rectifier, je vous prie, rétorqua froidement l’homme avec mépris. Vous avez pris cette décision sans l’aval de vos supérieurs. Vous avez relâché le suspect numéro un sans parler de cela à qui que ce soit…

— Oui, bon, d’accord, céda l’inspecteur en serrant les dents, sa voix devenant plus grinçante. Mais ce n’était qu’une seule erreur, inutile d’en faire tout un drame.

— S’il ne s’agissait que d’une seule faute…, ricana son interlocuteur d’un ton amer. Savez-vous combien d’« erreurs » de ce genre vous avez commises depuis que vous êtes entré dans ce service ?

Ne lui laissant même pas le temps de répondre, le membre de la Commission reprit immédiatement, un rictus satisfait aux coins des lèvres.

— Vous avez enfreint les règles plus de fois que tous les membres de la police métropolitaine réunis. L’inspecteur-en-chef Carter a été assez conciliant avec vous, car il estimait que vous étiez plus un atout qu’un problème.

— Et selon vous, je ne fais pas assez bien mon travail pour être un atout ? supposa Sullivan, sentant la fureur le gagner lentement.

— Nous ne nions pas votre efficacité, répliqua froidement un autre d’un air dégoûté, comme si prononcer ces mots lui brûlait la langue. Le nombre de vos affaires résolues est impressionnant. Mais dans l’exercice de vos fonctions, vous semblez oublier que les lois s’appliquent à tout le monde, et que vous n’êtes pas une exception.

— N’importe quel inspecteur aurait été démis de ses fonctions après tant de fautes volontairement commises, continua son collègue, son regard le transperçant derrière ses lunettes. Et il n’y a aucune raison pour que vous bénéficiiez d’un traitement de faveur. Par conséquent, vous êtes renvoyé des services de Scotland Yard !

Cette dernière phrase claqua dans la tête du jeune homme comme si on l’avait giflé. Le sang de Sullivan se glaça dans ses veines et ses muscles se tétanisèrent. Comment était-ce possible ? C’était impensable !

Je suis… viré ?

— C’est n’importe quoi ! s’exclama-t-il, ne parvenant pas à totalement dissimuler la panique de sa voix. Patron, vous ne pouvez pas les laisser…

— Je n’ai pas le choix, Strange, souffla James d’un air dépité en passant une main lasse sur sa figure. Les ordres viennent d’en haut. Vous avez été le meilleur enquêteur de Scotland Yard, le plus talentueux de nous. Mais il est temps pour vous de partir.

Tout d’abord pétrifié sur place, totalement abasourdi, il fallut quelques secondes au noiraud pour retrouver une mobilité faciale potable. Suffisamment potable que pour pouvoir parler.

— Je… balbutia-t-il, sa mâchoire se serrant, ses doigts manquant de réduire en bouillie sa cigarette. Vous… vous pensez vraiment que votre service s’en remettra ?

— Ne faites pas l’idiot, Strange, et partez sans faire d’histoire, conseilla un autre membre de la commission d’un air pincé.

— Idiot ?! se révolta l’intéressé dans un rugissement puissant. C’est vous, l’abruti ! J’ai résolu plus d’affaires que tous les membres de la police londonienne réunis ! Sans moi, vos bureaux ne seraient qu’un groupement de limaces effarouchées !

— Vous recevrez votre salaire du mois, trancha immédiatement Carter, préférant arrêter la discussion avant qu’une catastrophe ne se produise. Mais avant que vous ne partiez, Strange, je vous prierai de me remettre votre arme. Désormais, en tant que civil, le port d’arme de service vous est strictement interdit.

Les yeux bleu ciel de Sullivan s’immobilisèrent sur son chef. Ou plutôt, son ancien chef. Avec une lenteur effarante, il passa sa main dans sa veste avant de la glisser dans une poche intérieure. Il attrapa la crosse de son revolver avant de l’en sortir, son index effleurant la détente…

Il lâcha l’arme à feu sur le bureau de James avec un geste presque dédaigneux.

— Je vous remercie, conclut ce dernier, visiblement soulagé qu’il coopère sans faire d’histoire. Ne vous en faites pas pour votre argent, Scotland Yard garantira vos… Strange, où allez-vous ?

Le noiraud avait fait demi-tour, le visage de nouveau figé dans une expression de marbre. Il posa sa main sur la poignée de la porte avant de sortir sans dire un mot. Pour la première fois de sa vie, Carter n’entendit pas de claquement sec à la suite du départ de Sullivan.

Tout ce qui resta de son passage fut une cigarette encore fumante sur le tapis, comme une dernière insulte à l’autorité de ce bureau.

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