Chapitre 9 - J'ai quelques questions
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Chapitre 9 - J'ai quelques questions
— Excusez-moi de parler aussi franchement, soupira Kieran en jetant un rapide regard à Alexander. Sullivan, tu comptes sérieusement enquêter avec un inconnu ? Non pas que je vous considère comme un homme dangereux, M. Wilson, compléta-t-il à l’adresse du blond, mais comprenez bien que j’aie à cœur l’intégrité physique de mon frère.
— Je me doute que ma présence vous inquiète, répondit poliment le soldat. La première impression que j’ai dû vous faire n’était pas très flatteuse.
— C’est bon, Kieran, s’impatienta le cadet. Je suis assez grand pour me débrouiller seul ! Ça fait plusieurs jours que nous vivons ensemble sous ce toit, et nous n’avons eu aucun problème ! Allez, Wilson, nous partons !
Le militaire attrapa sa veste, tandis que le plus âgé des frères poussait un soupir d’abandon. Strange regagna sa chambre quelques instants.
— Bien que je ne sois pas très à l’aise à l’idée de vous laisser seul avec Sullivan, déclara Kieran à l’adresse d’Alexander, je vous suis reconnaissant de prendre soin de sa santé. Merci à vous.
Il lui tendit une main, que son interlocuteur serra en esquissant un sourire timide.
— Je vous en prie, répondit-il.
L’homme quitta rapidement l’appartement, manifestement pressé de rejoindre son lieu de travail pour son entrevue avec le ministre de l’Intérieur. Son cadet ne tarda pas à revenir dans le studio, habillé un peu plus décemment qu’au matin.
— Allons-y, décréta-t-il en récupérant les clés sur la porte. Nous avons du travail !
Les deux compagnons descendirent les escaliers rapidement et s’éloignèrent dans York Street.
— Que comptez-vous faire, aujourd’hui ? demanda Alexander en rajustant sa cravate.
— Je vais m’adonner à la partie des enquêtes que je déteste le plus au monde, répondit Strange avec une grimace maussade.
— C’est-à-dire ?
— Interroger la famille de la victime. À chaque fois, je dois faire appel à toute ma patience, c’est véritablement épuisant !
— Tout de même ! répliqua le blond avec surprise. Ces gens ont perdu un proche, c’est une épreuve très douloureuse pour certains !
— Oui, oui, bien sûr, je le sais, tout cela ! s’impatienta son colocataire en secouant la tête d’un air exaspéré. Mais ce n’est pas de cela que je parlais ! Malgré les circonstances, ces gens ne savent que mentir pour garder leurs petits secrets, les nobles plus que les autres ! Ils ont une peur bleue de voir leurs affaires privées découvertes, alors qu’un crime bien plus grave a eu lieu ! La plupart du temps, les interrogatoires sont une véritable perte de temps !
— Pourtant, n’est-ce pas l’essence même du travail d’un inspecteur ? s’étonna Alexander face à la brutalité de son ton de voix. N’est-ce pas en questionnant les gens que des affaires sont résolues ?
— Erreur, mon cher Wilson ! s’exclama Strange en agitant un index impérieux devant son nez. Ce sont les faits qui sont utiles ! Écouter les divulgations volontairement erronées des gens n’est que futilité ! C’est ce qui fait de moi, ou plutôt a fait, le meilleur inspecteur de Londres !
— Dans ce cas, si vous considérez cela comme une perte de temps, pourquoi allez-vous interroger la famille Pembroke ?
— Comme je l’avais établi plus tôt, un habitant de la maison a poignardé la victime après que tout le monde a été parti se coucher. C’est celui-là que je veux retrouver. De plus, il y a plus d’une centaine de personnes présentes à cette maudite soirée et un seul d’entre eux qui a planté un stylet dans un homme. Je n’ai pas le temps de me renseigner sur tout monde !
— C’est vrai qu’une fois le délai de quatre jours écoulé, l’inspecteur-en-chef risque de perdre son travail, se rappela son compagnon avec déception. Il ne reste plus que trois jours à présent…
— Teh ! rétorqua Strange avec mépris en allumant une cigarette. Qu’il soit viré m’est bien égal, croyez-le bien ! Tout ce qui m’importe est le mois de loyer que j’ai parié avec lui ; je n’ai pas les moyens de le payer en cas de défaite !
— Pourtant, vous me sembliez plutôt confiant concernant votre victoire, fit remarquer Alexander sans pouvoir cacher sa pointe de moquerie. Auriez-vous changé d’avis ?
— Carter n’est pas un imbécile ! S’il avait eu plus de temps, je pense qu’il aurait pu résoudre cette affaire. Mais c’est moi le plus doué, et je peux très bien trouver les meurtriers avant qu’il ne perde son poste !
En l’entendant, le blond était plus amusé qu’outré de son comportement. Strange était plutôt condescendant avec son ancien chef, et n’avait pas abandonné l’idée qu’il était le meilleur dans son domaine. Malgré tout, le soldat trouvait ce caractère plutôt comique s’il prenait en compte ses réactions assez puériles. Ce petit duel entre les deux ex-collègues lui faisait davantage penser à une petite dispute entre des enfants qu’à une véritable compétition. Bien que l’enquêteur soit d’apparence sérieuse, il émanait de lui une certaine gaminerie…
— Dans tous les cas, si je peux vous prêter mainforte, je le ferais, annonça Alexander avec légèreté.
— Il y a bien quelque chose que vous pouvez faire, marmonna Strange en expirant une volute de fumée. Réveillez-moi si je m’endors lors des interrogatoires…
Son compagnon, un sourire aux lèvres, hocha simplement la tête. Ils arrivaient à présent sur Grosvenor Square, et à la grande surprise du blond, Carter et le sergent Patel étaient devant la maison de ville de la famille Pembroke.
— Je me doutais que vous reviendriez, lança le Chief Inspector en les voyant approcher.
— Quel policier d’exception, ironisa le noiraud en roulant des yeux, sa cigarette coincée entre deux dents. On comprend que vous deviez faire appel à moi…
— Surveille tes paroles, le menaçant le sergent en pointant un doigt dans sa direction. Tu pourrais être accusé d’insulte à un représentant de la loi !
— Inutile d’en arriver là, relativisa Carter d’une voix apaisante. Avez-vous découvert quelque chose de nouveau ? demanda-t-il à l’adresse de son ancien subordonné.
— Rien de révolutionnaire pour le moment, répondit Strange en passant sa main dans ses cheveux bouclés. J’ai simplement quelques petites questions à poser. Est-ce que la famille…
— Pembroke, compléta Alexander.
— Oui, merci. Est-ce qu’elle est là ?
— Elle est bien là, confirma l’inspecteur. Son fils aîné est revenu hier dans l’après-midi. Sa femme, son fils cadet et sa fille étaient déjà là hier et nous les avons déjà interrogés. Voulez-vous les comptes-rendus que nous en avons faits ?
— Teh ! cracha le noiraud avec mépris. Ils ne m’apprendront rien d’intéressant ! Et depuis quand vous aidez votre adversaire ?
Son ancien supérieur haussa simplement les épaules, un petit sourire amusé au coin des lèvres. Il s’attendait manifestement à cette réponse, et ne releva pas le commentaire.
Soudainement, la porte de la maison s’ouvrit à la volée, et bousculant un policier, un homme en sortit à grande enjambée.
Il portait un frock coat sombre, un pantalon noir, ainsi que des chaussures et une cravate assortie. Ses cheveux bruns étaient coiffés vers l’arrière, et son regard sombre devenait presque meurtrier à cause du froncement de ses sourcils. Il devait avoir une vingtaine d’années.
— Inspecteur ! aboya-t-il avec fureur en s’approchant du groupe. Pouvez-vous m’expliquer ce que vous et vos hommes faites encore ici ? Si vous n’avez plus rien à faire ici, je ne peux que vous conseiller de prendre congé !
— Veuillez m’excuser, M. Pembroke, répondit Carter avec un calme très louable. Nous avons fait appel à un… détective.
En voyant Strange ouvrir la bouche pour répliquer, le policier le fixa avec insistance pour lui faire signe de se taire. Pour une fois !
— Il est très efficace, cela ne durera pas très longtemps, continua-t-il.
Pembroke tourna son regard noir vers le « détective » et l’analysa pendant de longues secondes avant de hausser un sourcil hautain. À sa place, Alexander aurait été surpris aussi : son colocataire n’avait pas la tête de quelqu’un de sérieux, et son manque de soin dans sa façon de s’habiller ne devait pas inspirer la confiance.
— Vos questions d’hier ne suffisent pas ? s’impatienta le noble. Nous avons d’autres choses à faire.
Semblant garder sa sérénité, l’inspecteur voulut répondre. Mais Strange n’était manifestement plus capable de se taire, et poussa le soupir le plus long et le plus puissant que le militaire n’avait jamais entendu.
— Je partage votre enthousiasme, ironisa-t-il avec une expression désespérée sur le visage. Cela dit, je vous ferai remarquer que vous nous — et par « nous » j’entends « moi » — faites perdre du temps. Plus vite nous aurons terminé, et plus vite chacun d’entre nous pourra retourner vaquer à ses occupations.
Pembroke le considéra avec un certain mépris, comme offensé par ses paroles. Finalement, il se retourna, et sa tête s’inclina légèrement, les invitant à le suivre. Il retourna dans la demeure, et un domestique lui ouvrit la porte menant à la salle à manger.
La famille du défunt était réunie pour le petit-déjeuner. Alexander reconnut la veuve qu’il avait vue la veille. À côté d’elle se trouvait une adolescente, d’environ seize ans, qui lui semblait être le portrait de la mère vingt ans plus tôt. Les deux femmes portaient une robe noire, symbole du deuil. En face d’elle, un homme grand était assis avec un air majestueux. Ses cheveux noirs étaient soigneusement coiffés, et si son costume sombre lui offrait une aura lugubre, les traits crispés de son visage la rendaient glaciale. Il semblait plus âgé que son frère. Tous étaient en train de manger lorsqu’ils entrèrent.
— Mère, annonça le jeune homme en revenant, un détective voudrait poser quelques questions…
— Merci, Edward, murmura la veuve avec un sourire timide, avant de se tourner vers ses visiteurs. Ah oui, vous êtes l’homme qui a fait irruption hier, vous n’êtes pas resté très longtemps, continua-t-elle en reconnaissant Strange.
Sa voix n’était pas réprobatrice ou hautaine comme celle de son fils. Elle était douce, empreinte d’une certaine tristesse. Elle se leva de sa chaise en déposant sa serviette à côté de son assiette vide.
— Nous pouvons aller dans le salon, si vous le désirez, déclara-t-elle. Sinclair, pourriez-vous apporter un peu de thé pour nos invités ?
Le domestique s’inclina et quitta la pièce immédiatement. Passant devant le groupe, la brune les conduisit dans le salon. Elle leur proposa un siège, et le militaire s’installa sur un fauteuil recouvert de soie colorée. Comme trop nerveux, Strange resta debout non loin de lui.
— J’imagine que vous voulez que je vous raconte tout ce que je sais, comme avec l’inspecteur-en-chef, soupira la veuve avec hésitation.
— Pas vraiment, répondit le noiraud avec franchise. C’est inutile de refaire le travail une deuxième fois.
Ses yeux bleus se posèrent une fraction de seconde sur les policiers, et plus précisément sur le sergent.
— Patel, ne voudrais-tu pas faire un tour de Londres ? Par exemple, un tour de tous les quartiers en passant par la banlieue…
— Tu n’as aucun droit de me chasser ! rétorqua l’intéressé avec fureur.
— Ah oui ? le nargua son ex-collègue en haussant un sourcil.
Sentant que le ton montait sensiblement, Alexander préféra intervenir avant que son colocataire ne se montre trop désagréable. Il attrapa son poignet pour attirer son attention.
— Calmez-vous, Strange, souffla-t-il. Finissons-en rapidement, vous serez débarrassé de lui après…
Son compagnon n’avait certainement pas l’envie d’abandonner si facilement, mais une lueur de raison passa dans son regard. Finalement, il soupira en esquissant un sourire.
— Très bien, tu peux rester. Après tout, tu pourrais bien apprendre des choses.
Patel était sur le point d’exploser de rage, mais d’un geste de la main, son chef lui ordonna de se tenir tranquille. Ensuite, d’un sourire soulagé, il remercia le soldat : il leur avait évité une distribution de coups de poing…
— Bien, reprenons ! Mes questions sont celles-ci. Comment s’appelle la personne qui a découvert le corps ? Pouvez-vous lui demander de venir ici ? Une fois ceci fait, pourriez-vous sortir de la pièce, et avoir l’amabilité de refermer la porte derrière vous ? Merci de votre collaboration, je vous reparlerai plus tard.