Un instant d'éternité
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Un instant d'éternité
Je marche depuis des heures et je n’ai toujours rien vu. Ni entendu.
À part quelques piverts qui martèlent les écorces. Dès que je m‘arrête, ils s‘envolent ou passent de l‘autre côté du tronc. Impossible de les voir.
Rien ! Rien à faire ! Rien à voir ! Rien à photographier !…
Si encore je pouvais observer un pic noir, il y en a un ici, je l’ai aperçu à plusieurs reprises. Cela me consolerait de ma déception, je ne rêve même pas de le photographier : l’apercevoir serait le clou de la journée. Il aime la zone de vieux bouleaux que je traverse, c’est un endroit propice à ce genre de rencontre. Mais aujourd’hui… c’est le vide. Désespérant !A vrai dire, je m’en moque un peu, j’adore les animaux sauvages, petits et grands quand ils sont chez eux. Et s’ils veulent bien se laisser photographier, je suis d’accord. Faire leur photo, c’est pour moi la concrétisation de ma relation à eux, que je ne sais pas bien définir : il doit me rester une fibre refoulée du chasseur que j’ai été. Le Pentax et son 500 commencent à se faire lourds, les brides du sac à dos me scient les épaules et j‘ai une douleur sourde qui me brûle entre les omoplates. Le retour risque d’être long.
Quelques billes de bois bien alignées ont été mises en attente au bord de l’allée, elles m’offrent un siège que je ne vais pas refuser. Je maraude maintenant depuis deux heures et il va falloir penser à faire demi-tour. Ce gros tronc de chêne bicentenaire est assez large pour faire une couchette, il va être un régal pour mon échine. Un bruit de feuilles mortes froissées me met en alerte. Impossible de voir qui est l’auteur de ces discrets bruissements. Je n’ose pas bouger, mon appareil est hors de portée : la poisse ! Le tronc de ce vieux chêne est décidément très dur, mais la douleur s’est un peu estompée : mon dos l’apprécie…
Ça y est! J’ai identifié l’auteur. C’est une belette, elle vient de traverser l’allée, à quelques mètres et pour mieux me narguer et me montrer qu’elle m’a vue, elle s’est arrêtée au milieu du chemin, la tête levée me montrant son cou blanc. Ne dit-on pas: « curieux comme une belette ? » Voilà qui vérifie bien le dicton. Être couché sur le dos n’est pas la situation idéale pour faire de la photo. Elle risque de revenir, je me mets en position du tireur couché.
La voilà,… pas de chance, elle sort à deux mètres de l’endroit où je l’attendais. Elle tient dans sa gueule un bébé souriceau qu’elle doit porter à sa nichée. Pendant un quart d’heure je joue à cache-cache avec elle. Elle est en train de vider un nid de mulots de tous ses occupants. Impossible de faire une photo correcte, elle ne sort jamais où je l’attends, c’est la mouise… J’en suis toujours à pourchasser ma belette lorsqu’une forme se dessine, confusément, au loin. Obnubilé que je suis par mon petit mustélidé, je n’y prends pas garde. Mais en une fraction de seconde je réalise que l’ombre lointaine, la silhouette aperçue est celle d’un brocard qui me fait face.
Splendide! Sa robe est roux foncé, les épaules brunes ; le cou gris antracite. Il est de profil, la tête légèrement tournée vers moi, maintenant je vois bien ses bois, ses deux grands yeux noirs, il a les oreilles dressées dans ma direction. Il a dû flairer mon odeur. Je reste aplati sur mes troncs d’arbres, impossible de bouger. S’il me découvre c’en est fini je ne le reverrai plus.J’ai de la chance le vent est pour moi.
Il faut être patient. Je connais le coin, je me doute de l’endroit où il se rend. Il y a de l’autre côté de l’allée une trouée embarrassée de résineux tombés au cours d’une tempête. C’est un fatras de branches, et de troncs succinctement débités, mais sans doute jugés sans intérêt par les forestiers qui les laissent pourrir sur place. J’y ai déjà surpris une chevrette et ses deux petits il a quelque temps. À l’heure qu’il est, il doit chercher un endroit pour se reposer et si je ne me trompe pas, c‘est là qu‘il se rend. Attendons … Quand vous avez la bonne fortune, comme maintenant, d’avoir un brocard qui traverse l’allée forestière devant vous à moins de cent mètres : vous regardez d’où vient le vent et c’est parti !Où ? On ne sait pas toujours… mais si on connaît le coin c’est plus facile.
J’adore cette pratique de la billebaude : la traque devant soi. Il y a souvent des aléas, mais aussi de belles surprises. Et ce brocard en est une. Je suis venu pour le brame, pour l’instant aucun cerf ne s’est manifesté, mais il est encore tôt dans l‘après-midi. Faute de cerf, ce sera du chevreuil, surtout que celui-ci est bien coloré, si j’arrive à l’approcher dans d’assez bonnes conditions il devrait donner quelques beaux clichés. Ça y est, il a traversé, il se dirige vers la clairière, c‘est là certainement que se trouve sa reposée. J’enfile mon sac à dos, fini les douleurs, je sens l’exaltation m‘envahir. Je fais un essai du K5, je règle la sensibilité pour le sous-bois, je désactive l’autofocus, en forêt il y a toujours une branche malencontreuse qui se trouve entre la cible et l’objectif, ce qui a pour conséquence d‘affoler les automates. Je vais travailler en manuel. Il y a sur le côté un sentier tracé par les grands animaux de la forêt, je sais qu’il mène à cette petite clairière. Le problème c’est le vent, le moindre effluve humain et c’en est terminé. Je suis maintenant à une cinquantaine de mètres de la clairière, je vois l’amoncellement des arbres tombés. Depuis une demi-heure, j’avance pas à pas en contournant les obstacles, en faisant attention où je mets les pieds, mais pas de chevreuil.
Soudain, j’entends une sorte de raclement, je suis à moins de trente mètres de mon objectif, camouflé derrière une cépée de jeunes chênes. Il est là… je vois entre les débris de troncs amoncelés une tache rousse qui bouge. Plié en deux, mon sac à dos me pèse et limite mes mouvements, si seulement je pouvais m’en libérer… c’est trop risqué. Le Pentax lui aussi devient pesant, j’ai beau le changer de main rien n’y fait, il est toujours aussi lourd, mais lui, pas question de s‘en séparer.
Je vois maintenant, distinctement, tout l’avant du brocard : il frotte ses cornes contre le tronc d’un gros pin qui a perdu une partie de son écorce. Je vais risquer une photo : l’espace est assez dégagé, je réenclenche l’autofocus, à mon oreille le moteur fait un boucan terrible. Il ne semble pas qu’il l’ait entendu, mais je ne le vois plus aussi bien. J’aperçois une patte ; une demi tête ; le cul ; une oreille… mais jamais la bestiole entière. Voilà un bon quart d’heure que ce petit manège dure. J’en ai marre: je commets l’irréparable, en quittant les fûts qui me protègent, une branche craque, le brocard fait un bond en avant, se retourne : clac! Il fait un saut de plusieurs mètres… c’est fini. Espérons que la photo soit bonne.
Il est bientôt seize heures, la lumière baisse rapidement. J’ai repris ma marche en avant je suis tout à coup moins fatigué. Il y a, à moins d’un kilomètre une vieille futaie où j’ai souvent rencontré par le passé une harde de biches et de jeunes cerfs. Ne sait-on jamais ?
J’ai à peine fait quelques centaines de mètres qu’un formidable mugissement me fait sursauter … un cerf brame. Tout proche ! Le silence qui suit est impressionnant… je n’entends plus que le battement de mes tempes. La jubilation me gagne à nouveau. Où est-il?
J’espère, anxieux, qu’il veuille bien se faire entendre encore une fois, pour que je puisse au moins repérer la direction où il se trouve. Sinon, comment le trouver? La voûte de la futaie donne au son une amplitude trompeuse, je sais par expérience que dans les bois, les vibrations peuvent être traîtres.
Au hasard à travers les fougères, j'avance avec précaution, enfin, j'arrive sur un passage tracé par les bêtes. À l’aide de mes jumelles j’explore le sous-bois. Les rayons obliques du soleil déclinant, qui percent le feuillage, ne m’aident pas dans ma recherche. À cinquante mètres à peine, une biche me montre son arrière-train, l’agitation de sa queue est signe d’inquiétude, mais la période du rut rend toute la harde nerveuse, de temps à autre elle lève la tête et se remet à brouter les basses branches. Le troupeau est là, tout proche…, même si je ne le vois pas, je sais qu’il est là, je sens une forte odeur musquée. Il a dû marquer son passage.
J'écrase discrètement dans mes doigts une feuille morte et la jette pour savoir si le vent est toujours en ma faveur. C'est bon!
À croupetons dans les fougères, je progresse par petites avancées vers les biches. Elles sont dans un bosquet d’arbustes; beaucoup sont couchées: je ne vois que leurs têtes.
La guetteuse les oreilles en avant observe un point sur ma droite. Je fais une rotation, j’ai compris: son seigneur et maître est là, très près de moi, caché par quelques grands chênes. Je ne vois que son encolure et sa tête, surmontée d'une superbe paire de massacres. Il n’est pas très grand, mais c’est un dix-cors. Malgré des merrains assez courts, il porte au moins une quinzaine d’andouillers, ses empaumures ont quatre ou cinq pointes … je n’ai pas le temps de les compter. Quelle bête! C’est un costaud.
Une touffe de bouleaux m’offre un asile, avec précaution je m’y réfugie et me débarrasse de mon sac à dos. Je cherche une percée sans obstructions visuelles. En un tour de main je visse mon monopode sous le téléobjectif : me voilà prêt. Pour éviter le bruit du moteur je passe en focale manuelle ; je fais le point sur son œil : l’obturateur claque à mon oreille. Les animaux n’ont pas bronché, c‘est parfait.
Le cerf s’avance, le col et les épaules cuirassées de boue, il traîne dans ses épois des poignées d’herbes sèches et de fougères qu’il vient sans doute d’arracher au sol. Il s’en débarrasse en secouant la tête. Dans le téléobjectif je vois son larmier qui suinte abondamment.
Il est maintenant à découvert, il doit approcher les deux cents kilos, imposant d’aisance et de puissance, ses muscles vibrent sous la peau. Chaque mouvement de cet animal est d’une souplesse…, d’une élégance…, c’est un régal.
Il se plante en extension sur ses quatre pattes, allonge le cou, ses bois couchés sur ses épaules, le mufle tendu vers le ciel il pousse une formidable série de raires spasmodiques qui lui viennent des entrailles et se terminent en une sorte de vagissement plaintif.
Quel cri ! Quelle musique!
Par moment il souligne ses bramées d‘une cascade de mugissements plus faibles, plus rauques, moins sonores. Mu par je ne sais quoi, il amorce un galop qu’il accompagne d’éructations saccadées, puis il fait demi-tour revient vers son harem, hume l’air, poursuit une biche qui se dérobe, puis une autre et retourne se poster face à l’abysse de la futaie.
Son corps est tendu à l’extrême. De temps à autre, il s'asperge de puissants jets d'urine, puis le museau collé au sol, laboure la terre de ses massacres. Faisant tête à un ennemi invisible, il charge pendant quelques mètres, se redresse et recommence à beugler de toutes ses tripes. Le bougre.
Ce grand opéra de la nature m‘a remué. J’en ai la gorge serrée.
Quel spectacle ! Grand moment !
J’ai beau avoir déjà été témoin par le passé de brames je ne m’en lasse pas.
Comme dirait mon compère Barbatus, je vis « un moment d’éternité… » J’aime aussi, croire, que ce rituel est éternel ; qu’il nous vient du fond des âges ; que nos ancêtres les hommes de la préhistoire l’ont observé avant nous ; espérons que nos descendants pourront en profiter eux aussi. Moi l’importun, le voyeur, je suis si ému que j’en oublie parfois d’appuyer sur le déclencheur de mon appareil.
Le Pentax que j’ai programmé en rafale vient d’enregistrer une centaine de photos. Les images qui apparaissent sur l’écran de contrôle me laissent penser que l’instant est immortalisé.
Il est temps de partir et de laisser ces magnifiques animaux vivre leur vie. Je récupère mon matériel et fait demi-tour, aussi discrètement que lorsque je suis arrivé.
Rambouillet le 12 octobre 2019