Le gars est arrivé sur les coups de 23h. Le Holly reprenait son souffle après un rush particulièrement intense. Flocky était à la plonge et Becky mettait de l’ordre dans la salle tandis que j’encaissais les derniers clients. Il s’est assis sur un tabouret de bar, a commandé un donut et puis il est resté là, silencieux, fixant son beignet sans même y toucher. Il se tenait voûté sur son siège, les bras ballants. Courbant l’échine sous le poids de je ne sais quel fardeau. J’ai demandé s’il avait besoin de quelque chose et il m’a répondu sans détacher son regard de l’anneau glacé :

“La vie est comme cette saloperie ! Tant qu’on en fait le tour, ça reste joli à regarder. Mais plus le temps passe et plus on se rapproche du centre. Comme pris dans un tourbillon qui finira par nous engloutir. J’ai fait le tour de cette vie, j’ai vu ce qu’elle voulait que je vois. Et maintenant je me retrouve chez vous, assis sur ce tabouret, devant cette merde rose qui me tend les bras, qui me dit ‘’Saute ! Allez Viens !’’ et j’ai bien envie de plonger au fond du trou, histoire de voir ce que la vie ne montre qu’aux défunts.”

J’ai tenté de le raisonner, de lui expliquer qu’il ne trouvera, au fond du trou, qu’un mélange de vide, de sucre, de gras, et de honte après s’être fracassé contre le formica. Et puis je lui ai apporté une gaufre en lui disant que lorsque la vie nous enferme dans une case, rien ne nous empêche d’aller voir ailleurs, de franchir le mur et d’essayer de trouver une autre case remplie de chantilly, de douceurs sucrées, de sprinkles colorés…