

La barbarie comme loi immuable de l’Histoire humaine : une lecture hobbesienne et critique
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La barbarie comme loi immuable de l’Histoire humaine : une lecture hobbesienne et critique
La trajectoire de l’humanité, depuis ses balbutiements préhistoriques jusqu’aux conflits et crises du XXᵉ et XXIᵉ siècles, semble marquée du sceau de la violence. Loin d’être un accident ou un égarement temporaire, la brutalité constituerait, pour certains, le véritable ressort de l’Histoire. Des tablettes sumériennes rapportant les premières guerres entre cités mésopotamiennes (IIIᵉ millénaire av. J.-C.) aux plus récentes armes de destruction massive, la constante de la force et de la barbarie apparaît inlassable. L’idée selon laquelle l’être humain ne se limite et ne se « recadre » que par la crainte et la coercition traverse la pensée occidentale depuis l’Antiquité, mais c’est probablement Thomas Hobbes qui, au XVIIᵉ siècle, l’a formulée le plus explicitement, notamment dans Léviathan (1651). À l’appui de diverses sources philosophiques, historiques et anthropologiques, on peut défendre la thèse qu’il n’existe pas de progrès moral réel, mais seulement une perpétuelle mise à jour, parfois euphémisée, de cette violence originelle.
Hobbes et l’état de nature : la peur comme fondement du politique
Thomas Hobbes (1588-1679) affirme que l’humanité, dans son état de nature, se caractérise par une « guerre de tous contre tous » (bellum omnium contra omnes). Selon lui, si l’on ôte les lois civiles et la crainte d’un pouvoir supérieur, chaque individu se trouve livré à ses passions, désirs et appétits. Il en découle une recherche permanente de l’ascendant sur autrui, motivée par la peur d’être anéanti par plus fort que soi.
« Sans un pouvoir commun qui les tienne tous en respect, les hommes se trouvent dans une condition que l’on appelle guerre ; et cette guerre est celle de chacun contre chacun. »
(Leviathan, Hobbes, 1651)
Le contrat social, dans la perspective hobbesienne, n’est alors qu’un pacte de soumission réciproque afin d’éviter le pire. Mais cette soumission naît avant tout d’une crainte mutuelle et non d’une aspiration morale désincarnée. Dans ce cadre, les « valeurs » – qu’elles soient humanistes, religieuses ou politiques – serviraient surtout à habiller, après coup, l’hégémonie d’un pouvoir qui s’exerce finalement par la force.
L’illusion du progrès moral : guerres mondiales et relents de barbarie
La modernité, toujours prompte à se revendiquer comme progrès, a régulièrement brandi l’idéal des Lumières pour souligner la marche vers la raison et la liberté. Pourtant, un bref parcours historique révèle la fragilité de cet optimisme :
- XIXᵉ siècle : Les conquêtes coloniales européennes s’accompagnent d’une violence extrême (massacres, expropriations, esclavage déguisé) sous couvert de « mission civilisatrice ».
- Première Guerre mondiale (1914-1918) : Présentée comme la « der des ders », elle voit l’industrialisation de la mort de masse, portée par la mitrailleuse, l’artillerie lourde, les gaz chimiques.
- Seconde Guerre mondiale (1939-1945) : L’idéologie nazie et l’Holocauste manifestent un degré de cruauté planifiée qui dépasse l’entendement. Les bombes atomiques larguées sur Hiroshima et Nagasaki en 1945 ouvrent une ère inédite de destruction potentielle.
Dans ces soubresauts, l’humanité a créé des institutions internationales (Société des Nations, puis Organisation des Nations unies), ainsi que des déclarations universelles de droits (Déclaration universelle des droits de l’Homme, 1948). Toutefois, loin d’éradiquer la guerre, ces dispositifs l’ont parfois seulement déplacée ou réglementée, et n’ont pas empêché la prolifération d’armements toujours plus létaux, ni la perpétuation de conflits régionaux sanglants.
Le philosophe et psychanalyste Sigmund Freud, dans Le Malaise dans la culture (1929), rappelle que les pulsions agressives sont inhérentes à la psyché humaine, et que les constructions culturelles et sociales ne font souvent que contenir, sans vraiment l’éradiquer, ce fond violent. Il en résulte périodiquement de spectaculaires effondrements de la « civilisation » qui révèlent la férocité latente en l’homme.
L’apport de l’anthropologie : entre violence endémique et rites sacrificiels
L’histoire des sociétés premières ne semble pas témoigner d’une humanité paisible. Au contraire, dans War Before Civilization (1996), l’archéologue Lawrence H. Keeley fait état de squelettes massivement mutilés dans des contextes préhistoriques, ce qui laisse supposer une guerre endémique entre tribus et groupes humains. René Girard, dans La Violence et le sacré (1972), analyse également la question du sacrifice et du bouc émissaire, montrant comment les mécanismes de violence collective, à peine canalisés par le religieux ou le rituel, fondent la cohésion sociale.
« La violence, si on la laisse s’exercer librement, tend à se propager de proche en proche, à embraser tout l’espace social. »
(La Violence et le sacré, René Girard, 1972)
Ces rituels, tabous, et dispositifs sacrés confirment la nécessité de contenir la violence, sans quoi le groupe se disloque. Cependant, cette contenance prend souvent la forme d’une autre violence, ciblée, institutionnalisée ou rituelle. Ainsi, la barbarie s’avère structurelle et se transmet d’une génération à l’autre sous différentes formes – guerres, sacrifices, meurtres politiques, épurations ethniques, etc.
Valeurs et discours justificatifs : l’habit idéologique de la domination
Les valeurs morales, religieuses ou politiques peuvent sembler baliser un « progrès » dans l’histoire, offrant l’illusion d’une humanité s’améliorant peu à peu. Pourtant, nombre de penseurs ont dénoncé la manière dont ces valeurs peuvent être instrumentalisées :
- Nietzsche (La Généalogie de la morale, 1887) montre comment la « morale » peut être un renversement de valeurs imposé par un groupe cherchant à dominer un autre.
- Carl Schmitt (La notion de politique, 1932) insiste sur la dimension existentielle du conflit « ami/ennemi », faisant de la violence l’essence même du politique.
- Michel Foucault (Surveiller et punir, 1975) décrit comment le pouvoir se raffine, non pour s’abolir, mais pour s’insinuer dans les discours, les savoirs et les institutions punitives.
De fait, l’histoire de l’humanité serait jalonnée d’idéologies successives visant à masquer la brutalité des rapports de force. Qu’il s’agisse de la pax romana, de l’esprit des Croisades, des missions « civilisatrices » coloniales, de la guerre froide sous le prisme de la « défense de la liberté » ou encore du « choc des civilisations » contemporain, la rhétorique importe moins que la réalité crue : la survie (et la victoire) appartiennent in fine à ceux qui exercent la contrainte la plus efficace.
Perspectives contemporaines : la barbarie sous d’autres masques ?
Avec l’avènement d’Internet et la mondialisation, on aurait pu croire à un adoucissement des mœurs, une coopération renforcée entre les nations, une diplomatie stable. Or, l’actualité géopolitique rappelle la fragilité de cette perspective :
- Guerres civiles et interventions militaires : Au Moyen-Orient, en Afrique, en Europe de l’Est, les conflits rappellent l’impuissance des valeurs universelles à contenir les appétits de puissance.
- Terrorisme international : Les organisations extrémistes recourent à une violence extrême et à la terreur psychologique, contournant les conventions internationales.
- Technologies d’armement avancées : L’intelligence artificielle et les drones de combat inaugurent une nouvelle ère de conflits à distance, dont la létalité grandit et s’automatise.
En filigrane, malgré les grands discours, la violence demeure un langage universel, la « barbarie » se modernise et se nimbe de justifications variées. Les souffrances humaines, les victimes civiles ou militaires, désarticulent tout discours triomphant sur la marche de la civilisation. Chaque agonie, chaque corps supplicié, chaque peuple exterminé ou déplacé témoigne de la persistance d’une inhumanité en laquelle se résorbe toute fierté humaine.
Une Histoire écrite dans le sang ?
L’existence de valeurs humanistes, la mise en place de traités internationaux et la diffusion d’idéaux pacifistes ne suffisent pas à effacer la réalité fondamentale d’une violence latente, toujours prête à ressurgir. Ni l’après-1918, censé être un horizon de paix, ni les innombrables proclamations de « nouveau départ » à travers l’histoire n’ont mis fin à la spirale de barbarie.
À la suite de Hobbes, on peut avancer que la violence est la matrice première de l’Histoire, et que toutes les constructions culturelles, morales et politiques ne font souvent que la brider ponctuellement ou la justifier sous un vernis idéologique. Le pessimisme radical qui en découle trouve écho chez Freud, Nietzsche ou Schmitt : l’homme, porté par son désir et sa cupidité, demeure un loup pour l’homme.
« La guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens. »
(Carl von Clausewitz, De la guerre, 1832)
Dès lors, penser un progrès moral linéaire relève davantage du mythe que d’une réalité historique. Les vainqueurs s’abritent derrière des discours de légitimation, tandis que les vaincus, eux, subissent la loi du plus fort. Cette cyclicité de la souffrance et de la domination ne semble connaître ni borne ni fin. Ainsi, les « valeurs » ne seraient qu’un masque, un adoucissement apparent, tandis que l’arrière-fond tragique, la barbarie originelle, demeure l’inépuisable moteur de l’Histoire – un moteur alimenté par la peur et le désir, dont l’homme ne s’affranchit jamais vraiment.
L’on peut juger cette conception sombre ou cynique. Mais force est de constater qu’elle subsiste comme l’un des faisceaux d’explication les plus cohérents au regard du cortège d’horreurs qui balise notre passé, notre présent et, peut-être, notre futur. En ce sens, la barbarie, paradoxalement, non seulement éclaire le cours de l’Histoire, mais en est peut-être la vraie « loi » fondamentale.

