« D’office, tous les chercheurs du Labo ont été placés en télétravail, ce qui était très favorable : pas de chômage partiel, et pas de baisse de salaire.

En temps normal, je n’ai aucun problème de concentration et peux même travailler à la maison, avec les enfants qui bondissent autour de moi. Pendant le confinement, l’instabilité était telle que j’ai été dans l’impossibilité d’exercer mon métier de chercheur. Je n’avais aucune visibilité sur l’évolution du contexte, j’avais perdu la sérénité permettant de travailler.

Des chercheurs de mon labo (consacré aux Sciences de la Terre) ont écrit un article sur le Covid. Ce n’est pas du tout notre sujet ! Pourquoi ajouter à la cacophonie ambiante ? Même les chercheurs spécialistes de la question ont très souvent déposé leurs articles sur Internet et contacté les médias sans attendre la revue par les pairs. Peut-être voulaient-ils simplement contribuer en temps utile au débat. Le travail habituel n’avait plus de pertinence immédiate au quotidien, les gens se cherchaient une utilité (moi même, je ne me voyais pas parmi les métiers utiles, ceux de première et deuxième ligne).

Mais on ne peut pas dire quelque chose de pertinent sur un sujet qu’on attaque comme ça, du jour au lendemain. Il faut au moins trois ans, le temps d’une thèse, pour être spécialiste, et six mois pour faire revoir notre travail par les pairs. On ne savait pas et il fallait aller vite. On a fait le deuil du sérieux de la science parce que ce sérieux n’était pas compatible avec la temporalité de la crise. Tout cela a contribué à l’énorme crise de confiance sur la validité de la parole scientifique.

Le 18 mai, l’Institut à réouvert, avec des règles sanitaires drastiques. Je suis revenu dès que possible. J’avais besoin de ça pour travailler. La capacité d’accueil était initialement limitée, on a donc fait un plan de roulement, avec une liste de priorités (je pensais que tout le monde avait envie de revenir). Lorsque la capacité a été augmentée, je me suis rendu compte que mes collègues ne revenaient pas.

J’ai du mal à comprendre pourquoi. Les transports ? il y a plutôt moins de pannes, cela fonctionne bien. La non reprise des écoles ? Il y a toujours une possibilité de s’organiser !

Je ne suis pas convaincu que les gens ont pu travailler correctement. Le télétravail, ça se prépare. Nos tutelles préféraient d’ailleurs parler de travail à distance, en temps de crise.

Ce qui m’étonne, c’est qu’on a plein d’activités expérimentales. Et c’est difficile de les exercer à distance.

Il y a beaucoup de choses qui se construisent sur place. Comment, par exemple, décider de notre évolution commune en tant que Labo, sans être sur place ? Il faut lancer des projets pour tenter d’avoir des financements, décider de recrutements, recevoir des gens, s’occuper des étudiants. Il s’agit de tisser ce réseau qui nous relie tous. C’est quelque chose qui ne peut se faire que sur place.

Je connais quelques chercheurs qui vivent loin de leur Laboratoire. Mais faire avancer un Labo, c’est plus qu’écrire un papier tous les ans. C’est aussi déboucher les éviers qui sont bouchés. Réparer les ordinateurs qui sont cassés. Un Labo, c’est une maison, et il faut s’en occuper.

Pendant le confinement, j’étais vraiment mal à l’aise avec cette idée de maison éclatée, chacun chez soi derrière son ordinateur. »