Chapitre 23
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Chapitre 23
Chapitre 23
Timéo, 7 octobre
Assis en salle de cinéma, je prends des nouvelles de Maman tandis que mes amis dorment encore à poings fermés. Sa tasse de café dans une main, son livre dans l’autre, elle n’arrive pas à se concentrer sur sa lecture ce matin. Elle finit par refermer son roman pour prendre le cahier de liaison de Jérémy. Celui-ci est peuplé de lions du comportement rouges ou oranges. Par-ci, par-là, quelques rares lions bleus, mais je sais que même ces jours-là, à un moment de la journée, il s’est retrouvé en orange avant d’améliorer sa note. Ce soir, Maman a rendez-vous avec la maîtresse et à voir son air déconfit, je comprends que l’attitude de Jérémy la préoccupe.
J’irai la voir en fin d’après-midi car j’ai une belle journée qui m’attend. Aujourd’hui, je vais découvrir comment on fabrique les couleurs du royaume, qui nous servent à fabriquer les rêves et à colorer le ciel. Evidemment, comme d’habitude, je me sens surexcité par cette excursion avec les ados. En tant que spécialiste des végétaux, c’est Tifanie qui dirige l’expédition :
- Voilà Timéo, aujourd’hui, tu vas apprendre qu’on peut faire de la teinture à partir de toutes les fleurs, sauf les blanches car elles ne contiennent pas de pigments.
- Toutes ces fleurs sont des plantes tinctoriales, intervient Justin, fier de ses connaissances. Je t’avoue que j’ai eu du mal de retenir ce mot et encore plus de bien le prononcer, mais maintenant, c’est acquis. A ton tour, Timéo, m’encourage-t-il !
Contrairement à lui, je n’éprouve aucune difficulté à le répéter, mais pas sûr que je le retienne. Je vais essayer néanmoins.
- Bravo Timéo, me dit Mathéo. Moi, je n’arrive toujours pas à le dire et Carole, non plus il me semble.
- Si, maintenant, j’y arrive, corrige-t-elle. Ce n’est pas parce que je suis dyslexique que c’est impossible. Ca n’a pas été facile pour moi, mais je me suis beaucoup entrainée et j’ai fini par y parvenir.
- Je devrais sans doute persévérer, mais je dois reconnaître que j’ai plutôt abandonné l’idée. Pas facile quand on est multidys.
- Certes, mais tu as plein d’autres qualités et c’est tout ce qui compte ici.
- Merci, Carole. C’est très gentil de me dire ça.
Leur sympathique échange me plaît, mais ne me passionne pas autant que le sujet du jour. Je suis pressé de percer le mystère des couleurs et une question me brûle la langue :
- Tifanie, tu as dit que nous avions besoin de fleurs, mais en cette saison, il n’y en a quasiment plus. Alors qu’allons-nous récupérer aujourd’hui ?
- Surprise ! me répond-elle, taquine.
Elle sait bien que je veux toujours tout tout de suite. Tout savoir, tout faire, sans attendre, sans patienter. Mais, comme je suis de bonne humeur et que j’ai appris à travailler sur mon impatience en faisant naître des bébés à terme, elle n’arrivera pas à entacher ma gaieté. Quand je pense qu’il y a quelques mois quand je suis arrivé, je serais parti au quart de tour. A cette pensée, je souris en serrant les dents.
Nous sommes une bonne vingtaine à nous envoler : des adolescents en majorité, mais également quelques enfants comme Dimitri et Sophie, pour qui c’est une première, comme moi. En attendant notre retour et la marchandise que nous allons récolter, Carole et Mathéo se rendent dans la cuisine du laboratoire pour préparer tous les ustensiles et les casseroles dont ils auront besoin pour extraire les teintures.
De notre côté, nous avons tous entre les mains des boites avec des couvercles pour y déposer notre précieuse récolte. En vol, Tifanie nous explique l’organisation :
- Certains d’entre vous vont cueillir des baies, d’autres des feuilles, d’autres encore des bourgeons. Mais j’attire votre attention sur le fait qu’il ne faut pas faire de mélange. Par exemple, si vous cueillez des baies, ne mettez pas les framboises dans la même boite que les myrtilles et si vous ramassez des feuilles d’arbres, séparez les jaunes des rouges. Tout le monde a bien compris ?
- Oui, répondons-nous en chœur.
Contrairement à ce que je croyais, de nombreuses plantes sont encore fleuries en octobre en France. Certaines débutent même leur floraison durant ce mois. Nous récoltons des pétales, des baies, des feuilles, des bourgeons. Dans un potager, nous prenons aussi des fanes de carottes, du thym, des pelures d’oignons et ramassons quelques clous dans un garage. J’ai été surpris quand Tifanie est allée en chercher, mais elle m’a expliqué que la ferraille permettait d’obtenir du gris en la mélangeant avec des myrtilles. Je suis assez perplexe et me demande même si elle n’est pas en train de se moquer de moi.
De retour à l’atelier, nous déposons nos boites sans les ouvrir dans trois paniers différents. L’un d’entre eux contient les baies qui seront écrasées en mortier sans cuisson. Le deuxième, celui des baies des arbustes d’ornement qui devront ramollir pendant dix minutes dans de l’eau bouillante avant d’être elles aussi broyées. Le troisième est celui des pétales et des feuilles. Ils seront cuits avec un peu d’eau. Après ces opérations, les mixtures ainsi obtenues seront filtrées au travers de tamis ou de passoires pour récupérer le précieux jus coloré, m’explique Carole.
- Regarde Timéo. Avec tout ce que vous avez ramené, nous avons de quoi obtenir une infinité de couleurs, puisque nous avons les trois couleurs primaires : le rouge, le jaune et le bleu.
- A ton avis, intervient Julie, avec quoi pourrions-nous obtenir chacune de ces trois couleurs ?
- Avec des pétales de ces couleurs-là.
- Oui, mais encore ?
- Je n’en ai aucune idée.
- Le troène, tu vois cet arbuste vert dont vous avez rapporté quelques branches ? A ton avis quelle couleur va-t-il nous apporter ?
- Du vert, sans doute.
- Non, il nous donnera du bleu. Pour obtenir cette couleur, on peut aussi prendre des myrtilles qui donnent du violet et y ajouter du carbonate de soude.
C’est très instructif. Je suis ravi de satisfaire ma curiosité et ne boude pas mon plaisir d’apprendre de nouvelles choses. Je suis fasciné par les couleurs depuis que j’ai vu Dimitri et Sophie tenter de créer leur premier arc-en-ciel. Quel agréable souvenir ! Je me rappelle que Dimitri s’était vite agacé, mais maintenant, depuis qu’Amitia, l’intelligence artificielle présente dans sa montre, l’accompagne partout, il est devenu un expert des arcs-en-ciel.
- Avec les myrtilles, on peut donc obtenir deux couleurs si j’ai bien compris : du violet et du bleu.
- C’est ça Timéo. On peut même obtenir une troisième couleur, le gris, en y ajoutant des clous ou du sulfate de fer.
- On se sert aussi du sulfate de fer pour obtenir du kaki, ajoute Julie, en le mélangeant avec du thym qui normalement donne un vert léger. Les fougères et les orties nous donnent aussi la couleur verte.
- Et maintenant, plus difficile, me demande Carole. A ton avis, quelle couleur obtient-on avec les fanes de carottes ?
- Je serais bien tenté de dire du vert, mais ça me semble trop simple comme réponse.
- En effet, c’est du jaune vif. On peut aussi l’obtenir avec des feuilles de bouleau ou de pommier.
- Il reste un dernier élément qu’on peut ajouter, intervient Mathéo, c’est du vinaigre ou du jus de citron. Ces deux ingrédients transforment par exemple une couleur violacée en rouge vif ou du violet en rose.
Comme j’ai cueilli des framboises, Carole me propose de les écraser dans la casserole qu’elle a préparée. Maladroit comme je suis, j’ai déjà failli les renverser par Terre. Heureusement, Carole est intervenue à temps et seules quelques baies sont tombées à côté de la casserole. Comme je suis tout petit et pour éviter que je ne batte des ailes au-dessus de la marmite, Justin, qui a les pieds posés sur le sol, me porte dans ses bras.
- Allez, viens, Minus ! me dit-il en m’attrapant par un bras.
J’ai l’impression d’être aussi léger qu’un moustique pour ce grand gaillard. Je suis une nouvelle fois troublé de constater le paradoxe avec sa douceur. Des boules d’amour les trisomiques ? Sans aucun doute. Mes petits bras s’épuisent vite à broyer les baies et j’ai réussi à colorer mes mains autant que la casserole. Justin prend le relais après m’avoir posé sur ses épaules. Je me sens bien là-haut. Je m’amuse à le maquiller en indien en traçant des lignes rouges de chaque côté de ses joues avec mes doigts.
- Petit morveux ! dit-il en rigolant. Tu vas voir. Tu ne perds rien pour attendre.
Je m’envole et me dirige vers des fioles de fanes de carottes qui sont en train de refroidir. Je trempe mon index dedans puis me dirige vers Justin. Trop grand pour s’envoler dans cette petite pièce, il est contraint de rester debout sur le sol. Moi, par contre, je le nargue. Un petit coup de jaune sur le front, un autre sur le nez ; un peu de vert sur chaque joue. A chaque fois, il essaie de me saisir par un membre, mais je suis plus vif et lui échappe. Gagnés par l’euphorie, Dimitri et Sophie se maquillent l’un l’autre tandis que moi, dans la précipitation, je renverse un flacon du précieux bleu obtenu avec des branches de troènes.
- Timéo, ça suffit ! hurle Julie.
Je m’arrête aussitôt, interloqué. Rien n’a changé : quand Julie ouvre la bouche, tout le monde se tait et l’écoute. Il faut dire que son passé dans un gang de voyous lui a appris à se faire respecter pour survivre. Elle s’est adoucie depuis qu’elle est au Royaume, mais personne n’ose encore lui tenir tête.
- Allez vous laver, Timéo et Justin, nous ordonne-t-elle. Et vous, Dimitri et Sophie, venez nettoyer ce chantier.
Je vois bien dans leur regard qu’ils trouvent cela injuste de devoir réparer mes bêtises, mais jamais personne ne contredit Julie. Le royaume a besoin de personnes comme elle pour faire régner l’ordre et le calme chez les plus jeunes. Les mamies et les papys sont bien trop doux pour élever la voix et se fâcher sur nous quand nous faisons des bêtises. Ils sont toujours attendris par nos petites bouilles. Je crois même que nos gaffes les amusent et les divertissent. Mais avec Julie, c’est plus strict et je reconnais qu’elle a eu raison d’intervenir. Il fallait bien que mon petit jeu cesse. Je m’amusais tellement bien que je n’avais vu dans quel état j’ai mis la cuisine. Heureusement que je n’ai pas mélangé les teintures. C’est déjà ça.
Après la douche, Tifanie m’invite à retrouver Noah à l’atelier de teinture des textiles qui se trouve juste à côté de celui de la confection où j’avais pu admirer les magnifiques costumes et les tenues extravagantes qu’il a imaginées. Depuis que je suis allé le voir, j’ai discuté avec Séraphin de ma difficulté à savoir si je devais parler de lui au masculin ou au féminin. Il m’a répondu que le plus simple, c’était de le lui demander puisque ça dépend des moments. Il se revendique comme genderfluid : il se sent parfois plus garçon que fille et inversement. Seraphin m’a dit qu’il existait désormais en français des pronoms neutres « iel, lea et ellui ». Je vais essayer de réfléchir en les utilisant dans ma tête. « Quand nous arrivons près d’ellui, iel est en train de réfléchir, une aiguille pincée entre ses lèvres. Je me demande bien ce qui lea tracasse. » Je me rends vite compte que cette petite gymnastique du cerveau est assez difficile, mais j’imagine qu’on finit par s’y faire si on la pratique souvent. C’est tellement peu ancré dans nos habitudes que je dois me forcer pour y arriver. Même si je le ou la respecte beaucoup, ça me demande beaucoup d’énergie et de concentration. Je préfère choisir l’un ou l’autre.
- Salut Noah ! Tu veux que je parle de toi au féminin ou au masculin aujourd’hui ?
- Merci de t’en soucier, Timéo. J’apprécie beaucoup d’autant qu’il y a très peu de personnes qui font cet effort. Vraiment, je suis touché !
Il me fait rougir. Je suis tenté de blaguer pour dissiper ma gêne, mais je suis aussi peiné pour lui car cela ne doit pas être facile tous les jours.
- Je dois me racheter par des bonnes actions parce que j’ai fait une grosse bêtise aujourd’hui et Julie m’a remis en place. Ainsi, en étant gentil avec toi, je compense.
- Ah, d’accord ! me répond-il un peu déçu.
- Je plaisante Noah ! Ce n’est pas la raison. A vrai dire, je t’apprécie beaucoup et je respecte tes choix.
- C’est gentil, Timéo. Ce n’est pas vraiment un choix, tu vois. Par moments, je me sens fille dans un corps de garçon, mais pas en permanence. Aujourd’hui, je me sens plutôt garçon. Je n’y suis pour rien. C’était quoi au fait ta grosse gaffe ?
- J’ai appris comment on obtient les couleurs du royaume et dans la cuisine, j’ai joué à badigeonner de la peinture sur le visage de Justin. Bien évidemment, étant très maladroit, j’ai renversé un flacon et j’ai fait des tâches partout. Tu imagines bien la scène, je suppose.
- Oui, je vois.
- Et donc, là, j’aimerais bien que tu me montres l’étape suivante : comment on teinte les tissus.
Noah m’explique qu’on commence par faire un mordançage, ce qui consiste à faire tremper le tissu dans du vinaigre pendant une demi-journée afin d’améliorer l’efficacité de la teinture et sa résistance dans le temps.
- Pour gagner du temps, ajoute-t-il, on peut l’immerger dans de l’eau avec de l’alun et de la crème de tartre en faisant bouillir le tout pendant une heure. Ensuite, on laisse refroidir puis on rince bien le tissu.
Il illustre ses propos en m’invitant à regarder un adulte qui effectue cette opération.
- Ensuite, quand le mordançage est terminé, tu prépares ta teinture et tu la dilues dans de l’eau avant d’y plonger le tissu à colorer. Tu fais là aussi bouillir la mixture pendant une heure puis tu laisses le tissu macérer plusieurs heures ou même durant plusieurs jours. Plus tu le laisses longtemps et plus la teinte sera foncée.
- D’accord, mais il y a quelque chose que je ne comprends pas…
- Je t’écoute, Timéo.
- Depuis tout à l’heure, je ne vois que des teintures liquides.
- C’est exact.
- Mais alors comment se fait-il que quand on mélange la poudre d’étoiles à la teinture, on n’obtient pas une pâte mais de la poudre ?
- Ah je vois. Très bonne question. En fait, pour les rêves, on met la teinture dans une machine qui la transforme en craie avant de la mélanger à la poudre d’étoiles.
- Ahhhhh ! Merci. Désormais, les couleurs n’ont plus aucun secret pour moi. A bientôt Noah ! Ca m’a fait très plaisir de te revoir.
- Le plaisir est partagé. Bonne journée Timéo !
- Aujourd’hui, Maman doit rencontrer la maîtresse d’école et je suis impatient de savoir ce qu’elle pense de mon frère, Jérémy.
De retour à l’école de Limes, j’écoute la conversation entre maîtresse Victoria et Maman :
- Pour Célia, comme pour les années précédentes, rien à signaler. Elle travaille bien en classe, elle est attentionnée envers les autres et elle s’est fait de nouvelles amies puisque nous avons accueilli deux nouvelles élèves, Clara et Valentine. Je crois d’ailleurs savoir que Clara est venue chez vous.
- Oui, en effet, les fillettes ont même préparé leur exposé ensemble. Celui de Clara nous a incités à réserver nos vacances de Noël en Laponie.
- Oh, c’est chouette, ça !
- Bon, avec les jumeaux, ça risque d’être assez sportif car on a réservé plein d’activités, mais on verra bien. On avisera sur place.
- Par contre, reprends la maîtresse, je suis plus inquiète pour Jérémy. Il est souvent agité en classe, il bouscule ses camarades, mais surtout, je vois bien qu’il a de grosses difficultés dans l’apprentissage de la lecture et de l’écriture.
- Je ne comprends pas qu’il ait ce comportement à l’école. A la maison, il est plutôt calme et très attentionné avec les petits. Célia me raconte qu’il se bat souvent ici et qu’il perturbe la classe. J’ai l’impression qu’on parle de quelqu’un d’autre. Je ne reconnais pas mon fils dans ce descriptif.
- J’imagine qu’il doit se sentir frustré.
- J’ai bien conscience qu’il a des difficultés. Souvent, je le filme quand il lit et quand il écrit. Je trouve qu’il met beaucoup de cœur à l’ouvrage, mais malgré tout, les résultats sont décourageants.
- Je pense que vous devriez faire réaliser un bilan auprès d’un orthophoniste ou logopède.
Maman semble assez découragée. Elle accuse le coup. La maîtresse reprend.
- Je l’ai beaucoup observé. Je pense qu’il pourrait être dyslexique, dysgraphique, peut-être dysorthographique. Je ne crois pas qu’il ait un TDAH. Néanmoins, il faudrait consulter un neuropédiatre pour confirmer ou infirmer ce diagnostic. Je pense, mais je peux me tromper, que son hyperactivité serait plutôt due à son stress de ne pas réussir à écrire et lire, alors que les autres élèves y parviennent assez facilement. Ce sont des pistes à explorer. Depuis le début de ma carrière, vous savez, je côtoie beaucoup d’enfants avec des difficultés. Le diagnostic, c’est la première étape. Ensuite, nous pourrons mettre en place des stratégies pour l’aider. Je suis persuadée qu’au fur et à mesure de ses acquisitions, il va prendre confiance en lui et qu’il sera moins violent. Je dois d’ailleurs vous dire qu’il m’a agréablement surprise lors de son exposé sur le système solaire.
- Ah oui ? C’est sa passion. Je suis soulagée de vous entendre parler de lui ainsi. Avant de venir à ce rendez-vous, j’étais assez stressée à l’idée que vous vous focalisiez sur son comportement et que vous me reprochiez son éducation. J’essaie de faire de mon mieux pour le bien-être de mes enfants. Ce n’est pas facile tous les jours, je suis loin d’être une mère parfaite et je sais que je commets parfois des erreurs.
- Ne vous inquiétez pas ! Je vois bien l’amour que vous portez à vos enfants. Je n’ai aucun doute sur votre volonté à bien faire.
- C’est très gentil, merci.
L’instant semble propice aux confidences, car Maman ajoute :
- Souvent, je me dis que c’est possible que Jérémy ait souffert et souffre encore de la perte de son petit frère. Il était petit quand le malheur est arrivé et je ne sais pas trop ce qu’il en a compris. Moi-même, j’ai eu beaucoup de mal à l’accepter. Pour être franche, j’ai même eu un sentiment de rejet envers mes propres enfants. C’est terrible de dire cela, mais je n’avais plus envie de rien. Je voulais juste rejoindre mon petit Timéo. J’imagine que Jérémy en a souffert.
En entendant ces mots, ma vue se brouille. Heureusement qu’elle a réussi à trouver le courage de rester sur Terre. J’y suis peut-être pour quelque chose me dis-je en pensant aux jumeaux.
Maman s’est saisie d’un mouchoir et se tamponne les yeux pendant que la maîtresse, attendrie, lui répond :
- Chacun réagit différemment face à un deuil. On ne peut pas contrôler les émotions que l’on ressent. Ne culpabilisez surtout pas ! L’important est que vous vous sentiez mieux, maintenant ! Jérémy en a sans doute pâti. Cela peut expliquer certains accès de violence, à l’école ou à la maison, mais pas tous. Il a de la frustration au fond de lui en raison de ses difficultés, mais vous allez voir que tout va s’améliorer quand on aura un bilan précis.
- Je l’encourage beaucoup, mais c’est évident que ça ne suffit pas. Et jusqu’à aujourd’hui, je me sentais bien seule. Merci à vous. Grâce à votre éclairage, je sais à qui m’adresser.
- Je ne fais que mon travail. J’ai choisi ce métier par vocation et si aujourd’hui j’exerce toujours, c’est parce que je me sens encore utile. Quand je vois des enfants comme Jérémy qui finissent par s’en sortir et sont heureux dans la vie, c’est ma plus belle récompense. C’est ce qui me donne la force de continuer malgré les difficultés que rencontre notre profession. Vous savez comme moi que les écoles ont de moins en moins de moyens financiers et humains, que de nombreux parents sont de plus en plus exigeants et que les écrans sont entrés dans la vie des enfants, mais ici, à la campagne, nous sommes privilégiés, donc je ne me plains pas trop. Mes collègues des grandes villes ont affaire quotidiennement à des insultes et à de la violence. Et même si cela provient d’une minorité d’enfants seulement, cela suffit à pourrir l’ambiance d’une classe entière et à décourager les enseignants, surtout les plus jeunes.
- Merci pour tout. Je crois que j’ai déjà suffisamment empiété sur le temps des autres parents.
- Ne vous tracassez pas. J’avais prévu en conséquence et pour Célia, il n’y avait rien à dire. Je termine sur cette conclusion en vous répétant que votre petit garçon est formidable. J’ai vu ses yeux pétiller quand il nous a présenté son exposé sur le système solaire. Les écrans n’ont pas qu’un effet négatif. Tout dépend de l’utilisation qu’en font les enfants. Bon courage à vous avec votre belle famille. Dans quelques années, j’aurai plaisir à découvrir vos jumeaux.
J’ai bien l’impression que Maman est soulagée. Moi aussi. Vient ensuite le tour de Valentine. Comme je me suis attaché à presque tous les élèves de cette classe, j’ai dû mal de rentrer au royaume. Allez ! Je me raisonne : j’écoute encore cette conversation et après je repars. Sa maman explique que la vue de Valentine décline à grande vitesse et qu’il lui devient très difficile de lire et d’écrire. Elle nous apprend aussi qu’un coach sportif spécialisé en handisport l’a repérée en raison de ses performances de course et qu’il a constitué un dossier pour prendre à sa charge sa scolarité et ses entrainements. Dans quelques mois, elle devrait donc quitter cette école.
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