Totor n’en mène pas large en traversant la cour de l’école du Charmois à Paris dans le XVème. Il se rend tête basse au bureau de Mr Bernard, le directeur redouté par tous les élèves. Sévices et châtiments corporels sont de mise à l’époque et le chanteur Bob Dylan a beau s’époumoner outre Atlantique que " The time are changing " rien ne change dans cette école de quartier. Son grand frère, quelques dix ans auparavant, y a déjà goûté à cette éducation à l’ancienne, à la dure et n’en n’a pas vraiment gardé de très bons souvenirs, exceptées quelques vilaines cicatrices corporelles... C’est le châtiment ou la récompense et pas d’autres alternatives ou nuances dans le système éducatif des années cinquante-soixante. Totor ne sait d’ailleurs pas pourquoi tout le monde l’appelle Totor alors que son vrai prénom c’est Victor-Robert, un double prénom ridicule donné par sa grand-mère à sa naissance mais pour l’heure, il n’est pas rassuré. Il se raconte que Mr Bernard aurait soulevé par les oreilles à hauteur de son bureau le dernier élève puni de la classe de Cm2 et Totor en a froid dans le dos rien qu’à cette évocation...

Il faut dire que Totor a fait une grosse bêtise. Ce matin, en voulant recharger l’encre de sa plume, il a plongé celle-ci dans l’encrier d’un geste un peu trop brusque et s’est coincé le doigt dans l’encrier. Voulant ressortir ce dernier, il a emmené l’ensemble : encrier et plume, et doigt en l’air, a renversé la totalité de l’encre bleu violette sur la table et sur son voisin, arrosant au passage son cahier du jour, ses deux mains et sa blouse d’écolier. Il ressemble un peu à présent à l’un de ces Stroumfps qu’il adore. Mais Totor sait très bien que Mr Bernard n’aime pas beaucoup les Stroumpfs, y compris ceux d’un mètre trente... il tente bien une vague explication de sa maladresse en balbutiant un " J’ai pas fait exprès " peu convaincant mais Totor lit bien dans les petits yeux de myopes du directeur qu’il va en prendre pour son grade, exprès ou pas ce sera pareil…

Les rares cheveux de Mr Bernard sont dressés comme autant d’ultimatum avant son déchaînement de violence et Totor tremble de tout son être quand il lui désigne le coin près de son bureau. La voix gutturale de Mr Bernard s’élève et lui promet une punition exemplaire tellement exemplaire que sa voix en tremble elle aussi et finit en trémolos. Assis à genoux sur deux règles de bois inconfortables, retourné face au mur, Totor courbe le dos et s’attend à une volée de coup de " la Joyeuse " cette baguette en bambou du directeur sadique que craignent tant les mauvais élèves de l’école.

Mais seul un bruit sourd et mat, suivi d’un minuscule cri retentit derrière lui. N’osant pas se retourner, Totor reste quelques instants silencieux et tendu, s’attendant à chaque instant à une volée de coups sur son dos mais rien... Risquant un coup d’œil furtif derrière lui, le gamin découvre alors le directeur allongé au sol, crispé dans un rictus de souffrance, la bouche entrouverte sans qu’aucun son ne sorte de celle-ci. Interloqué, Totor du haut de ses dix ans, ne sait que faire. Qu’aurait fait le Grand Stroumpf dans un cas pareil, se dit-il. Après tout, peut-être ne rien faire justement et le laisser là ce tortionnaire, il l’aurait bien cherché. Finis les coups de baguette de ‘’ La Joyeuse ‘’, les cheveux tirés et les règles sous les genoux ainsi que les gommes lancées à la figure des élèves distraits. Ce serait facile pour lui. Il suffirait de rentrer tranquillement à l’autre bout de l’école, dans sa propre classe, prendre l’air penaud et la tête basse et ...ne rien dire.

Totor regarde les yeux révulsés du directeur, son visage rouge puis ses mains tordues par la souffrance qui deviennent exsangues et bleues à présent. Bleues, tout comme celles des Stroumpfs ! Totor réalise soudainement que Mr Bernard fait partie lui-aussi de la grande famille des Stroumpfs, même si c’est le Stroumpf méchant et qu’il doit donc être sauvé. Cela lui apparaît comme une évidence. Saperlipopette ! Vite ! Courir à toutes jambes au bureau de l’infirmière Mme Miclo qui prend les choses en main aussitôt et appelle les pompiers. Ceux-ci lui portent secours rapidement. C’est l’effervescence dans l’école. Le bureau du directeur se remplit en quelques minutes de sauveteurs, d'autres instituteurs attentionnés et de quelques élèves curieux. Il est sauvé ! Totor, le Stroumpf gentil, comprend qu’à présent il a des pouvoirs magiques et qu’il peut sauver des gens, des gens même méchants comme le directeur et que c’est son devoir de les sauver. Il est une sorte de Stroumpf gentil, mélangé à Gargamel le sorcier. Dorénavant il n’aura plus peur de rien, ni du maître, ni de Mr Bernard et encore moins des autres élèves de sa classe qui parfois l’embêtaient. The time are changing pour lui... Est-ce pour cela qu’aujourd’hui encore en cette année 1981 dans son imposant Bureau du Ministère de la Justice, Place Vendôme à Paris, trône un exemplaire d’un album des Stroumpfs ? Peut-être bien … Peut être qu’effectivement Victor-Robert Badinter alias Totor, y a toujours pensé toute sa vie durant pour mener son combat pour l’Abolition de la peine de mort. Totor ...!!! Il faut sauver même les méchants !

Copy Right John Bullit / Juin 2025