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(III, 1) : Une ère de fin du monde

(III, 1) : Une ère de fin du monde

Publicado el 14, abr, 2021 Actualizado 14, abr, 2021 Emprendimiento
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(III, 1) : Une ère de fin du monde

Scène 1

Le Philosophe

 

Le Philosophe est déjà au bureau. Il est seul, maussade, assis à son bureau, à lorgner à la fenêtre. La pièce a changé. La pendule est éteinte car elle n'a plus de pile, elle penche dangereusement sur le côté. L'écriture des jours sans café déborde des post-it collés au mur jusque sur ces derniers. On voit que la pièce est sale, des bouts de papiers traînent au sol. La poubelle à côté de la machine à café déborde. Tout sent le décrépi.

LE PHILOSOPHE, soupire

J'attends depuis une éternité, me semble-t-il (il tapote ses doigts sur son clavier et lève la tête vers la pendule éteinte en plissant les yeux). Impossible de savoir l'heure depuis que la pendule s'est arrêtée. (Il prend un stylo dans son tiroir et le pose contre la vitre. Il plisse les yeux plus proches du stylo et le bouge, essayant d'élaborer une manœuvre compliquée pour mesurer l'angle des rayons du soleil). Neuf heure, au bas mot, vu l'inclinaison du soleil. Il se trame quelque chose, tout est trop silencieux. Un matin de CODIR sans claquements de porte, sans le ronflement des tambours des photocopieuses qui illuminent, du crépuscule jusqu'à l'aube, les faces bouffies de nos petits cadres intermédiaires. Pas de chemises repliées jusqu'aux coudes. Pas de mouchetures de café sur les cols blancs. Aucun effluve vinaigrée de transpiration de toute cette classe laborieuse : la porte du bureau de JPK est désespérément close. Pas de sabbat improvisé, pas de séminaires de motivation. Plus de fuel dans les tuyaux : je crains le pire. C’est fini… Le vaisseau amiral agonise.

Le Philosophe se lève, fait les cent pas dans le bureau. Devant chaque bureau, il égrène les noms des personnes absentes. Il finit par celui de Charles et du Stagiaire où il marque un temps d'arrêt.

JPK, Astrid, Charles. On dirait qu’ils se sont passé le mot ? Même le stagiaire répond aux abonnés absents !

Le Philosophe parcourt du bout du doigt la liasse de papier ordonnée sur le plan de travail vide du Stagiaire. Elle dénote au milieu du fourbi et de la crasse. Il lit.

« Rapport de stage ». Ah, je suis curieux de voir ce qu'il a écrit. « Missions effectuées », néant. Littéralement, c'est ce qu'il a écrit. À la suite, incessamment. Néant. Néant. Néant. Néant. Chaque mot est écrit dans une typographie différente, la page est en recouverte. (Le Philosophe retourne la page et regarde les autres feuilles sur le bureau) Le Néant dépasse le cadre de la réponse, recouvre les autres questions puis s'étend au verso. (Il feuillette vite fait la liasse) Il s'est amusé à décliner le mot sur des dizaines de pages. D’ailleurs, elles sont toutes numérotées avec soin. (Le Philosophe remonte la liasse jusqu'à la dernière feuille qu'il extrait du paquet et plaque sur la vitre pour mieux l'examiner) Mille-vingt-trois. Ça commence à faire beaucoup. Maintenant il connait le building par cœur : il a compté chaque bureau, retenu les noms sur chaque porte. Il arrive, sur un plan, à replacer chaque extincteur ainsi que chaque plante en pot. Quand je cherche quelqu’un, plutôt que d’ouvrir l’annuaire en ligne, je pose la question au stagiaire : il se sent au moins utile dix secondes dans la journée. Parfois il faut peu pour donner une ébauche de sens à une carrière. Un regard, un mot, un geste changent tout. J’aurais aimé qu’on fasse pareil avec moi. Je m’amusais à me compter les rainures des mains et à colorier les joints de portes. Ou peut-être était-ce l’inverse ? Le petit stagiaire écope d’un talent utile. La jeunesse est en progrès, me semble-t-il. (Le Philosophe se reconcentre sur les feuillets). Je constate qu'il a suivi mon conseil et qu'il a été assidu au cours de ces derniers mois. Il n’y a pas à tergiverser : il a la fibre bosseuse. Il a même pris le temps de finir sa page avant de partir. (Il compare deux feuilles) Chaque mot se singularise. Un véritable travail de moine, patient, minutieux... mais complètement vain. La gratuité de son acharnement frise le sublime. Il me pince le cœur. Quel gâchis de laisser un tel talent s'anéantir de désœuvrement...

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