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Mamie

Mamie

Publicado el 25, abr., 2024 Actualizado 20, jul., 2024 Drama
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Mamie

Je plonge mes mains dans l’eau, au loin il me semble qu’un cri m’appelle, sûrement les mouettes, j’ai toujours su que les mouettes s’adressaient à moi. La mer s’agite autour, elle me bouscule, je me dis qu’elle me berce, je me dis c’est fini, comme si c’était de ma vie qu’on en avait fini. Une grosse mouette hurle, rejetée par la violence de l’aquilon elle vire vers moi, tangue et s’abat dans mon dos, tout mon corps se tourne en une secousse. Et je suis dans les yeux d’Isabelle. Le bras tendu, le poing serré vers moi, les yeux qui n’en finissent pas de s’arrondir, le cri à nouveau, ce n’était pas la mouette : « Aimée. » Sa voix me touche plus que son coup.

« Isa. » Je tremble soudainement. Elle hurle encore, de colère on dirait, mais ça pourrait être pour le vent. « Ça n’va pas, on doit y aller, t’es plantée dans les vagues, ça fait plusieurs minutes, sans bouger. » C’est ça, j’ai froid. Je ne peux pas hurler moi, j’ai trop froid, je veux lui expliquer quand même mais je ne sais pas si elle m’entend. « Je voulais la revoir avant. » Je ne sais pas si je parle de ma grand-mère ou de la mer. « Mais ça n’va pas du tout, tu n’vas pas pouvoir te changer, je n’veux pas être en retard… » « Pardon, ce n’est pas grave, on y va comme ça. »

Je suis entrée détrempée dans l’église, l’eau goutte sous le banc, cela résonne un peu sous les voûtes ; des chants se lèvent, les voix vont mal ensemble, je me noie dedans, je suis soulagée cela couvre la pluie de mes vêtements, c’est glacial. Isa à côté de moi on dirait un bouchot, plantée sur le vieux sol de pierre comme dans une plage immense et vide, elle chante, mal, elle pleure, Isabelle admirait mamie, je n’ose pas lui serrer la main ; cette nuit est dans ma mémoire comme un feu que j’aurais voulu ne pas éteindre.

Ici ça n’a jamais été l’été. On en a néanmoins passé des étés ici, larguées rapidement par des parents travailleurs adeptes des vacances hors saison et sans enfants, on en a passé oui, ici, des Toussaints, des jours de Pâques, des premiers mai, des jours quelconques. Isabelle, Aimée et leur mamie. On faisait des tartes. Pendant ce temps nos frères étaient quelque part en camp sportif : tir à l’arc, foot, escalade, kayak, ils en ont fait des choses mais mamie ne leur a jamais appris à faire des pâtes à tarte. Les pauvres, eux qui adorent en manger. Moi je n’admirais pas mamie, elle me faisait un peu de peine, et j’avais le sentiment de ne rien pouvoir pour elle, c’était terrible. J’avais eu la malchance de la voir pleurer un soir, les mains dans l’eau de vaisselle, frottant le plat à tarte, des larmes avec un sale goût qui se devine de loin, celui de l’habitude, mamie faisait toujours la vaisselle après qu’on soit couché, j’avais la bêtise, la bonté pardon, d’être serviable, je me relevais souvent pour l’aider, je ne devais que la forcer à se retenir plus longtemps. Mamie n’avait pas le même visage dès qu’elle plongeait ses mains dans l’eau, elle lavait à l’eau froide, elle disait que c’était bon pour la peau et la circulation, c’est certainement vrai mais la vérité, je soupçonnais, c’était qu’elle aimait la morsure tendre de l’eau bien froide, elle était vive mamie, je le reconnais. Elle n’en n’avait rien à faire des bassines et des fours. Elle était heureuse toutefois. Mais amputée. Toutes ces choses qu’on voit enfant mais qu’on ne comprend vraiment pas.

Isabelle se penche vers moi, d’une lenteur, j’ai peur, je pressens ce qu’elle va me glisser, elle entrouvre ses lèvres, toujours aussi doucement, mes dents grincent, je ne veux pas la rejoindre dans les larmes, je voudrais la stopper, je suis de plus en plus gelée, l’église n’est pas chauffée, je fuis toujours sur la banquette de bois, je me vois mal la frapper en plein laïus, j’ai l’estomac en vagues, je frôle le naufrage et elle finit par cracher sa Valda :

« Si on n’était jamais rentrées ? »

Je geins légèrement. Mes mâchoires s’entrechoquent. Elle poursuit son attaque :

« Si on était parties. »

Depuis la nuit du feu Isabelle est obsessionnelle de cette image. Et si on avait pu sauver mamie ? Isabelle n’a aucun sens de la réalité, ça me crève le cœur, et surtout ça m’insupporte cet espoir inutile. Encore plus inutile aujourd’hui. La difficulté de se retenir de lui coller un gnon augmente.

On ne passe plus nos étés ensemble, ça fait quelques années que je n’avais pas vu Isa, on se croise à l’occasion et j’ai perdu l’habitude d’endurer sa naïveté. Elle, évidemment, rend des visites régulières à mamie, et à papy. Moi non. Enfin, je suppose que ses visites cesseront, désormais...

Je ne l’aurai pas revue. J’ai revu la mer, j’ai revu le village, la maison, le jardin. En dessous de moi l’eau salée a formé une flaque. J’ai la mer sous mes pieds. Je n’ai aimé la mer qu’une seule fois dans ma vie, c’était une nuit. Je désirais la retrouver, m’y replonger avant, je m’en veux, je n’ai pas revu mamie. Isa m’envoyait toujours un message : je vais voir mamie ce jour. Puis quelques jours après : mamie te passe le bonjour, elle m’a demandé de tes nouvelles, je lui ai dit que tu l’embrasses. Je ne répondais jamais rien, malgré cela elle gardait cette habitude de me prévenir. Je n’ai jamais osé lui dire, la crainte que j’avais d’y revenir, je désertais notre mémoire commune, terrifiée de me sentir fillette à nouveau ; j’étais injuste, face à l’autel et à l’oraison sans saveur, le souvenir de notre complicité émerge en moi, nos mains qui se serrent quand on court, Isa et Aimée, une amitié forgée au vent marin et à la solitude sous le regard gardien de leur grand-mère et de ses sourires, offerts du matin au soir, en toutes circonstances, comme une réponse universelle au reste, aux places données, aux souhaits lancés. Cela me m’était en colère qu’elle sourie sans cesse, mon inconscient avait déjà pressenti les nombreux : « Tu devrais sourire plus » que je me recevrai plus tard ; je voyais mal, j’étais concentrée sur la bouche, c’est les yeux qu’il fallait fixer, par là elle ne nous enseignait plus la politesse ou la gentillesse, mais l’absence de résignation. Nous laisser galoper au fil des falaises en nous admirant de loin – alors qu’on lui avait confié notre surveillance –, c’était la voie qu’elle avait trouvée pour nous apprendre discrètement la puissance.

Je frôle la main d’Isa. Elle tressaille. Ma main est glacée. Je sais qu’elle est dans cette nuit, je voudrais la tirer de là, je m’accroche à son profil, ses traits sont si nets, son regard ne vacille pas, c’est elle qui m’entraîne dans notre escapade nocturne. Je ressens le vent, je revois les embruns, je redécouvre cet élan que je me suis efforcée d’enfouir.

Un jour papy a pris sa soirée. Ça n’était jamais arrivé. Je ne me rappelle même pas quelle était l’occasion. Mamie a déboulé de l’escalier, prenez vos chaussures et un pull, on va à la plage, elle criait, vite, c’est l’heure, le soleil se couche, il ne faut pas le rater.

Je n’avais jamais vu mamie conduire, elle conduisait bien pourtant, j’en étais étonnée, c’était toujours papy au volant pour les sorties. Elle a roulé vite et s’est arrêtée en freinant sec juste à la frontière du sable. Elle nous a exhortées à sortir de la voiture, nous a refourgué, dans nos mains de jeunes filles, habits et sac. Et nous l’avons regardée. Isa et moi face au ciel rouge et l’immensité assombrissante.

Elle s’est élancée dans le crépuscule, jetée d’un coup dans la mer froide et s’est mise à nager. Je ne pourrais jamais voir aussi belle scène. Le vol dansant des mouettes dans le soir était un parfait miroir de ce qu’il se passait dans l’eau. Une femme virevoltait. Splendide. Jeanne Cécile Victoire Deschamps. Ma grand-mère.

Cette nuit-là nous avons marché, jusqu’au prochain village, suivant la plage, imprimant dans le sable des taches de libertés, nous avions froid, on a toujours froid dans ce pays. Nous nous sommes calées dans un troquet à la prochaine station balnéaire, toute la place pour nous à cette heure-ci. Mamie a pris un vin chaud, nous des crêpes. Nous nous réchauffions doucement, personne ne mouftait si ce n’est, encore, ces foutus mouettes pas loin.

À force de fixer nos yeux sur mamie comme nous aurions fourré nos doigts dans les stigmates du messie voir si c’est bien lui, elle a pris la parole.

« J’ai été dix-sept ans au club de natation, jusqu’à ma première grossesse. »

Elle a continué à nous raconter de la même manière qu’elle ouvrirait un coffre retrouvé dans une épave.

« Je gagnais toujours l’or, une fois j’ai eu l’argent, j’ai pleuré. Je voulais aller aux nationales. J’ai été très heureuse d’avoir votre tante bien sûr… j’ai quand même voulu l’appeler Calypso, votre grand-père s’y est opposé, heureusement… »

C’est joli Calypso pourtant, on a dit, nous.

« C’est la nymphe qui empêche Ulysse de reprendre la mer et de retourner chez lui pendant sept ans. C’est très amer. »

Le vin ? La tête de mamie dodelinait lentement.

« C’est pas sa faute. »

Là j’ai voulu dire quelque chose, mais je venais de croquer dans ma crêpe, j’avais du chocolat sur le menton, je me suis essuyée.

« Votre grand-père n’a eu de cesse d’aspirer à une famille nombreuse. J’ai toujours trouvé que c’était un beau rêve. »

Je ne me suis pas souvenue de ce que j’ai voulu dire. Isa toute droite observait mamie avec un regard brillant – le plus précieux des joyaux.

La nuit était sombre sur le retour, nous étions englobées, comme si derrière nous il n’y avait plus rien au fur et à mesure que nous avancions et que seul devant nous l’horizon scintillait.

Arrivées ce n’était plus une lueur. Un feu colossal s’était emparé de la nuit. La maison brûlait. Aucune de nous trois n’a crié, les flammes s’en chargeaient, ainsi que les mouettes, toujours, encore. Fuis, fuis, fuis, continûment les mouettes m’envoient leur message, le même depuis vingt-quatre ans.

Devant le brasier de sa vie mamie souriait. Elle ne l’a pas prononcé mais Isabelle et moi, nous l’avons compris. C’est faux, je crois, elle les a dit ces mots mamie mais nous nous sommes persuadées de les avoir imaginés. Ce n’était qu’un murmure happé par le souffle ardent. Mais j’ai passé des nuits à retourner les images, elle a dit ceci :

« Je pourrais m’en aller. Nous étions censées être à l’intérieur. Je serais morte en essayant de vous sortir ne voyant pas que vous étiez déjà dehors. Vous leur direz… Je pourrais partir. »

Ce dont je suis sûre c’est de ses yeux et de ses lèvres, c’est son menton relevé, c’est un port de tête que je n’ai jamais vu. Ce dont je suis sûre c’est qu’elle l’aurait fait, elle allait partir. Puis Isabelle a pleuré, quelle chouineuse, parce que nos affaires étaient à l’intérieur, nos doudous avec, alors elle pleurait. Ce sont des larmes de gamines et des doudous morts qui ont coûté l’envol de mamie.

Je serre fort la main d’Isabelle, je sais que je lui fais mal, en moi bout soudain tout mon attachement pour elle, je ne sais plus comment lui exprimer.

Je sais ce qu’il se serait passé.

« Si mamie était partie, elle serait partie sans nous, et nous ne l’aurions plus jamais vue. C’est pour ça que nous sommes restées toutes les trois à attendre papy et les pompiers. »

Isa se fige. Je hausse presque le ton.

« Ne me répond pas qu’elle nous aurait emmenées Isabelle. Elle l’a dit. Elle ne nous aurait pas emmenées. »

Bien sûr que mamie n’allait pas nous emporter dans une cavalcade où elle n’aurait plus identité ni ressources, nous privant de nos parents avec travail, maison, stabilité, éducation et sécurité. Elle nous aura juste montré. Ça, elle ne l’a pas dit pour autant nous nous sommes imaginées que si : « Quand ce sera pour vous que le feu brûlera, ne restez pas sur place, fuyez. »

Courez. Nagez. Petites filles. Volez.

Isabelle broie ma main. Elle lance sur moi son visage de poupée d’où sort la fureur même. J’accepte. Isabelle aime ses parents, elle aime encore plus mamie, elle aurait volontiers cavalé sa vie avec elle. Isabelle est une enfant. Je l’aime tant.

« Tu es bête et je t’aime. »

« Pleure. » Me dit-elle.

Et je pleure.

Nous n’avons pas sauvé mamie, mais mamie nous a sauvées.

Face à la terre et au trou, je me souviens de ma question avalée par ma crêpe cette nuit-là. J’arrache un bout de la feuille de service, au milieu des lignes religieuses, je l’inscris et en la jetant avec mamie, je la lui pose.

Si quelqu’un allait voir au milieu des roses qui pourrissent, il y a une petite déchirure blanche, elle demande :

« C’est la faute à qui, mamie ? »

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