Revue de My Brilliant Friends par Nancy K. Miller
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Revue de My Brilliant Friends par Nancy K. Miller
Par Claudia Moscovici.
C’est incroyablement triste de perdre ses meilleurs amis. Encore plus, peut-être, lorsque les liens d’amitié sont entrelacés avec un mentorat professionnel, un soutien mutuel, une interdépendance émotionnelle profonde et une solidarité ayant fait ses preuves à travers le temps en tant que femmes et féministes dans des institutions dominées par les hommes. En l’espace de quelques années, la critique littéraire et féministe Nancy K.Miller a perdu trois de ses meilleures amies, toutes de proches collègues et confidentes : Carolyn Heilbrun, Naomi Schor et Diane Middlebrook. Comme elle l’a dit dans une entrevue pour “Book Forum” avec Liz Kinnamon le 11 avril 2019, elle a perdu : “Carolyn Heilbrun en 2003, Naomi Schor en 2001 et Diane Middlebrook en 2007 ; et d’une certaine façon j’ai écrit ce livre pour les garder en vie. J’ai déjà écrit des mémoires, mais celles-ci ont posé un défi littéraire particulier parce que je ne savais pas comment écrire sur des amis, plutôt que sur des parents ou des amants. Il y avait peu de modèles. De plus, il est vrai que ces histoires étaient liées de plusieurs manières à la “deuxième vague de féminisme” et je voulais garder ce context bien présent ”.
Ses trois amies brillantes étaient, comme elle, des vedettes du milieu universitaire et des pionnières dans le monde de la théorie féministe de la deuxième vague. Toutes ont ouvert la voie à d’autres chercheuses dans des domaines et des départements qui étaient (alors) dominés par les hommes. Dans My Brilliant Friends (New York : Columbia University Press, 2019), Miller se souvient et recrée, pour elle-même et ses lecteurs, certains des moments les plus émouvants de ces importantes amitiés qui ont façonné sa vie personnelle et sa carrière. Le regard rétrospectif sur le tissu de sa vie, tissé avec la vie d’autres femmes, est autant un hommage à ses amies qu’une élégie à l’amitié elle-même.
Bien que le deuil de ses amies occupe peut-être une place moins importante que lors de la perte de membres de sa famille, Miller montre que la perte d’amis proches peut être, à certains égards, encore plus douloureuse et troublante. Il y a moins de soutien social pour pleurer ses amis. De plus, les amis entretiennent entre eux une certaine distance émotionnelle, ce qui rend possible le partage et l’entraide. Partager jour après jour ses défis professionnels et personnels avec les membres de sa famille proche risque d’éroder ces liens intimes, ou pire encore, de les transformer en séances de lourde thérapie. Ce n’est pas le cas avec de bons amis, qui sont familiers avec nos vies mais pas au point d'empêcher les confidences les plus intimes. Ce qui ne veut pas dire, comme Miller l’observe elle-même dans son récit, que les amitiés féminines sont idéales, ou qu’elles devraient être idéalisées. Elles subissent elles aussi des hauts et des bas, des périodes de tension et même, parfois, un sentiment de rivalité. Le récit indique qu’elles sont appréciées pour ce qu’elles sont : des liens humains faillibles qui sont, néanmoins, absolument essentiels à l'existence de la plupart des femmes. Chaque amitié a laissé sa propre empreinte sur la vie de Nancy K. Miller.
Carolyn Heilbrun avait tendance à jouer un rôle de mentor dans la vie d’autres étudiantes diplômées et de professeurs. Miller ne faisait pas exception. Heilbrun a été l’une des premières femmes à obtenir un poste dans le département d’anglais de l’Université de Columbia. Elle est bien connue dans le milieu universitaire pour ses études de la littérature britannique moderne et en particulier sur le Bloomsbury Group, ainsi que pour ses débuts avec Miller sur les Columbia University Press’s Gender and Culture Series (en 1983). Heilbrun était aussi une auteure de fiction prolifique. Des années 1960 jusqu’à sa mort, elle a écrit une série de romans populaires à mystères, qui se déroulaient habituellement dans le milieu universitaire, sous le pseudonyme d’Amanda Cross. Ses critiques du sexisme dans le milieu universitaire ont donc été puissamment exprimées de plusieurs manières : dans son soutien institutionnel à la faculté des femmes ; dans sa critique courageuse de son propre département à l’égard des femmes, dans leurs politiques d’embauche et de permanence au cours des années 1970 et 1980 ; et dans son soutien au féminisme. Elle était sans aucun doute une écrivaine brillante et érudite, mais Miller se souvient surtout de l’amitié loyale de Heilbrun et de sa vulnérabilité cachée. Elle décrit des petits détails, comme la façon dont la voix habituellement confiante de Heilbrun sonnait féminine et enfantine lors d’une commande dans l’un de ses restaurants préférés ; sa mélancolie sous-jacente qu’elle a rarement confiée aux autres, mais qui a peut-être joué un rôle dans sa décision résolue de mettre fin à ses jours le 9 octobre 2003, à l'âge de soixante-dix-sept ans. Tout en étant consciente du désir de longue date de Heilbrun de choisir le moment de sa mort, Miller continue de se sentir ambivalente face à la décision de son amie et reste hantée par le choc de cette perte.
Avec Naomi Schor, Miller oscillait entre une complicité presque fraternelle ; toutes deux avaient un peu près le même âge et étaient des théoriciennes féministes de “la seconde vague”, toutes deux étaient chercheuses et spécialistes de la littérature française (Miller étudiait le XVIIIème siècle, tandis que Schor le XIXème) ; et les moments occasionnels de rivalité provoqués par une institution universitaire qui récompense et honore la hiérarchie. L’origine de leur amitié et de leur érudition féministe est en grande partie évoqué dans ce récit autobiographique de l’amitié, à savoir la “révolution” féministe française de mai 1968. Le Mouvement de libération des femmes a vu le jour en France avec Antoinette Fouque, Monique Wittig et Josiane Chanel à la fin des années 60. Elles ont été inspirées par le Women’s Lib Mouvement aux Etats-Unis dont la plus éminente personnalité était Gloria Steinem, mais également animées par le sexisme particulier des institutions françaises de l’époque.
Jusqu’à ce que les féministes françaises combattent le patriarcat dans leur propre pays, la loi française jugeait que le père et le mari étaient ceux qui prenaient les décisions juridiques pour la famille. Les femmes, comme les enfants, étaient considérées comme des mineurs en vertu de la loi. Elles étaient également, de facto, exclues du pouvoir politique. Pendant la Quatrième République, seulement quatre des vingt-sept postes de cabinet étaient occupés par des femmes. Alors que les féministes françaises faisaient des progrès dans la défense des droits des femmes en politique et dans la société, le féminisme universitaire fut influencé par de nouveaux courants de pensée : structuralisme, post-structuralisme et déconstruction. Des chercheuses féministes françaises telles que Monique Wittig, Hélène Cixous et Julia Kristeva ont adopté et adapté ces méthodes théoriques pour étudier ce que Cixous appelait “écriture féminine” et pour saper, tant textuellement que socialement, l’opposition binaire entre “masculin” et “féminin” qui avait organisé la hiérarchie entre les hommes et les femmes et entre les sphères masculines et féminines.
Naomi Schor et Nancy K.Miller ont toutes deux été très influentes dans la diffusion du savoir féministe français dans le milieu universitaire américain. Professeure émérite de littérature anglaise et comparée à l’Université de la Ville de New-York, Miller a publié plusieurs ouvrages sur l’écriture féminine, la biographie et les traumatismes. Ses récits entremêlent une analyse textuelle minutieuse et des réflexions personnelles : un style unique que les lecteurs peuvent également trouver dans son livre sur l’amitié. Schor, la fille de parents juifs d’origine polonaise et artistes, qui vivaient en France jusqu’à leur immigration aux Etats-Unis après la guerre, adopta non seulement la francophonie de ses parents, mais aussi leur mélancolie sous-jacente, qui était sans doute liée au fait qu’ils avaient perdu la plupart de leur famille dans l’Holocauste. Cette tristesse sous-jacente faisait parfois basculer l’amitié de Shor et Miller dans une relation asymétrique, où trop souvent Nancy devait écouter et consoler. Cela a joué un rôle dans leur rupture temporaire, qui, Miller affirme dans son livre, et répète dans son entrevue avec Kinnamon, n’était pas intentionnelle. Parfois, la distance, à la fois géographique et émotionnelle, créée un espace qui n'est pas facile à combler. On ne saisit pas pleinement l’aliénation tant qu’elle n’a pas déjà cristallisé. Comme l’explique Miller dans son entrevue pour Bookforum, “je n’ai pas essayé d’absorber le moment comme une difficulté que nous aurions pu surmonter ; aucune de nous ne l’a fait, et cela demeure dans une certaine mesure un souvenir troublant”. Au début de décembre 2001, à l'âge de 58 ans, Schor a subi une hémorragie cérébrale et est décédée. Sa mort soudaine n’a laissé aucune possibilité de réconciliation, seulement du chagrin et un sentiment de perte.
Par hasard, la vie lui a offert une autre chance d’amitié étroite dans ses rapports avec Diane Middlebrook, écrivaine et poète américaine réputée et connue pour ses biographies d’Anne Sexton et de Sylvia Plath. Leur amitié a commencé plus tard dans sa vie (les deux avaient la soixantaine) et s’est approfondie une fois que Middlebrook fut diagnostiqué porteuse d’un cancer seulement un an après leur rencontre. Miller souligne les problèmes de santé et la fragilité de son amie, malade elle a subi divers traitements qui ont eu des répercussions sur son corps. Elle souligne également sa résilience et sa passion constante pour l’écriture. Au cours des dernières années de sa vie, Middlebrook a travaillé sur une biographie créative du poète romain Ovide. Comme le poète n’a laissé aucun journal, la biographie a été écrite par déduction de sa poésie. Réalisant que son cancer se métastasait et qu’elle n’arriverait même pas à finir la première partie de ce livre, elle a demandé à Miller de l’aider à mener à bien ce projet après sa mort. Middlebrook a succombé au cancer en décembre 2007, à l'âge de 68 ans. Pour Miller, les séances de travail avec son amie mourante incarnaient le meilleur de leur amitié et de leur collaboration professionnelle : une loyauté et une fiabilité accrues par le sentiment que ce livre serait l’héritage de son amie et plus subtilement une élégie à leur amitié.
Depuis plusieurs années, Nancy K.Miller vit elle-même avec un cancer des poumons. Elle affirme dans son livre que son médecin lui a dit que son cancer était traitable mais non guérissable. Personne ne sait combien de temps il nous reste à vivre, mais pour les survivants du cancer, chaque jour implique une négociation avec la maladie et représente une petite victoire. My brilliant Friends est à bien des égards l’histoire d’une survivante. Sa survie quotidienne tout en vivant avec le cancer. Sa survie en tant qu’intellectuelle et écrivaine, grâce à ses écrits et à son mentorat auprès d’autres femmes. Et surtout, sa survie en tant que femme, féministe et amie, qui offre en cadeau l’une de ses œuvres les plus importantes : son hommage sans complexe et non-idéalisé mais émouvant à ses brillantes amies.