5. Sans glaçons, princesse - Toronto, Canada
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5. Sans glaçons, princesse - Toronto, Canada
Le taxi sombre sort de son stationnement et laisse Jérémy seul devant le perron d’une luxueuse demeure.
Au nord de Sunnybrook Park, entre les avenues Bayview et Leslie, se trouve une enclave de verdure et de maisons de haut standing. Une sorte d’îlot paradisiaque au milieu de Toronto. Tout y est plus espacé, des érables centenaires arborent les rues, les propriétés sont éloignées des voies de circulation et peu de véhicules encombrent les lieux. Lorsque l’on pénètre dans ce quartier, même la luminosité semble différente. Nous ne sommes pas dans l’un de ces faubourgs champignons où les promoteurs, construisant au plus vite, rasent toute végétation et alignent sur des centaines de mètres des modèles identiques de pavillons. L’alternance quasi séquentielle de l’apparence des façades se révèle un faible palliatif à la monotonie de ces constructions. Ici, chaque maison transcende son unique apparence, issue d’un catalogue élitiste ou bâtie sur mesure par un cabinet d’architectes. Les immenses terrains regorgent de verdure. Piscines et court de tennis privés sont la norme, tandis que certains se sont laissés aller à un jardin à la française ou à l’anglaise qui donne un côté encore plus cossu à leur propriété.
Jérémy s’avance vers le seuil de l’une de ces villas. Bâties avec goût, ses fenêtres, portes et rambardes soulignent avec la discrétion de leur peinture blanche un revêtement de pierre gris chiné. L’immense toit à plusieurs pentes épouse les chiens-assis, les balcons et la grande véranda sur l’arrière. La teinte vert forêt des bardeaux bitumés se fond avec le feuillage du vieil érable qui surplombe la demeure.
La porte s’ouvre avant qu’il n’ait appuyé sur le bouton de la sonnette. Une femme d’une beauté captivante, malgré ses traits tirés et son absence de cosmétique, apparaît dans l’embrasure.
— Jay !
Elle se jette dans les bras de son ami qui pose une main dans son dos et l’autre dans les fils d’ébène de sa longue chevelure ondulée.
— Sarah…
— Tu es venu. Je…
Affaiblie par le chagrin, sa voix habituellement mélodieuse s’étrangle en un court gémissement. À ce son de détresse, Jérémy, ému, resserre son étreinte avec tendresse.
Elle aurait sans doute fondu en larmes si son corps pouvait encore en produire. Le Français prend délicatement son visage ovale entre ses mains, ils mesurent presque la même taille et leurs regards se trouvent. Preuve d’une longue complicité, cet échange silencieux remplace tous les mots qu’ils auraient dû se dire en cette circonstance. Il esquisse une moue qui se veut être un sourire forcé, mais la gravité de la situation empêche ce simple geste de jouer son rôle apaisant.
Le prenant par la main, elle l’entraîne à l’intérieur.
— Viens, rentrons.
Sarah était née en Israël trente-huit ans plus tôt, d’un père Afro-Polonais et d’une mère Indo-Égyptienne. Très jeune déjà, elle avait hérité de ce charme inhérent aux princesses du désert, avec un teint cuivré et des cheveux d’un noir de jais. Jérémy avait pour habitude de dire que Sarah était une « métisse du monde », avec ses pommettes et ses yeux verts légèrement allongés, l’ondulation naturelle de sa chevelure, ses lèvres pleines et sa stature de buste grec antique.
Ils s’étaient rencontrés vingt ans plus tôt à Paris. À la Sorbonne, Sarah menait avec succès un DEUG en langues. Jérémy, lui, poursuivait sans conviction des études scientifiques à l’université de Jussieu dans le Ve arrondissement. Il délaissait souvent la hideuse tour Zamansky pour remonter vers le Quartier latin bien plus attractif. Il empruntait alors la rue des Écoles pour passer devant l’une des rares boutiques de micro-informatique de la capitale qui ne se situait pas dans la fameuse rue Mongallet. Parfois, pour enrichir sa collection de romans d’anticipation, il suivait les quais de la Seine en chinant les bouquinistes.
— Tu veux boire quelque chose ? Coke ? Ginger ale ? demande Sarah.
— Tu n’es pas obligée de jouer les maîtresses de maison, tu sais.
Sarah se tourne vers lui, avec un sourire forcé.
— Ça m’aide de me concentrer sur des tâches ordinaires.
Face au visage triste de son amie, Jay culpabilise de l’avoir malgré lui ramené à sa dure réalité. Il décide de jouer le jeu.
— Ginger ale, alors…
Elle se dirige vers la cuisine et Jérémy la suit, grimpant le chapelet de marches qui conduisent au comptoir de style américain.
Elle ouvre le frigidaire, saisit une canette verte et la pose sur l’espace de travail.
Sans se retourner, elle demande :
— Glace ?
— Non, merci.
Jérémy s’apprête à intervenir lorsque Sarah ouvre un placard au-dessus d’elle pour en sortir un grand verre. Il a plutôt l’habitude de boire à même la cannette, mais se ravise et préfère laisser son amie poursuivre ses « tâches ordinaires ».
Lui tournant toujours le dos, elle remplit le verre avec des gestes précis, presque mécaniques. Mais, lorsqu’elle se retourne pour le lui tendre, Jay s’aperçoit qu’elle tremble. Le verre lui échappe des mains et se fracasse sur le carrelage blanc, l’éclaboussant de liquide ambré pétillant. Sarah se recroqueville sur elle-même, assise par terre, le dos appuyé aux placards, pour ne pas elle aussi se répandre sur le sol.
Jérémy se précipite et s’accroupit près d’elle au milieu des éclats de verre. Il sert son corps frissonnant contre lui.
— I can’t believe he’s gone… sanglote Sarah dans sa langue natale.
— Moi aussi j’ai du mal à croire qu’il ne soit plus là.
Prenant garde aux tessons, il glisse un bras sous ses genoux et la soulève avec effort.
— Laisse-moi prendre les rênes pour une fois, OK ?
Il la dépose dans le fauteuil le plus proche.
Volontaire et tenace, Sarah n’est d’ordinaire pas femme à se laisser aller, mais cette fois, ses forces l’abandonnent. Elle ne peut ignorer le soutien proposé par son ami de longue date.
— La morgue a appelé juste avant ton arrivée…
— Ça ne peut pas attendre demain ? demande Jérémy d’un ton concerné.
Sarah inspire profondément pour endiguer ses sanglots.
— Ils veulent une identification formelle. Et demain, je ne crois pas que j’en aurais la force.
— Je t’accompagne, alors, cède Jérémy.
— Mais tu viens juste…
— …d’arriver pour t’aider, l’interrompt-il.
Elle se redresse dans le fauteuil et plaque sa chevelure désordonnée en arrière.
— Tu dois être crevé, je peux y aller toute seule, affirme-t-elle en se relevant.
Jay la retient par l’épaule d’un geste doux et ferme à la fois.
— Depuis le temps, Princesse… Tu devrais assez me connaître pour savoir que tu ne partiras pas sans moi.
Elle ne peut réprimer un bref sourire à la mention de ce sobriquet, dont Jérémy l’avait affublée vingt ans plus tôt.
Le visage grave, elle pose sa main sur celle de Jay.
— C’était ton ami. Je ne veux pas t’imposer ça.
Sarah se dirige vers le guéridon de l’entrée pour récupérer ses clés de voiture et son sac.
D’un pas décidé, le Français la rejoint et lui prend les clés des mains.
— Merci, souffle-t-elle en ouvrant la porte.
Malgré un trafic chargé dans le centre-ville, ils mettent moins d’une demi-heure pour arriver à destination. L’immense complexe hospitalier, couvrant un pâté de maisons à lui seul, siège juste en face de l’Assemblée législative et son vaste parc, dans le quartier de l’université de Toronto. Après avoir laissé la voiture dans un parking payant des alentours, ils pénètrent dans les locaux à la recherche de la morgue.
Sarah est tendue et Jérémy va s’enquérir du chemin à suivre dans les méandres de l’hôpital pour parvenir au bureau du médecin légiste. Ils prennent l’ascenseur sans un mot et descendent au second sous-sol. Le regard de Sarah devient de plus en plus dur, Jérémy peut la voir joindre et serrer ses mains pour en masquer les tremblements nerveux. Il hésite à la prendre dans ses bras, mais préfère s’en abstenir, de peur de briser un équilibre délicat.
Il s’adresse à la secrétaire pour exposer la raison de leur présence. Après avoir vérifié leur identité, celle-ci les fait patienter un moment. Au bout de quelques minutes, un grand homme maigre aux cheveux grisonnants et à la blouse bordeaux finit par se présenter à eux en qualité de médecin légiste. Il les fait pénétrer dans une antichambre sombre. Un long rideau remplace le mur du fond, il couvre à n’en pas douter une large vitre.
Le médecin s’éloigne dans un coin pour actionner un bouton et le rideau commence à s’ouvrir. Deux pans égaux s’écartent du centre dans un ronronnement de moteur électrique bien rodé. La clarté qui émane de l’autre pièce contraste avec la pénombre ambiante. Une énorme lampe opératoire à multiples ampoules inonde la petite salle rectangulaire d’une lumière blanche éblouissante. Des portes de tiroirs en acier dépoli inoxydable couvrent les murs.
Sarah attrape la main droite de Jérémy et la serre presque à lui en rompre les os. Un assistant en blouse bordeaux, lui aussi, attend devant les battants de métal.
— Are you ready, Mrs. Wessler? demande le médecin à leurs côtés.
Est-elle prête ? Quelle question stupide… personne n’est jamais assez préparé pour ce genre de chose. Sarah presse la main de Jérémy encore plus fort.
— No… murmure-t-elle de manière presque inaudible.
Mais le médecin, ignorant sa réponse ou ne l’ayant pas entendue, effectue un signe de tête à l’intention de son collègue, qui de l’autre côté de la vitre, fait coulisser l’un des tiroirs.
Sarah s’écroule en larme contre l’épaule de Jérémy.
— Brian, balbutie-t-elle…
Jérémy, les yeux rivés sur le visage figé de son ami, confirme d’un hochement de tête. Le tiroir frigorifique est repoussé avec délicatesse.
Tandis que les rideaux se referment en une lente progression devant la vitre, le légiste propose une boîte de mouchoirs en papier à Jérémy, qui en extirpe plusieurs pour les fourrer dans sa poche. Il en donne ensuite un à Sarah, qui pleure toujours au creux de son épaule.
Le médecin s’absente discrètement, pour revenir presque aussitôt porteur d’un sac transparent qui contient les effets personnels de Brian. Il laisse le tout sur une desserte en métal. Il s’éclipse alors de nouveau en disant à Jérémy qu’ils peuvent prendre leur temps et signer le registre en partant.
Sarah et Jérémy restent là quelques minutes, elle à pleurer dans son cou, lui à passer une main dans son dos pour la calmer. Un de ces moments de la vie où aucun acte ni aucune parole ne puisse amoindrir le poids de la fatalité. Ils demeurent silencieux dans la semi-obscurité, conscients uniquement de la présence de l’autre.