Chapitre 1 : les frères
Chapitre 1 : les frères
Ils diront que c’était imprévisible.
Ils disent toujours cela quand l’Histoire refuse de suivre le scénario qu’ils avaient écrit pour elle. Un mot pratique, imprévisible, qui absout tout le monde : les services, les experts, les oracles modernes.
Moi, je savais depuis des semaines que cela arriverait.
Londres était prête. Pas comme une ville en fête, mais comme une ville qui attend. Il y a une différence que seuls les lieux anciens connaissent encore. Les pierres, ce matin-là, semblaient plus attentives. Même la Tamise avait ce silence tendu des choses qui pressentent un basculement.
Il avançait entouré de visages interchangeables, de gestes répétés mille fois, de sourires calibrés pour les caméras. Président des États-Unis. Titre impressionnant, fragile, éphémère. Un masque de plus dans la longue galerie de ceux que j’ai vus passer.
Mais lui…
Je marchait déjà à ses côtés depuis longtemps.
Mon frère.
Il avait porté tant de noms que plus personne ne savait lesquels étaient des mensonges. Certains l’avaient appelé saint. D’autres monstre. Il en avait aimé deux. Raspoutine, pour les uns. Mengele, pour d’autres. Des noms que l’Histoire préfère isoler, comme si le mal avait besoin d’identités fixes pour être compris.
Nous, nous n’en avons jamais eu.
Il était là, visible, parfaitement à sa place dans ce théâtre moderne. Toujours au sommet des systèmes qu’il prétendait servir. Toujours du côté de ceux qui promettent de sauver l’humanité sans jamais lui demander son avis.
C’est lui qui m’a offert ce cadeau empoisonné, il y a plus d’un siècle.
Lui qui a corrigé mon erreur.
Lui qui a compris avant moi que l’immortalité n’était rien sans contrôle.
— Tu t’épuises, m’avait-il dit lors de notre dernière rencontre.
— Tu t’attaches trop au rituel. Tu pourrais être libre.
Libre.
Un mot qu’il prononçait avec une indulgence presque affectueuse. Lui n’avait plus besoin de tuer. Il avait perfectionné l’œuvre. Dépassé la dépendance. Transformé la survie en domination pure. Là où je devais encore payer, lui récoltait.
Il m’avait posé un défi. Un seul.
Pas un combat.
Pas une guerre.
Un symbole.
Le moment est venu sans éclat. Ce fut presque décevant. Un frisson collectif, un silence impossible, puis la mécanique du monde qui se dérègle. Les cris sont toujours les mêmes, quelle que soit l’époque. Seuls les appareils qui les enregistrent changent.
Je ne me suis pas enfui.
Pourquoi l’aurais-je fait ?
Je n’avais rien à gagner.
Lui, en revanche, venait de gagner beaucoup.
Car en frappant là, en plein cœur du spectacle mondial, je prouvais une chose :
je n’étais pas devenu comme lui.
Je restais prisonnier de la nécessité.
Et c’était précisément ce qu’il voulait démontrer.
Quand les mains m’ont saisi, je n’ai pas résisté. J’ai même éprouvé un soulagement inattendu. Une fatigue ancienne, enfin autorisée à s’exprimer.
— À terre !
— Ne bougez plus !
Ils criaient pour se convaincre qu’ils maîtrisaient encore quelque chose.
Dans le véhicule, alors que Londres défilait derrière une vitre trop propre, j’ai pensé à notre première expérience commune. À l’époque où nous étions encore des hommes. Où nous pensions servir un avenir meilleur. Lui avait toujours été plus audacieux. Plus cruel aussi, mais il appelait cela lucidité.
Il avait réussi.
Moi, j’avais survécu.
La différence était là.
Je me suis laissé arrêter parce que, pour la première fois en trois siècles, je voyais une fin possible. Pas la mienne. Mais celle de la chronique.
Dans la salle d’interrogatoire, blanche comme une page qu’on n’a pas encore souillée, j’ai attendu. Pas les questions. Pas les accusations.
Lui.
Car ce livre que vous tenez n’est pas seulement mon aveu.
C’est aussi un message.
À mon frère.
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