Chapitre 14
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Chapitre 14
Le pharmacien, toujours très aimable et empressé, parcourt les ordonnances pour les PAI ou Projet d’Accueil Individualisé pour permettre à l’école de donner un médicament en cas d’allergie ou de crise d’asthme à deux de mes enfants. Il ne comprend pas le protocole et les différentes étapes de gradation. Il s’insurge contre le médecin qui écrit comme un sagouin, incapable de décrire clairement les mesures à prendre en cas d’urgence. Il se met à la place des différents acteurs de l’école qui ne connaissent pas forcément l’enfant et ne comprendront rien à la conduite à tenir. Il s’enflamme et vit de l’intérieur avec passion la situation. Il fait de grands gestes en moulinant des bras. Une pyramide de dentifrices homéopathiques s’écroule. D’un coup il se prend la tête entre les mains. Il se lamente, il bave. Spasmes de désolation. Pour cet être humain à l’apogée de son professionnalisme, chaque étape doit être clairement identifiée. Tout doit être prêt en amont pour éviter de perdre du temps en cas d’urgence. Il pleure, s’arrache les quatre cheveux qu’il a encore et crie à la stupidité de ces médecins qui opacifient les gestes des premiers secours. Tout pantelant, il dodeline et s’enfonce dans ses souvenirs du bout de sa jeunesse adulte. Les secouristes flamands avec qui il a travaillé en intervention sur le terrain pendant des années, portaient des combinaisons dans les poches desquelles chaque objet avait sa place attitrée.
Quelle énergie dans sa façon de s’exprimer ! On aurait dit un prophète prêchant devant la foule. Cette assemblée de neuf clients fait la queue en grattant des sabots et attend son tour pour se charger comme des baudets en médicaments. Des gouttes de sueur perlent sur le pare-brise optique du pharmacien. Avec quelle vitalité et fureur il explique que la petite torche se rangeait alors dans la poche supérieure mais intérieure du côté droit de la combinaison, que le stylo et le calepin se scratchaient contre la fesse gauche, ou que la couverture de survie se pliait dans la doublure de la capuche. Chacun des secouristes avait pour obligation d’apprendre par cœur les emplacements afin de les retrouver facilement sur eux-mêmes comme sur leurs partenaires en cas par exemple d’attaque au gaz. Minimiser les pertes de temps de tâtonnement, sur les corps comme dans la suite des opérations.
Pendant cette digression transcendantale, les clients grommellent. Ils piaffent et leurs sabots trouent le sol. D’un coup, les convulsions du pharmacien se résorbent. Il s’éteint et revient à la réalité. Il retombe à plat sur le carrelage de sa pharmacie. Démembré, il se relève et s’articule à nouveau. D’un revers de main tremblant il essuie la mousse qui écume le coin de sa bouche et se mouche sans préavis sur la blouse de sa jeune collègue pétrifiée. Il s’excuse auprès de sa clientèle de cet aparté d’exaltation nostalgique pendant laquelle j’ai gardé les yeux bien ronds, hochement de tête et sourire à l’appui. Il explique alors calmement qu’il est dans mon intérêt de tout avoir sous la main en cas d’urgence. Médicaments et premiers gestes exacts à faire. En quelque sorte une organisation parfaite qui ne change jamais comme un pré-mâchage de l’urgence.
Je sors de la pharmacie avec mes deux sacs de médicaments et quatre grosses mallettes en plastique de la croix rouge, offertes par le pharmacien. Deux à destination de l’école avec l’ordonnance, les médicaments et la photo pour chacun de mes enfants. Deux à mettre sous mon lit afin de parer au mieux à toute urgence vitale. Sur le chemin de la sortie, je sens les regards à la fois vides et agacés des clients qui s’impatientent. Franchement, je n’y peux rien si le pharmacien aime autant son métier.
Toutes les émotions de la nuit et la rétrospective de cette visite de la pharmacie ont raison de ma résistance. Epuisée, je m’endors alors dans le grand lit avec mes trois poussins lovés tout contre moi.
Quelques heures plus tard, un rayon de soleil insolent provoque mon sommeil et je pique vers la surface encore teintée du traumatisme nocturne. En hommage à la conscience professionnelle de mon pharmacien, je me promets de préparer les médicaments d’urgence dans la mallette.
Les enfants ont faim, et il nous faut du réconfort pour récupérer de nos émotions. Mais avant d’aller à la boulangerie, je pousse la porte de la pharmacie :
- Euh, vous pourriez me donner une nouvelle mallette ? J’ai cassé l’autre cette nuit.
J’arrive à la boulangerie qui fait le coin de l’immeuble. Du pain et des viennoiseries pour remonter le moral des troupes, voilà un bon programme. C’est alors que je me retrouve nez à nez avec la femme du voisin si gentil et serviable. Elle est furieuse et trépigne. Cette femme, qui est pourtant une femme et non une mère, erreur grossière de ma part, s’arrache les cheveux de son faux chignon en vociférant dans la rue que c’est une honte de réveiller les gens à cette heure, que son mari a mal dormi alors qu’il a besoin de régularité dans son sommeil, que c’est inhumain et parfaitement immoral etc.
Encore bien fatiguée par les tourments de la nuit, je fonds en larme sous les regards outrés des autres clients et voisins. A coups de balais, de postillons et de mépris, ils mettent dehors la sorcière échevelée qui finit en tapon sur la grille d’évacuation des eaux usées de l’impasse. Déjà bien connue pour sa singularité asociale, cette décadente attend d’ailleurs une place dans une grotte du fond de l’Ardèche.
La violente réaction de cette femme que les enfants appellent la sorcière me remue davantage que toute la charge émotionnelle de la nuit. Je me demande ce qui la pousse à une telle réaction. Aurait-t-elle peur que je tourne autour de son mari ? Visiblement je suis un danger pour elle. A sa décharge, je ne savais pas qu’ils n’avaient pas d’enfants et qu’ils n’ont donc peut-être jamais connu ce type de cavalcade nocturne de l’urgence. Je la sens en complet décalage avec la société. Je suis soulagée de sentir le soutien des voisins.