Chapitre final : L'échiquier atomisé
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Chapitre final : L'échiquier atomisé
Au moment où je prononce cette phrase, la réalité et la gravité des mots que je venais d’employer me frappent. Comme quand on prononce une pensée et qu’elle se matérialise subitement. Je suspends mon souffle, feignant de respirer les arômes s’échappant du vin rubis que je fais tournoyer dans mon verre, tout en observant l’impact de chaque syllabe. De l’autre côté de notre table aux lumières tamisées avec vue sur le port, je perçois une lueur de joie ou d’exaltation dansant au fond des prunelles d’Emmanuel.
— Tu es vraiment sérieuse, ma chérie ?
Dans sa voix, de la joie teintée de surprise, une once de soulagement et peut-être un soupçon d’appréhension.
— Eh bien oui, pourquoi pas ? Je pense que je devrais prendre un maximum de distance avec William. Fleur est en petite section ; à cet âge, je pense que les conséquences sont moindres. Le souci, ben... C’est lui… Mais j’ai regardé sur Internet, et c’est faisable ; son droit d’accueil serait défini différemment. Il faut que je consulte Moreau, bien sûr, et ça risque d’être très compliqué, voire de complètement foirer ; il fera tout pour. Et, bien évidemment, si jamais ça met en péril mon droit de garde de Fleur, je ne le fais pas… Mais j’ai l’impression que tu n’auras jamais cette mutation et moi, je pense, justement, pouvoir me faire muter à Levallois. Alors, je me dis, on tente et on voit si ça passe ?
Il se lève et m’embrasse les mains, puis les lèvres par-dessus nos verres amoureux. Je souris, heureuse de m’autoriser à caresser l’espoir nouveau d’une vie reconstruite. Ce soir, je ne sais pas vraiment si ce que j’ai lancé se produira réellement, mais sur l’instant, j’ai envie d’y croire. D’oublier Rennes et toute cette fange, et me laisser envoler vers de si jolies hypothèses.
LE LUNDI SUIVANT – 9H03
En arrivant au bureau, je suis concentrée. Si Fleur et moi décidons de partir à Paris avec Manu, je veux qu’elle puisse y faire sa rentrée en moyenne section en même temps que tout le monde. Autrement dit, il faudrait qu’on y soit fin août. Hors de question de lui faire vivre un déménagement sauvage. Il fallait que tout soit carré, mais avant de s’emballer, la première chose à faire était de vérifier la faisabilité du projet. Je badge en vitesse, je me mets en indisponibilité sur le tableau de bord de mon ordinateur avant de glisser dans une salle de réunion déserte. Je compose le numéro du cabinet d’avocat, expose ma demande à la secrétaire et demande s’il est possible d’obtenir un rendez-vous en urgence, avant d’être mise en attente avec Vivaldi en fond sonore. Mon expérience précédente m’avait légèrement échaudée et je craignais de ne pas tenir le coup nerveusement si les délais étaient aussi longs que pour le divorce. Ou alors ce serait pour l’année prochaine, mais qui savait ce qu’il pouvait advenir en douze mois ? Je ressentais une forme d’urgence, je n’oubliais pas les paroles de mon ancienne collègue Virginie, qui m’avait mise en garde dans la galerie commerciale. William préparait un nouveau coup. Une voix féminine coupe brutalement la mélodie. Ce n’est pas l’assistante. Ça me surprend, c’est ma future cavalière blanche en robe d’hermine de l’autre côté de la ligne. Au bout de quelques questions, elle chamboule son agenda et me cale un rendez-vous en fin d’après-midi, ce mercredi. Cette femme est une bénédiction et je ne sais pas encore à quel point.
Mercredi 18H47 :
Quand je sors du rendez-vous avec Maître Moreau, je navigue dans le brouillard. Dans son bureau aux couleurs violettes et noires, nous avons longuement envisagé les choses. Il est nécessaire de saisir un juge aux affaires familiales en référé pour demander le droit de faire déménager Fleur, et cela risque de poser des problèmes si William s’y oppose. Et je sais qu’il le fera. Non pas par amour pour sa fille, mais plutôt par haine envers moi. Je devrais prouver qu’il est instable ou même dangereux, en d’autres termes, fournir des éléments à charge, des attestations décrivant son état psychologique ou ses addictions. Je devrai le salir, mais pourrais-je seulement lui faire ça ? Le mérite-t-il vraiment ? Pourrais-je me le pardonner ? Je rentre, enveloppée dans une brume de pensées, et après une longue réflexion, je téléphone à Johana. Durant des heures, nous revenons sur chaque détail, chaque nuance, chaque mouvement sur l’échiquier à taille humaine qui me retient prisonnière mais je me souviens surtout d’une de ses tirades :
– Y’a pas de divorce propre Juliette. Et encore moins avec lui. Si tu ne prépares pas la guerre, tu ne pourras jamais avoir ta paix. Fais faire des attestations, moi, je t’en fais une dès demain. Demande à tout le monde. Si tu n’en as pas besoin, tu ne les sors pas. Mais au moins tu les auras. Promets-moi que tu vas le faire ?
Quand je raccroche, je sais qu’il me reste une dernière chose à faire avant d’enclencher le compte à rebours me séparant du prochain impact : parler à Fleur. Je la retrouve le jeudi soir, à la sortie de l'école, mais je retiens mes mots, consciente de son besoin de sérénité avant d'aborder des sujets aussi lourds d’implications. Son retour de chez Will la laisse souvent éteinte, silencieuse. Elle se contente d'un goûter frugal avant de s'évader dans sa chambre, sur son tapis nuageux, pour se confier à ses poupées et à son doudou. Mon cœur se serre face à son besoin d'intimité, mais je m'efforce de le respecter. J'aimerais percer chaque secret de son monde intérieur, mais je ne veux pas la brusquer – elle doit naviguer dans un océan de loyautés contradictoires, trop complexe pour son jeune âge. Puis, après ce dialogue silencieux, elle émerge, cherche refuge dans mes bras, et réclame l'étreinte maternelle familière. Dans un ballet aérien, je la fais danser dans les airs, suivant un rituel que nous connaissons par cœur. Ensemble, nous préparons des crêpes colorées, et peu à peu, la douce symphonie de notre quotidien reprend le cours de sa mélodie.
SAMEDI - 15h42 :
Le four ronronne doucement, anticipant les douceurs à venir. Dans le saladier, la pâte à gâteau au yaourt repose, patiente, tandis que je prépare le moule en forme de cœur, le chemisant avec soin pour accueillir son délicieux contenu. À mes côtés, une petite fée coiffée d'une toque de cuisinière brodée à son prénom s'adonne à ses malices enfantines. Avec un sourire espiègle, elle subtilise une lichette de pâte crue, prétextant l'envie de “goûter” le mélange. Je souris, complice, sachant pertinemment que je laisserai, exprès, un peu plus de pâte que nécessaire adhérer aux parois de la céramique – c'est notre petit plaisir coupable : s'enduire les doigts de cette mixture sucrée et la savourer, juste comme ça. Les miens sont encore couverts de beurre, quand elle lance :
— Maman, Manu, il vient nous voir aujourd’hui ?
Toujours affairée, je lui réponds :
— Non, pas ce week-end, ma puce, il est chez lui, à Paris.
Je lui jette un bref coup d’œil et ouvre le robinet pour me laver les mains. Tout à coup, un léger voile semble avoir figé son sourire barbouillé, d’une seconde de gris.
— Pourquoi, ma chérie ? Ça t’embête qu’il ne vienne pas ?
Elle hésite à répondre et murmure :
— Ben, on l’aime, nous ! Pourquoi il ne vient pas ?
Je ne trouve plus mon torchon, m’essuie les mains sur mon tablier – tant pis - et m’agenouille face à elle.
— Mais lui aussi, il nous aime très fort. Il vit à Paris, mon amour, et nous à Rennes, c’est juste pour ça ! On ne se voit pas tous les jours. Mais c’est bien aussi, juste toi et moi, non ?
Elle sourit et rétorque :
— Ben oui, Maman, t’es nouille, évidemment que c’est bien quand on est toutes les deux. Mais c’est ton amoureux quand même, et c’est bizarre qu’il n’habite pas avec nous, non ?
C’est peut-être le moment...
— C’est compliqué parfois, le monde des adultes, tu sais... et à cause de son travail, il ne peut pas venir vivre avec nous ici. Mais peut-être qu’un jour, si tu es d’accord, on pourrait aller vivre avec lui, à Paris.
Comme si je venais de lui annoncer une super nouvelle, elle se met à battre des mains, surexcitée. Oulala, elle s’emballe ; il faut que je calme le jeu.
— Attends, chérie, viens, on va s’asseoir...
Je me lève, la prends par la main, baisse le thermostat en passant tandis que nous nous installons sur le canapé du salon. Fleur est petite, mais je lui ai toujours parlé normalement. J’ai confiance en son intelligence, et je ne supporte pas les gens qui parlent en ânonnant aux enfants. Je trouve ça ridicule et honteusement contre-productif. Alors j’explique, comme j’aurais aimé qu’on le fasse pour moi, à son âge, à sa place.
— Alors, ma puce... Oui, Manu et moi, on s’aime énormément. Et je sais que lui et toi, vous vous aimez aussi fort, fort, fort. Mais partir à Paris, alors que ton papa est à Rennes, ça voudrait dire que tu le verrais moins. Il n’y aurait plus les mercredis soir et les week-ends... C’est trop loin, Papa ne pourra pas venir te chercher aussi souvent... Tu comprends ?
Elle semble réfléchir ; le souffle court, je lui laisse le temps de suivre chacune des pensées qui la submerge. Au bout de quelques secondes, elle glisse :
— Je ne verrais plus du tout papa ?
Le ton de sa voix, chargé d'une émotion indéchiffrable, mitraille mon cœur. Incapable de discerner s'il s'agit de douleur, de soulagement, d'une loyauté ébranlée, d'un refus intransigeant ou d'un désir caché, je reste suspendue à ses lèvres, cherchant des réponses dans le silence qui nous enveloppe.
— NON ! Bien sûr que non ! C’est ton papa, et personne ne le remplacera jamais pour toi. Ce serait juste différent. Il faudrait voir comment nous organiser au mieux, peut-être que tu pourrais le voir plus longtemps pendant les vacances ? Mais c’est compliqué, il faut demander à un juge, changer d’école, de maison, de repères. C’est une grande décision, chérie.
Elle s’abîme dans ses pensées ; je n’ose bouger le moindre cil. Puis, au bout d’une seconde d’éternité, elle aimante toute l’intensité de son regard dans mes yeux et articule :
— Appelle le juge, Maman. Je pense que ça fera grandir Papa si jamais on partait.
Cette gamine m’estomaque. Comment une enfant de quatre ans peut-elle avoir une telle maturité ? Ce doit être une âme très ancienne, incarnée dans un petit corps, une âme qui m’aurait choisie pour une raison que j’ignore, mais pour laquelle je remercie l’Univers.
— Et tu serais d’accord pour changer d’école, de vie ?
— Est-ce qu’on serait avec Manu TOUS les jours ?
Je me contente de hocher la tête comme une peluche de plage-arrière de voiture.
— Alors oui !
Mes mains tremblent sur mes genoux sages. Je la serre dans mes bras, les larmes aux yeux, touchée par cette fée au grand cœur et à la capacité émotionnelle supérieure à bon nombre d’adultes.
LUNDI - 10H32 :
Je rappelle Me Moreau pour amorcer le combat à venir. Par Internet, elle m'envoie des papiers à scanner, j'imprime des attestations, pianote des SMS, passe des appels entre deux sessions de jérémiades rémunérées, et transfère des fichiers en PDF à tous ceux que je pense être de mon côté. J'exhume tous les mails de William, du plus aigre-doux au plus sauvagement pimenté. Mon téléphone ne cesse de vibrer. Je contacte la directrice de l'ancienne crèche, la psychologue qui nous avait reçus à l'époque de la séparation. On m'assure d'un soutien inébranlable qui me surprend et m'effraie. Dans la foulée, j’appelle la directrice de l’école maternelle, expose ma problématique et sollicite un certificat de radiation pour Fleur prenant effet au 1er juillet, tout en la suppliant de me l’envoyer par mail et de ne pas ébruiter la situation tant que le juge n’a pas donné son feu vert. Je le reçois vingt-quatre heures après.
Mais que savent tous ces gens que j'ignore pour se mouiller ainsi dès la première demande formulée ?
À la fin de la semaine, je me retrouve avec un dossier épais, débordant de détails tous plus glauques les uns que les autres. Il y a les attestations de Stella, de Johana, de Nolwenn, de Sandra et même de Dorian. Le rapport de la psy, le témoignage de la directrice de la crèche, les attestations de certains anciens collègues de Canal, de nos voisins de l'époque, les certificats du légiste qui m'a examiné après les violences, le jugement de Borateau, les dépôts de plainte, les justificatifs fiscaux liés aux saisies et une attestation de mon employeur acceptant ma mutation en région parisienne. Les messages du Stalker aussi. La nausée ne me quitte plus, le sommeil me fuit. J'ai le sentiment de déclencher une guerre, dont il faudra quoiqu'il en soit payer le prix. En réalité, j'ai peur. Peur d'ouvrir la boîte de Pandore, mais je suis déterminée à aller jusqu'au bout, puisque chaque témoignage que je lis me convainc encore davantage de sa légitimité. Le cœur au bord des lèvres, je clique sur "envoyer". Le dossier est lourd et peine à quitter ma boîte mail, puis une réponse automatique me confirme sa bonne réception. Les dés sont lancés. Il ne reste plus qu’à attendre, et pour faire ça, je ne suis pas particulièrement douée.
NUIT DU 07 AVRIL :
Manu est en week-end prolongé à Rennes. Mon corps fourbu par nos heures passionnelles s’enfonce dans la torpeur du sommeil, quand sa voix profonde et chaude déchire son fin voile cotonneux.
— Ma chérie, j’ai bien réfléchi...
Je sursaute, me redresse, ensuquée, sur les avant-bras puis fait papillonner mes yeux pour les désensabler. Il me regarde, une lueur intense dans les prunelles, un sourire en coin. Je sens presque de la solennité, suspendue à la suite.
— Je t’aime et je sais que toi aussi, et je me dis que c’est le moment de s’engager pour de vrai. Est-ce que tu me ferais l’honneur de ...
Dans ma tête, c’est la panique. Il va me demander en mariage ? Là, tout de suite, alors que je suis nue comme un ver, probablement échevelée et moite ? Vulnérable, ensommeillée ?
— te pacser avec moi ?
— Euh, oui, si tu veux...
— Non mais prends le temps de réfléchir si tu veux !
Je souris, mi-amusée, mi-vexée.
— Chéri, je suis en train de lancer une bombe dans nos vies à tous pour venir vivre avec toi, alors oui ok pour le pacs, mais pour moi, en vrai, c’est loin d’être vraiment le plus important. Mais oui, c’est d’accord. Tu veux bien t’en occuper ? Appeler la mairie ou le tribunal je ne sais pas.
Puis je me serre tout contre lui et me rendors sans avoir besoin de me forcer.
JEUDI 28 AVRIL :
Fleur et moi prenons le TGV, direction Montparnasse, pour une escapade parisienne. Rendez-vous à la mairie du troisième arrondissement pour le pacs, c’est romantique autant que ça peut l’être malgré le chronomètre enclenché. Puis on enchaîne sur les inscriptions à l’école, à la cantine et au périscolaire. Au moment de signer les papiers concernant Fleur, je tremble un peu, mais la personne au guichet qui nous reçoit ne demande pas nos deux pièces d’identité, seulement le livret de famille, le carnet de santé et le certificat de radiation. Elle doit supposer que Manu est le père, consulte les documents glissés sur le comptoir et appose le précieux sésame. Je souffle intérieurement. Une pierre en plus dans mon arsenal. Ma fille est officiellement inscrite à Paris, ça pèsera sans doute auprès du tribunal.
18H35 : Mail de Me Moreau contenant le projet d’assignation à l’encontre de William. Je lis, le cœur au bord de l’implosion. Respire très fort, compte jusqu’à trois et donne le feu vert. Grenade lancée.
Une soirée au restaurant, une journée chez Mickey et un week-end parfait chez les parents de Manu qui se réjouissent de l’officialisation de notre relation et tombent en amour de petite Fleur. Un coup de foudre réciproque qui me réchauffe le cœur. Puis, il est l’heure de rentrer en sachant que même si c’est dur, la séparation n’est certainement que provisoire.
VENDREDI 13 MAI – 17H09 :
Mail de Moreau qui m’informe que l’audience est fixée au 16 juin – 11H
Déflagration, je cours vomir dans les toilettes, comme souvent ces derniers temps. Je fonds comme neige au soleil en ce moment. Cette histoire me rend malade, c’est l’enfer. Je suis épuisée, lessivée, m’endort devant la télé le soir, traîne en pyjama, cohabitant avec la nausée. J’en ai parlé à mes copines, Johana me conseille d’aller chez le docteur mais j’ai un peu la flemme.
SAMEDI 14 MAI :
Je ne me sens vraiment pas bien du tout et appelle mon médecin de “famille”. Il me cale un rendez-vous entre deux patients, m’ausculte, ne trouve rien particulier, me prescrit une prise de sang et des médocs légers.
LUNDI 16 MAI :
Je file au bureau toujours de travers après être passée au labo et au tabac. La journée m’insupporte, je suis vaseuse, dans les vapes. Même la fumée de cigarette me dégoûte, c’est pour dire...
MARDI 17 MAI :
Je suis sûre que je somatise simplement à l’idée de l’audience, d’un déménagement, d’une nouvelle vie, d’un nouveau combat ! C'est forcément ça... Mais le doute a fait son nid et je ressasse...Est-ce que je suis malade ? Un ulcère peut-être ? Ou alors... Je revois le fil des semaines passées et de mes moments charnels avec Manu, se pourrait-il qu’il y ait eu une faille dans ma contraception ? L’attente est interminable. A ma première pause de l’après-midi, je sors dans la cour principale du bâtiment. La personne qui répond est charmante au téléphone et me confirme que mes résultats sont arrivés. Je lui demande si exceptionnellement elle peut me les communiquer au téléphone, elle glisse :
— C’est positif, félicitations !
— pardon ? Positif à quoi ?
— Votre taux de HCG montre que vous êtes en début de grossesse, félicitations !
Je chancelle. Palpite. Tout mon corps se met à trembler et mon thorax se soulève sous une vague nauséeuse.
— Vous avez bien regardé à RICHARD, Juliette RICHARD ?
— Oui c’est bien ça, vous pouvez passer au laboratoire pour les récupérer.
Et je crois qu’elle raccroche. Ou alors c’est moi. Sous le choc, je retourne sur le plateau, laisse un mot sur le bureau de Sandra, partie je ne sais-où. En mode pilotage automatique, je laisse mes pieds me guider jusqu’au laboratoire. Décachette l’enveloppe. Enceinte. Pas de doute. Sur le trajet, j’appelle mon docteur qui, au téléphone, fait le même constat. Enceinte de sept semaines. En larmes j’appelle Emmanuel. Un bébé dans ce sordide bordel ? Juste impossible ! Trop de stress, trop de noirceur, trop d’incertitudes. Non, non, non... Il saute dans un train, me rejoins, nous discutons longuement des impacts, de nos souhaits, nos désirs. On s’aime, on en est certains, on veut un enfant ensemble, mais peut-être pas aujourd’hui, c’est sûr que ce n’est pas le moment... Mais, si le bon moment n’arrivait jamais ? Alors, on décide de garder ce petit-être qui arrive par surprise.
Ma grossesse est loin d’être un conte de fées. Mais je m’accroche, seule la semaine avec Fleur et tous les week-ends avec Emmanuel. Cette naissance prévue en janvier accélère le rythme de nos aiguilles.
L’audience approche et je sais que c’est le calme avant la tempête, les semaines défilent et se figent parallèlement.
MERCREDI 15 JUIN – 15H08 :
Nouveau mail de Moreau avec les conclusions et les pièces du nouvel avocat de William. Il demande la fixation de la résidence de Fleur chez lui, à titre subsidiaire, dans le cas où il serait lui-même muté à Paris ?!? Une garde alternée ou le maintien de son droit d’actuel. Autrement dit un transfert de résidence en première intention. Que je ne l’ai plus qu’un week-end par mois et la moitié des vacances. C’est hors de question ! La rage m’éperonne, je suis au bord de l’hystérie. J’essaie de penser au bébé et de me forcer à respirer. Réfléchis à toute allure. J’appelle son cabinet, elle prend la ligne immédiatement. Je lui annonce ma grossesse, elle me félicite et, tout de suite, me demande de lui envoyer les éléments médicaux l’attestant et me rappellera plus tard pour que l’on puisse se préparer. Au début, je ne voulais pas que William puisse connaître les détails de ma vie. Il ignorait encore que ce fameux “Manu” n’est autre que notre ancien banquier. Il ne sait pas non plus que je suis enceinte parce que je ne sais pas qu’elles pourraient être ses réactions. Sa phrase fétide, fétiche, résonne encore “Si je ne t’ai pas, personne ne t’aura”. Mais je n’avais plus vraiment le choix, il me lançait de la boue avec ses deux pauvres attestations quand j’en avais vingt-sept, j’allais lui renvoyer de la layette en plein visage.
19h13 : Moreau m’appelle, sa voix est rassurante et empreinte de détermination. Pour maximiser nos chances, elle souhaite ajouter à notre dossier mes documents médicaux, la preuve de notre PACS, ainsi que tous les justificatifs fournis par Emmanuel. À contrecœur, j’acquiesce. J’aurais préféré éviter cela.
21h49 : À ma grande surprise, William m’appelle. Je lève un sourcil, interloquée par son audace. Fatiguée, je réponds, anticipant une tentative d’intimidation de sa part.
— C’est Emmanuel MARTIN, ton “Manu”, c’est bien ça ?
— Peut-être. Et alors ?
— J’ai le droit de savoir !
— On réglera ça demain devant nos avocats, William.
— Ah, tu joues les malignes, mais tu vas devoir montrer tes fiches de paie, ma chère !
Il pense m’intimider, mais je raccroche, légèrement tremblante, avant de m’effondrer sur mon oreiller.
Jeudi 16 juin – 10h45
Dans l’immense salle d’attente du tribunal, je l’observe discuter avec son conseil. Il gesticule, visiblement agacé, puis se dirige vers moi et murmure d’un ton venimeux en passant à côté :
— Félicitations pour ta grossesse…
Un frisson me parcourt. Moreau pose une main rassurante sur mon bras, m’encourageant silencieusement à rester calme.
11h26 : L’audience est reportée à la demande de la partie adverse, qui souhaite se préparer face aux récents développements – sous-entendu la petite surprise cachée dans mon ventre.
Le prochain round est fixé au 30 juin.
28 Juin : Moreau m’envoie les nouveaux documents émanant de la partie adverse. William a obtenu une mutation en Seine-Saint-Denis et a fait une demande de logement social, visant une garde alternée.
29 juin – 18h55
Je viens tout juste de raccrocher avec Moreau après avoir préparé l’audience de demain, lorsque mon téléphone sonne à nouveau. C’est William. Il veut qu’on se voie, face à face, immédiatement. Je me précipite à la fenêtre de ma chambre et l’aperçois déjà en bas. Je mets en marche le babyphone, laisse Fleur devant son dessin animé, et descends les escaliers. J’entrouvre la porte de l’immeuble, me tenant prête à rebrousser chemin au besoin. Silencieuse, j’attends qu’il parle. Il a l’air défait, presque repentant. Il propose une trêve.
— Juliette, et si on essayait de trouver un accord, juste entre nous ? Avons-nous vraiment besoin de tout ce cirque avec les avocats ?
— Tu es allé trop loin, William, et depuis trop longtemps. C’est quitte ou double, et c’est demain. Il n’y aura pas de négociations, il est trop tard.
Je pivote sur mes talons et rentre chez moi, me sentant soudainement plus grande de trois têtes et demie.
Jeudi 30 juin – 14h48 :
Mon avocate a été remarquable, démontant méthodiquement chaque argument de l’adversaire. En aparté, elle se montre confiante, me félicite pour mon sang-froid et promet de me tenir informée.
L’attente devient insupportable, rythmant chaque instant de ma vie. Je fais des cartons, trie nos affaires, me séparant de souvenirs accumulés au fil des années. Le cœur lourd, les larmes aux yeux, je me prépare à un avenir incertain. J’ai donné mon préavis pour l’appartement et dois le quitter dans quelques jours. Si je perds la garde de ma fille, si le juge rejette mes demandes, je devrai trouver un nouvel appartement à Rennes et tout recommencer. J’ai misé gros, et maintenant, je n’ai plus qu’à attendre le verdict.
Vendredi 15 juillet :
Fleur part en vacances avec William. Il est pâle, muré dans son silence. Ce soir-là, j’organise une soirée d’adieu pour ceux que j’ai aimés dans cette ville. La tristesse est palpable, mais je tente de maintenir une atmosphère légère. Après tout, ce n’est peut-être qu’un au revoir.
Lundi 18 juillet :
Emmanuel et son meilleur ami ont chargé un gros camion rempli de nos affaires et nous attendons la venue du propriétaire, avec lequel je fais l’état des lieux, puis je rends les clefs et nous prenons, tous les trois, la route de l’Essonne. C’est un moment poignant, mêlé d’espoirs multicolores et de noir profond. Celui où je ferme le chapitre sur des années d’existence marquées par des joies immenses, des peines abyssales, des passions et des déchirements, des nuits blanches et les premiers pas dans la maternité. C’est aussi l’histoire de ma propre renaissance. À cet instant précis, la réalité me frappe de plein fouet. Je suis avec Emmanuel, le banquier qui, à travers nos écrans interposés, m’a fait fantasmer pendant des années. Je porte son enfant et, sur un coup de dés, j’oriente ma vie vers une nouvelle trajectoire, dans une ville que je n’ai fait qu’effleurer. C’est le cœur bien lourd et les larmes cachées derrière mes lunettes noires, qu’en pensées, je fais mes adieux à cette vie qui, à jamais, gardera une place à part dans le livre de mes souvenirs. Adieu ou au revoir en fonction des résultats du délibéré.
MERCREDI 03 Août – 11H11 :
Emmanuel et moi sommes au comptoir de la RATP pour créer mon passe Navigo, mon portable se met à sonner c’est Moreau. Je plante tout pour décrocher, pas grave, je repasserai. Je me précipite dehors, décroche essoufflée.
— William est débouté, vous conservez la résidence habituelle. Je vous envoie je jugement, mais, Juliette, vous avez gagné !
À cet instant, je pourrais jurer d’avoir été éblouie par la lumière d’une autre galaxie, auréolée de couleurs jusqu’alors inédites. J’avais gagné le droit de reconstruire nos vies, loin de lui. Emmanuel, qui m’a rejointe, m’enlace et me soulève de terre. Le poids lourd qui entravait ma poitrine depuis tout ce temps semble, subitement, s’être évaporé grâce au glaive de Thémis. Dans les rues de la Capitale, je flotte à quelques centimètres du sol, puis en apesanteur au-dessus de la chaise d’une emblématique terrasse parisienne. Mais alors que je sirote un diabolo-grenadine à la paille, mon téléphone m’annonce la réception d’un nouveau message, provenant d’un numéro inconnu.
“Ne crie pas victoire trop vite, ma jolie petite souris...”
XOXO...
Pour découvrir la genèse de cette histoire, rendez-vous entre les pages d' "Une anonyme au bout du fil".
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Jackie H hace 12 horas
Fleur est extraordinaire... "Je pense que ça ferait grandir Papa si jamais on partait". Cette petite à ce moment-là était déjà plus grande (et plus bienveillante aussi !) que beaucoup d'adultes, et elle a un grand avenir devant elle, spirituel en tout cas - et humain aussi j'espère 🙂
(updated)Sinon la fin semble annoncer encore bien des développements ultérieurs... bien pour tes lecteurs certes mais brrrr pour toi 😮😮😮😮
Juliette Norel hace 5 horas
Fleur est une fée... elle m'a toujours fascinée par ses capacités d'analyse et sa perspicacité.Je suis extrêmement fière qu'elle m'ait choisie pour être sa maman 🤍merci de m'avoir accompagnée Jackie à travers ces pages.