Rosetta est une femme exemplaire, toujours tirée à quatre épingles. Son célèbre cheveu sur la langue la rend unique aux yeux de ses collègues. Chef de direction dans une grande entreprise de cosmétiques de renommée mondiale, elle est aussi admirée que crainte par le personnel.

Le lundi matin d’un mois de juillet caniculaire, Rosetta arrive au travail avec son tailleur cintré rose bonbon et son chignon banane parfait.

Immédiatement, elle remarque les regards qui l’évitent et les visages aux traits tirés.

— Bonzour, s’exclame-t-elle en ignorant le malaise.

Sa secrétaire vient auprès d’elle avec le gobelet contenant le café brûlant de sa supérieure.

— Aujourd’hui z’est le grand zour. Z’espère que vous zêtes tous prêts.

Aucun visage ne se relève, tous semblent tellement concentrés sur leur travail. Mais Alice déglutit, en se demandant si sa couche de fond de teint camoufle sa pâleur face au drame qui se profile.

— En réalité, Madame, il se peut que nous soyons frappés par un léger imprévu.

— Un imprévu ? Quel imprévu ?

Alice baisse ses yeux noisette une seconde, puis relève le menton.

— C’est le savon, Madame…

— Le zavon ? Qu’y a-t-il avec le zavon ? Quel est le problème ?

Sa secrétaire déglutit une nouvelle fois avec difficulté.

— Parlez donc ! Qu’est-ze qui ze pazze ?

— En prenant le produit ce matin, pour la grande présentation, nous avons remarqué quelques imperfections. Elles n’étaient jamais apparues auparavant.

— Des imperfeczions ? Montrez-moi.

— Madame…

— Pazzez moi ce zavon !

— Apportez-moi le savon, s’écrie Alice en se tournant vers l’équipe.

Ils sont plusieurs à ne pas oser effectuer le moindre mouvement.

Rosetta s’impatiente déjà et fait claquer son talon plusieurs fois en croisant ses bras.

— Z’attends.

— LE SAVON ! hurle maintenant Alice d’une voix suraiguë.

Deux employés bougent enfin. Disparaissent dans une pièce adjacente et reviennent avec un petit plateau en argent avec une cloche.

— Madame, dit l’un en présentant le plateau à Rosetta.

La directrice lève la cloche et ouvre la bouche en O en reposant le couvercle métallique d’un geste brusque.

— Qu’est-ze z’est ?

— Le savon, articule lentement Alice.

Rosetta hésite, puis soulève une deuxième fois la cloche. Le savon douceur de coton à l’élixir de pivoine anthracite est en triste état. Sa surface lisse est devenue creuse par endroit, des gros trous disgracieux et dans lesquels se forment des moisissures. La matière est collante, similaire à un chewing-gum qui adhère à tout. Son index droit reste collé, puis le savon adhère à son autre main avec laquelle elle a tenté de se libérer.

— Aidez-moi ! Vous voyez bien que zette zose ne veut pas me lâzé !

— Aidez la directriiice ! ordonne Alice en faisant signe aux employés.

Une fois débarrassée de cette substance qui n’a plus rien d’un savon, Rosetta note que la présentation de leur nouveau produit devra être reporté.

— Que faisons-nous ? Qu’allons-nous dire aux invités ?

— Comment voulez-vous que je zache moi ? Dites leur ze que zous zoulez. Mais ne parlez pas du zavon. Du dézagrément. Dites… vous trouverez bien. Ze vous fait conziance.

Alice sent la sueur lui dégouliner dans le dos. Qu’allait-elle pouvoir inventer ? Le savon douceur de coton à l’élixir de pivoine anthracite est attendu depuis des mois. Toute la présentation a été préparée à la minute près, pour rendre l’évènement unique et splendide.

Vexée par cet imprévu et l’échec de son équipe, Rosetta tourne les talons et va s’enfermer dans son bureau.

Plus d’une heure s’écoule avant qu’elle n’en ressorte. Sa porte est à peine ouverte qu’elle crie :

— Alize !

— Oui Madame, répond celle-ci de loin en accourant sur ses talons aiguilles devant le bureau.

— Vous avez réflézi ? Qu’allez-vous dire aux invités ?

Alice se tord les doigts dans son dos, tire sur l’un de ses index, et croise ses deux petits auriculaires, tiraillée entre une réponse adéquate ou la vérité qui lui mord les lèvres.

— Que vous avez lamentablement échoué dans votre formule ? Que votre talent n’est pas si incommensurable ?

Trois heures plus tard

Sur le devant de l’estrade, là où elle est censée présenter le savon nouvelle génération, elle se tient devant un micro sur pied et commence son récit en gardant ses mains dans son dos.

— Aujourd’hui, nous devions vous présenter le savon douceur de coton à l’élixir de pivoine anthracite. Mais cela c’était avant…

En laissant sa phrase en suspens, Alice capte l’attention de son public.

— Avant que la formulation de cet unique savon tourne à la catastrophe.

— Ztooop ! intervient soudain Rosette.

La directrice surgit sur la scène et vient à la droite de sa secrétaire.

— Zessez donc de dire zes zottizes. Notre zavon aurait été parfait, zi…

Sans achever sa phrase, elle se tourne vers l’auditoire et rapproche sa bouche du micro.

— Meszieur Dames, ma zecrétaire m’a pazzé un zavon. Croyez-vous za ?

Dans la salle, toutes les personnes se dévisagent, ne comprenant rien à la situation.

Un homme en costume avec une longue cravate vert kaki lève une main pour poser une question.

— Vous voulez dire que la secrétaire vous a passé le savon ?

— Oui, tout za fait.

— Ça signifie que vous l’avez en votre possession ? l’interpelle un autre.

— Oh mizère, fait Rosetta en posant une main sur son front.

Alice reprend sa place devant le micro.

— J’ai simplement rappelé à notre directrice qu’elle n’était pas meilleure que les autres. Que son poste à hautes responsabilités et les milliers qu’elle empoche chaque mois ne font pas d’elle une grande chercheuse.

Piquée au vif, Rosetta a tout son visage qui vire au cramoisi et de la fumée qui menace de sortir par ses oreilles et ses narines.

— Mesdames et Messieurs, refusant de vous avoir fait faire le déplacement inutilement, j’ai élaboré un nouveau savon, qui aura mérité que vous veniez jusqu’ici. Le savon qui passe. Il n’est ni liquide, ni solide. Il s’agit d’une suite de mots, dont l’utilité est de nettoyer les mauvais comportements ou arguments péjoratifs. Alors oui, Madame Rosetta, j’ai osé vous passer un savon, pour montrer à nos invités comment celui-ci, sans avoir besoin d’eau, peut éliminer la fierté mal placée et la mélomanie d’un individu !

Toujours rouge, la directrice se racle la gorge et toussote dans son poing.

— Bien. Vous zavez terminé ?

Alice hoche la tête. Salue brièvement le public et quitte l’estrade.

— Hum hum, fait Rosetta en revenant devant le micro. Merzi à touz pour votre attention. Merzi également à Alize, ma zecrétaire pour zon petit numéro. Z’espère que zelui-zi vous a distrait et que vous zerez nombreux dézormais à pazzer un zavon à quelqu’un. Et qu’à chaque fois que za ze produira, vous penzerez à moi.

L’auditoire rit doucement et Rosetta retourne rejoindre sa secrétaire à l’abri des regards.

— Bien, ze crois que nous nous en zommes plutôt bien zorti.

— Je crois oui, sourit Alice après avoir soufflé. Maintenant il ne reste plus qu’à faire circuler cette expression, pour que notre mise en scène soit plausible et que notre nouveau savon rentre dans les annales.

Couverture créée sur Canva

Source de l'exercice : https://www.instagram.com/p/DKFVje8I8EE/?utm_source=ig_web_copy_link&igsh=MzRlODBiNWFlZA==