6. Clan destin - Begawan
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6. Clan destin - Begawan
Toujours aussi déterminés à ne pas entrer dans les dortoirs, les quatre ados avaient dormi au même endroit que la veille. Le lendemain matin, ils se levèrent sans sourciller pour rejoindre le réfectoire, comme tout le monde. Sur le chemin, Élias tremblait sur ses jambes, extrêmement pâle, de larges cernes sous les yeux.
— Ça va pas du tout... émit-il avant de s’effondrer sur place.
Quand il revint à lui, la vieille dame était penchée sur lui, la main survolant son ventre. Les trois comparses assistaient à la scène, vaguement inquiets. Derrière eux, Salween ennuyé écoutait l’ancêtre.
Elle fixait durement Salween. Celui-ci n’avait pas l’air heureux : il regardait l’aïeule avec un mélange de respect et de mauvaise humeur. La femme donna à boire à Élias, puis de petits morceaux de galette.
— Ça fait combien de temps que tu n’as plus mangé ? l’interrogea Manon.
— J’ai rien avalé depuis qu’on est ici, avoua Élias.
— T’avais rien à boire sur ton rafiot ? continua-t-elle.
— Ben, c’est pas très prudent, ça, Salween ! l’interpella-t-elle, narquoise, une main sur la hanche, l’autre secouant l’index devant lui, comme si elle grondait un petit enfant. Tu auras pu largement constater qu’il est capable de faire une grève de la faim ! Tu l’as même un peu encouragé !
Salween se retourna vers Manon, la dévisagea, passablement énervé. Manon le défiait, espiègle, une pointe de rancune au fond des yeux. La vieille femme ajouta quelques mots, auxquels il répondit boudeur. Il tourna les talons, regagna à grandes enjambées la partie de la forêt interdite. La grand-mère demanda aux ados de rejoindre le réfectoire ; ne les voyant pas bouger, elle soupira et reprit en langue universelle :
— «Slall », c’est « manger ». Allez manger ! Élias restera ici toute la matinée.
Élias travailla dans le jardin de la dame âgée, qui se nommait Bégawan. Toutes les demi-heures, elle lui proposait un bout de galette et un peu d’eau. Cela fit sourire le jeune qui n’avait pas l’impression d’être à ce point sous-alimenté. Il mangea avec joie et détermination. Il fallait tenir et rester en forme s’il voulait s’échapper.
Il était heureux de se trouver entre ces parterres plutôt que dans le potager collectif. Cette partie privée n’était pas si petite, elle s’étendait sur un demi-hectare. Bégawan n’avait semé que des plantes aromatiques ou médicinales. Ainsi, au-delà des traditionnels thym, sauge et compagnie, Élias repéra quelques grands arbres dont, entre autres, un camphrier et un muscadier. Ici, tout inspirait la tranquillité, la sagesse. Même l’ancêtre respirait la quiétude. Cela faisait longtemps qu’il ne s’était pas senti aussi bien.
Il était intrigué par l’organisation de ce jardin thérapeutique. Les plants n’étaient pas alignés mais plutôt dispersés. Élias repiqua quelques verveines, à l’endroit qu’elle lui indiquait. Malgré le désordre apparent, il captait qu’il devait y avoir un but à cet éparpillement, le premier étant manifestement la profusion et la floraison abondante de l’espèce. Cela titilla sa curiosité ; il se promit de revenir travailler chez elle pour comprendre le sens de cette disposition inhabituelle.
«Voilà un pan de leur vie que je n’apprendrai jamais ailleurs, se dit-il, je vais mettre le conseil de Lisu à exécution. »
Bégawan sourit en examinant son travail. Elle paraissait heureuse, vaguement excitée. Sans doute le pensait-elle trop citadin pour être capable de repiquer un plant ! Il en rit doucement, elle lui caressa la nuque en jouant avec ses pouces le long des cervicales. Exactement comme le faisait sa maman quand il était petit. Élias en fut ému.
— C’est impossible ! répliqua Élias après que Zoélui eut expliqué comment elle s’échapperait du village.
— Rien n’est impossible ! rétorqua Félix. Il suffit d’endormir la méfiance des adversaires.
— Tu ne connais même pas tes adversaires ! riposta Élias.
Cela faisait bien dix minutes que les grands essayaient de convaincre les plus jeunes de la bonne marche de leur plan d’évasion, Zoé quittant toute seule le bassin tandis que Félix jouait avec les enfants pour faire diversion. Manon était sceptique quant à la réussite ; Élias réfutait en bloc le projet.
— Je mets ma main au feu que Salween est déjà au courant. Il est trop fort, il entend tout, j’arrive presque à croire qu’il capte ce qu’on pense.
— T’exagères, Élias ! le tangua Zoé. Tu changes de camp ou t’es trop trouillard ?
— Je ne suis pas un trouillard et je ne change pas de camp ! répliqua Élias piqué au vif. Je n’ai pas envie d’avoir les fesses lacérées par la panthère. Allez-y, si vous ne me croyez pas ; on verra bien qui a raison et je préférerais que ce soit vous ! Mais ne venez pas vous plaindre si vous avez mal aux fesses !
En tout cas, intervint Manon calmement, je propose qu’on ne se dispute pas devant eux ; regardez cette saleté de Ptico qui se marre rien qu’à nous voir !
Élias avisa un petit groupe adossé à la hutte « réfectoire » dans laquelle ils allaient entrer. Ptico et d’autres les attendaient, la mine mauvaise. Élias interpella Félix en le haranguant comme s’il était toujours un peu fâché :
— Je te le jure, Félix ! Le vautour est vachement plus faible que l’aigle, c’est bien connu ! Donc, Ptico moins fort que Salween. CQFD !
Salween était à l’intérieur. Il entendit les deux ados, les yeux exorbités. Il élargit les lèvres en une grimace qui ressemblait à un contentement
.— Tu considères donc que Salween est un aigle ? prolongea, non sans malice, Félix.
— Jamais de la vie ! se reprit Élias qui avait remarqué le semblant de sourire. Juste que Ptico est un charognard ! Un aigle n’est jamais bouffon !
Salween continuait de dévisager Élias avec ce même air de satisfaction, sans faire attention à la seconde partie de l’échange. Cela déçut un peu Élias.
— Eh ben merde, alors ! murmura-t-il à Manon, en prenant son repas. Il est à la leçon quinze de son «zen pour les nuls » ; va falloir en rajouter une couche.
— Oh non, je t’en prie, répondit-elle en riant. Je préférerais passer le restant de l’après-midi avec toi !
— Pas en français ! leur lança Salween de loin.
Élias réagit en exécutant face à lui un garde-à-vous se terminant par un salut militaire, ce qui amusa Manon et exaspéra Salween.
Ptico était derrière eux. Il planta son ongle dans le dos de Manon juste entre les omoplates. Manon se raidit en une fois, grimaça de douleur en lâchant sa galette qui tomba à terre. Elle devint pâle comme une feuille. Salween intervint à la seconde près et renvoya l’homme à l’extérieur. Celui-ci partit en ricanant méchamment et, tout en pointant Manon, il cria quelques mots qu’ils ne comprirent pas.
La scène avait duré un quart de seconde ; personne n’avait capté exactement ce qui s’était passé. Le t-shirt de Manon rougit. Manifestement, une plaie récente s’était remise à saigner.
— Qu’est-ce que tu as dans le dos ? s’inquiéta immédiatement Élias.
— C’est pas grave, souffla Manon. Ça va aller.
Lisu arriva, s’enquit de l’état de Manon. Élias se tourna vers le peuple et hurla avec rage :
— Qu’est-ce que vous lui avez fait ?
— Stop, Élias, murmura Manon. C’est pas ces villageois, c’est Ptico. Laisse tomber, je t’en prie.
— Nous l’avons soignée, renchérit Salween. Tu vois qu’on ne vous veut pas de mal !
Élias lui lança un regard noir.
— Ta gueule, le bouffon ! grinça-t-il avant d’ajouter à Manon : explique-moi !
Lisu, un peu irritée, fixa aussi Salween puis revint sur les ados :
— Ça ira, Manon ? demanda-t-elle doucement.
L’intéressée répondit d’un hochement de tête. Rassurée, Lisu se tourna vers Élias :
— Ne t’inquiète pas, Élias, ce ne sont que des blessures superficielles.
— Qu’est-ce qu’il t’a fait ? insista Élias.
— Je préfère ne pas en parler, lui chuchota-t-elle en lançant un regard craintif vers Salween.
— Tu préfères ou tu ne peux pas ? persévéra Élias.
Au fur et à mesure du repas, Manon récupéra quelques couleurs et devisa avec les autres, oubliant l’incident. Lorsque les villageois quittèrent la hutte, Salween vint calmement vers les quatre invités. Il avisa Élias et il s’apprêtait à lui dicter quelques ordres quand celui-ci lui coupa la parole :
— J’ai une question de vocabulaire, déclara l’ado d’un air candide.
— Oui ? questionna Salween, heureux de constater qu’il s’intéressait enfin à la langue.
— Comment dit-on «fous-nous la paix, bouffon » ?
Exaspéré, Salween serra les mâchoires. Élias et Manon le fixaient, affichant un large sourire banane qui le crispa fortement.
— Bégawan t’attend dans son jardin, grinça-t-il.
— Pas en français, le réprimanda Manon, le doigt levé. J’irai avec lui.
Salween la fusilla des yeux quelques secondes, avant de décider :
— Non, pas toi !
— Et pourquoi pas ? demanda-t-elle, un peu provocante. Je croyais qu’on n’était pas en prison et qu’on pouvait faire tout ce qu’on voulait l’après-midi !
— En dialecte, Manon ! Tu dois parler en dialecte ! lui répondit Élias, hilare, dans cette langue. Sinon tu seras punie par le grand manitou ou Salween, son caporal !
Manon dévisagea son coéquipier, les yeux exorbités. Salween sourit et tourna les talons. Manon était clouée, muette.
— Comment se fait-il que tu arrives déjà à t’exprimer en dialecte ? souffla Félix. Ça ne fait que trois jours qu’on est ici. En anglais, au bout de deux ans, t’es pas foutu de prononcer la moindre phrase sans te planter.
En prenant conscience de ce tour de force, Élias pâlit à son tour :
— C’est sorti tout seul... émit-il, atone.
Il raconta la scène où, alors qu’il était à genoux, le nez dans la terre, le Kadga était venu déposer les mains sur sa tête. Il leur relata également ce que Salween lui avait murmuré en l’expulsant du réfectoire : « je t’attends depuis assez longtemps pour ne rien regretter ».
— Ils font des expériences sur moi... en conclut-il.
Ils restèrent avachis. Tout le monde avait quitté la hutte. Lisu balayait le sol et elle leur demanda gentiment de sortir pour qu’elle puisse terminer son travail.
— Soyez ouverts, tout sera tellement plus facile, leur conseilla-t-elle sur le pas de la porte.
Ils sortirent en traînant les pieds. À peine étaient-ils sortis que deux petits garçons se plantèrent devant Élias. Le plus grand des deux (il devait avoir sept ou huit ans) lui demanda :
— C’est vrai que tu tueras celui qui touche aux cheveux de Manon ? Parce que mon petit frère y a touché et il savait pas qu’il ne pouvait pas. Tu le tueras pas, hein ?
— Mais non, bien sûr ! Pour tout te dire, je serais incapable de tuer un ver ; alors tu penses que ton petit frère peut dormir tranquille !
— Il ne doit pas dormir. Pourquoi veux-tu qu’il dorme ?
— C’est une expression, c’est comme dire que je tuerai la personne qui fera du mal à Manon.
Le garçon le regarda perplexe. Manifestement, il ne comprenait pas vraiment ce qu’Élias disait. Élias sourit et lui dit :
— Oublie !
— Pourquoi ?
— C’est pas important.
— Si, c’est très important. Les cheveux de Manon sont très beaux et on aime bien mettre la main dedans ; mais on ne veut pas être morts.
Élias s’accroupit et demanda à Manon d’en faire autant. Il prit la main de l’enfant et la déposa dans les cheveux de sa copine. Manon se laissa faire avec une mine amusée ; elle baissa la tête pour que l’autre gamin puisse en faire autant.
— Tu vois, t’es loin d’être mort ! Tu peux le faire quand tu veux.
— Borhut a voulu lui couper les cheveux, continua le gamin, pour que tu te...
— Kahad, l’interrompit Lisu, viens avec moi apporter ceci aux chèvres !
Le gamin se tourna vers Lisu et prit le bol qu’elle lui présentait.
— Pour que je quoi ? reprit Élias, qui sentait bien que cette interruption était volontaire.
— Vite, répliqua Lisu, ignorant superbement les ados. Les chèvres ont très faim !
Médusé, Élias les regarda s’éloigner. Félix se tourna vers Élias et lui demanda de traduire. Durant l’explication, Manon pâlit en baissant la tête.
— C’est qui ce Borhut qui a voulu te couper les cheveux ? lui demanda Élias.
— p'titco.. murmura-t-elle.
— Cette fois, tu comprendras enfin qu’on doit quitter ce village le plus vite possible ! intervint Félix fermement.
— Je le sais depuis le début, mais c’est votre plan qui est foireux. On doit trouver une méthode pour communiquer avec nos parents sans qu’ils s’en rendent compte. Je te promets qu’ils nous surveillent tout le temps.
— Ils ne sont pas aussi terrifiants que ça ! On doit essayer.
Élias fit un geste las et il se dirigea vers le jardin de la vieille dame, les épaules basses. Manon lui emboîta le pas.
— Pas question de te laisser seul avec eux ! décréta-t-elle.
Élias lui sourit, résigné et désabusé.
— Pas question de te laisser seule face à Ptico ! répliqua-t-il malgré tout. Viens avec moi, mais je doute que tu franchisses la porte !
Manon ne put en effet accompagner Élias. Têtue, elle s’assit de l’autre côté de la haie, fixant le lieu dans lequel Élias devait travailler.
Bégawan donna à Élias un bol en pierre et un pilon. Elle lui montra une feuille, lui demanda d’en prendre la racine et de la réduire en une poudre grise.
Au bout d’une demi-heure à regarder son copain, Manon s’était endormie. Élias en avait souri en jetant un coup d’œil au-dessus de la haie. Il s’appliqua à moudre sa racine consciencieusement. Il s’interrogea sur les conséquences de l’évasion de Zoé, misa sur la panthère plutôt que sur Salween quant à sa réinsertion. Il se redressa, vit Salween à quelques mètres de lui.
«Eh merde, j’ai dû donner l’alerte sans le vouloir. »
— Tu les as dissuadés, n’est-ce pas ? lui demanda Salween calmement.
Élias se tut, mâchoires serrées, le menton bien enfoncé dans sa clavicule.
Ne t’inquiète pas, on le savait depuis ce matin !
Alors, tu sais si je les ai découragés ou non, bouffon ! se dit-il résolument silencieux, tout en gardant les yeux rivés sur le bol.
Salween piétinait devant lui. Était-ce parce qu’Élias se taisait ou au contraire parce qu’il captait pertinemment la réponse et qu’il ne voulait pas s’en vanter ? Élias attendit la question suivante pour vérifier, mais Bégawan arriva, interrompant son expérience.
Les deux se regardèrent intensément. Élias était persuadé qu’ils communiquaient en silence. Les sourcils qui se levaient ou les hochements de tête faisaient clairement de ce tête-à-tête un dialogue secret. Il les observa sans rien émettre, tentant désespérément de ne penser à rien. Salween sortit de mauvaise humeur et réveilla Manon. Il l’envoya chercher Zoé qui se cachait, un peu honteuse, derrière une hutte.
Pendant ce temps, l’ancêtre considéra la poudre d’Élias et l’enjoignit de cracher dessus et de mélanger le crachat avec les racines. Au bout d’un moment, il obtint une pâte grisâtre dont elle analysa le résultat, qu’elle approuva.
Les trois amis se pointèrent au bout de la route. Zoé était blême, une main sur les fesses, mais elle ne disait rien. Salween les attendait sur le chemin. Dès qu’ils furent à sa hauteur, il leur déclara :
— C’est Élias qui te soignera !
Puis il avisa Félix et lui demanda de le suivre.
À plat ventre sur la natte de Bégawan, Zoé attendait qu’Élias se décidât à couper son short. Il était rouge pivoine. Bégawan lui avait donné le couteau, qu’il avait immédiatement remis à Manon pour qu’elle s’exécutât à sa place. Bégawan reprit le couteau des mains de Manon pour le rendre à Élias. Celui-ci, immobile, l’instrument en main, les yeux rivés sur le vêtement, n’arrivait pas à effectuer le moindre mouvement.
— Qu’est-ce que t’attends ? dit Zoé. À la guerre comme à la guerre ! T’as déjà vu une paire de fesses quand même ! Coupe ce froc et qu’on en finisse, je crève de mal !
Élias s’exécuta enfin puis, sous les injonctions de la vieille dame, il étala la mixture qu’il avait préparée. Élias regarda la tête de Zoé, mi-figue mi-raisin.
— Tu peux aller acheter un autre short au Carredouf du coin ? émit-elle, avec un petit sourire.
Bégawan lui apporta un sarong comme ceux portés par la tribu. Il s’agissait d’une longue pièce de tissu drapé autour des hanches.
Zoé leva un sourcil et regarda les deux autres, qui affichaient tous les deux un large sourire.
— Ça ne me dérange pas de mettre ça, leur lança-t-elle. Mais n’imaginez pas un seul instant que je vais enlever mon t-shirt ! Attendez-moi dehors !
Les deux plus jeunes sortirent de la hutte en continuant à se bidonner et ils éclatèrent franchement de rire à la vue de Zoé en sarong. Ils se dirigèrent vers le centre du village, à la recherche de Félix. Ils le croisèrent avec un autre homme, un rondin de bois sur l’épaule. Ils déposèrent le rondin à un endroit précis délimité par quatre morceaux de bois.
L’homme qui avait aidé Félix se présenta. Il s’appelait Tarim. Il expliqua à Élias, en dialecte, ce qu’on attendait d’eux.
— J’ai une bonne et une mauvaise nouvelle, traduisit Élias aux autres ; je commence par laquelle ?
— La bonne, dit Félix en s’essuyant le front avec son t-shirt.
— La bonne, c’est qu’on va se construire une hutte et que ce Tarim nous y aidera. La mauvaise, c’est que c’est Félix et Zoé qui doivent porter l’ensemble des rondins vers ici. Punition du bouffon pour avoir tenté une sortie !
— Eh bien, cette fouine va comprendre que la solidarité n’a pas de prix, déclara Manon. Ils sont où ces rondins ?