16. Clan Destin - Les Lunes
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16. Clan Destin - Les Lunes
Première Lune.
« Pourquoi cette forêt est-elle devenue trop petite ?
Pourquoi toutes ces flammes ?
Pourquoi cette guerre ?
Pourquoi cette haine ? »
Le Mahani se posait ces questions par impuissance au milieu de son village en feu. À ses pieds, le corps de Chiba était sans vie. Chiba dont la fille, Santal, devait continuer la lignée des Mahanis. Santal, dont on avait choisi le nom pour ce bois aux arômes puissants, pour son huile réparatrice, pour sa teinture rouge. Santal, aux yeux d’un gris vert tirant vers le jaune, rappelant ceux d’une panthère. La petite avait été enlevée par une tribu voisine, sous les yeux de sa mère, il y avait quelques heures à peine. Elle venait de faire ses premiers pas ; elle serait vendue à des étrangers en mal d’enfants. Le clan n’aurait plus de Mahani.
Le peuple de la Forêt, ainsi qu’il se désignait, aurait besoin des sept Lunes pour se trouver un successeur. Le Mahani mit une main sur l’épaule de sa compagne et lui souffla :
— Viens, Bégawan. Il faut fuir notre jungle avant qu’il ne soit trop tard. Nous avons déjà trop attendu. Prépare la tribu, organise le départ. Nous ne tuerons pas nos frères.
Les flammes ravageaient les dernières huttes. Le clan anéanti abandonna le village en file indienne et se dirigea vers les pirogues. Le Mahani fermait la marche. Il lança un ultime regard vers le passé et vit, au milieu du feu, le tout petit chaton d’une panthère ; il tenait à peine sur ses pattes. Le Mahani retourna dans la fournaise et ramassa ce cadeau d’adieu de sa mère, la Forêt.
— Merci, souffla-t-il à cette protectrice, qu’il devait laisser agoniser sans lui.
Les pirogues furent mises à l’eau, la tribu embarquée. Mahani monta dans la première barque et déposa le bébé panthère sur les genoux de Bégawan. Il se maintint debout, donna l’ordre de partir.
Avait-il senti ce qui se préparait ?
Avait-il voulu rester auprès de sa mère Forêt ?
Ils ne comprendraient jamais pourquoi cette flèche-là s’était plantée dans son abdomen, alors qu’un mahani prévoit l’avenir immédiat. L’homme était blessé mais pas mort. Il devait conduire son peuple hors du danger avant de terminer sa vie sur terre.
Les pirogues longèrent tant bien que mal le Golfe du Bengale et Mahani choisit la vallée du Salween parce que le fleuve y est tumultueux et que rares sont les humains qui s’y aventurent. Bégawan était proche de l’accouchement. Le convoi avançait difficilement : les gorges sont abruptes et l’eau y dévale à la vitesse d’un cheval au galop. Ils remontaient le bord de ce cours sauvage, sachant que chaque faux pas les mènerait à une mort certaine. Ils approchaient du Tibet quand Mahani arrêta le cortège. Son peuple était désormais hors de danger. C’était la fin de sa vie sur terre. Ils construisirent un abri de fortune sur les monts du Gaoligong, sur les rives du Salween. Bégawan soigna son mari tandis qu’elle ressentit les premières contractions.
L’homme retira ses bracelets. Bégawan savait ce que cela signifiait : il se préparait à mourir. Elle rassembla le village afin que le Mahani suivant fût désigné. Bégawan entra dans le refuge pour mettre au monde son enfant. Mahani resta à moitié couché devant la porte. Une main ouverte, l’autre fermée, il attendit la délivrance de l’accouchement. Tout le clan patientait autour de lui ; ils étaient tous là, du plus jeune au plus vieux. Chacun s’était installé où il le pouvait dans cet endroit pentu, certains assis sur des branches, d’autres à même le sol. Tous regardaient dans la même direction : le Mahani. Un silence envahit la forêt. Non pas un silence pesant, plutôt un silence respectueux de la vie qui s’en va et de celle qui s’en vient. Pour le peuple, ce fut un signe : il se passerait quelque chose d’important.
Un premier cri déchira le silence. Il fut suivi d’un second et d’un troisième. Quand Bégawan sortit de la hutte, trois nourrissons dormaient dans ses bras. Le Mahani ouvrit la main qui était restée fermée et dévoila les quatre médaillons du bracelet gauche. Il en planta un dans la nuque de chaque nouveau-né. Quant au quatrième, il l’enracina entre les omoplates du chaton panthère. Il donna les bracelets à Bégawan et lui déclara :
" Voici la fin de ma vie sur terre. On nous a pris Santal, la fleur à teinture rouge, huile aux mille vertus. Bégawan, je regrette de ne pas pouvoir te nommer Mahani mais tu n’en as pas les compétences. Ainsi, nous allons avoir besoin des sept Lunes pour nous trouver un autre Mahani. Comme vous le savez, chaque Lune sera une étape vers notre lieu sacré. La première Lune vient de s’accomplir. C’est ma mort, le non-passage des bracelets et la naissance des triplés.
Le Mahani suivant n’est pas encore né. Toi, Bégawan, tu le feras naître parmi vous, dans le clan, sur notre territoire, insista-t-il. Tu seras sa mère. Nos trois enfants t’aideront à le reconnaître et à le former. Chacun lui insufflera la force détenue dans le médaillon qu'il détient. Quand il enfile ce bracelet, le Mahani reçoit l’ensemble de ces quatre pouvoirs. Attendez ici que les nouveau-nés soient plus solides puis mettez-vous en route, vers le soleil couchant. Désormais, vous deviendrez un peuple nomade.
Les trois dons vous permettront de traverser la terre. La panthère vous protégera. Notre clan ne sera de nouveau établi que quand il aura retrouvé une terre sacrée et un Mahani. Bégawan, tu seras le guide de cette longue transhumance ; tu trouveras l’endroit en gardant à ton poignet le bracelet des sept Lunes.
Une dernière chose, Bégawan : si tu arrives à la fin de ta vie sur terre et que le Mahani n’est pas encore né, tu choisiras un nouveau guide, tu le formeras à ta science et tu lui transmettras ton savoir pour qu’il puisse continuer votre quête. Celui-là ne sera pas spécialement né dans le clan ; il viendra à toi, tu le reconnaîtras parmi d’autres.
Quand le Mahani ferma les yeux, Bégawan enfila le bracelet aux sept Lunes. Six des médaillons étaient bleu foncé. Un seul était turquoise, désignant la première Lune accomplie. Les autres Lunes reprendraient leur couleur au fur et à mesure qu’elles se dérouleraient.
Deuxième Lune
— Mahani, pourquoi m’avoir donné cette mission impossible ? Tu exigeais qu’on parte une fois que les triplés tiendraient sur leurs jambes et qu’ils seraient sevrés… Regarde-nous : comment penses-tu que ces trois bambins m’aideront à traverser l’Himalaya ? s’inquiétait silencieusement Bégawan, la veille du départ.
Bégawan savait à peine ce qui l’attendait mais elle se doutait que la route serait périlleuse. D’autant plus que la panthère vivait sa vie de fauve et disparaissait de plus en plus longtemps dans la forêt. Pouvait-on lui en vouloir ? Elle avait reçu le même lait que ses nourrissons ; était-ce suffisant pour façonner d’elle une sœur ? Ici, au bord de la Salween, le peuple était en sécurité ; mais le serait-il quand il parcourrait les monts et les plaines glacées du Tibet ? Et où irait-il par après ?
— On suivra les cours d’eau, prédit le petit Salween du fond de son hamac.
— Pourquoi dis-tu cela ? lui demanda Bégawan.
— Tu te demandes comment nous nous déplacerons après le Tibet. Je te réponds, expliqua calmement l’
— Tu as entendu ce que je pense ?
— Oui, répliqua un autre triplé ; tu penses tellement fort qu’on n’arrive pas à dormir !
— Ne te tracasse pas, ajouta le troisième, nous aussi on t’aidera. Le danger n’est pas pour tout de suite ; tu peux compter sur nous et sur la panthère.
— Je crains qu’elle vive sa vie de fauve et nous abandonne.
— Non, réfuta Gaoligong, je lui ai parlé ; elle viendra dès qu’on aura quitté la forêt.
Ainsi donc la prophétie se réalisait. Bégawan fut rassurée. Les enfants avaient des talents particuliers, il fallait faire confiance au destin.
Les dons des triplés étaient très bien définis. L’un était en totale symbiose avec la terre : il sentait si elle était bonne, il était capable d’organiser un campement en suivant des veines chaudes et froides qui serviraient de barrières invisibles aux visiteurs éventuels. L’autre comprenait les êtres vivants ; il avait développé cette fameuse langue universelle qu’il apprenait à tout le monde ; il parlait aux animaux qu’ils rencontraient : ces bêtes veilleraient chaque fois aussi à la sécurité de la tribu. Le troisième détenait une profonde humanité, il voyait la face cachée de l’humain : cet enfant donnerait à chacun l’énergie nécessaire pour traverser les épreuves.
Tant que le peuple était camouflé dans la jungle, la panthère ne se montra pas. Dès le premier col, elle trotta à côté du convoi pour ne plus le quitter. Comme un chien de berger, elle rassemblait son troupeau et empêchait les petits de s’égarer ; elle était la force du clan.
Après la révélation de ces dons, la transhumance commença tranquillement. Bégawan remarqua alors qu’à son bracelet deux Lunes étaient turquoise. »
Troisième Lune
« Les voilà donc en migration. Ils marchaient généralement en file indienne, suivant les cours d’eau. Ainsi suivirent-ils, entre autres, le Tarim, l’Indus, l’Euphrate, le Nil, pour ne citer que les plus grands fleuves.
Au delta du Nil, le peuple n’était plus que l’ombre de lui-même. Il fallait trouver cette terre sacrée avant qu’il ne se déchirât. Tous étaient à cran. Des bagarres éclataient souvent. Seul le triplé qui détenait l’esprit et la sagesse réussissait à les calmer, mais pour combien de temps ?
Les triplés étaient devenus grands. Bégawan doutait à nouveau. Ils étaient devant la Méditerranée. Devait-elle embarquer tout le monde sur des rafiots au risque de se faire arraisonner par des gardes-côtes et d’être refoulés au-delà des frontières ? En mer, les pouvoirs de Salween et de Gaoligong étaient nuls. Le peuple serait très vulnérable ; même la panthère ne pouvait pas grand-chose pour lui. Les Égyptiens déconseillèrent fortement à Bégawan de s’embarquer. Le peuple longea la mer, la route continua…
Ils passèrent le détroit de Gibraltar.
Puis, un jour, le bracelet chauffa. Bégawan leva les yeux : très loin dans l’océan, se dessinait dans la brume le contour d’une île.
— C’est là ! annonça-t-elle. Il faut traverser ici.
Ils firent eux-mêmes des pirogues pour prendre la mer. Par une belle nuit sans lune, ils embarquèrent tous. Quand Bégawan posa un pied sur le sol, un troisième médaillon était devenu turquoise. »
Quatrième Lune
« L’île était toute en longueur, une pointe vers le continent, l’autre pôle vers l’océan. Tout le long des deux berges latérales, de hautes falaises battues par les vents et par les flots protégeaient un territoire vierge. Un village faisait face à l’Afrique. Une bergerie perdue dans le maquis, au bord opposé de l’île, face à l’océan, semblait abandonnée. C’était ce qu’il leur fallait : beaucoup de rochers, des collines, une rivière, la forêt.
Comme l’installation était définitive, chacun voulut choisir le lieu idéal. Pour les uns, c’était près du cours d’eau ; pour les autres, plus haut dans la montagne ; des disputes éclataient souvent. Bégawan en fut complètement démoralisée. Les triplés étaient pris à partie, ils ne parvenaient plus à unir le peuple. Toute cette marche pour obtenir cette discorde ! On manquait cruellement d’un mahani qui aurait pu gérer toutes ces petites querelles.
Hélas, ce mahani n’était pas près d’arriver : la seule femme enceinte avait perdu son bébé avant d’embarquer. Aucun des membres nés pendant le voyage n’avait la stature d’un mahani. Bégawan installa sa hutte à un endroit précis, décidé par Salween. Ce fut la première case à se dresser. Les autres voyageurs attendaient puisqu’il fallait qu’ils forment un village. La mère et les enfants se réunirent dans cette hutte. Ils réfléchirent à la situation, cherchèrent une solution.
Le troisième des triplés, celui qui détenait la sagesse, proposa un plan qu’ils mirent à exécution.
Le lendemain, sur la future place du village, Bégawan rassembla le clan qui lui faisait face. Tour à tour, les triplés expliquèrent leur solution :
— Désormais, nous allons créer un nouveau rôle : le Kadga, celui qui aide aux décisions. Le Kadga portera les bracelets durant tout le temps où nous attendrons le Mahani suivant. Le Kadga ne pourra rien faire sans l’avis d’un conseil de sages. Toute la tribu est appelée à faire partie du comité, qu’on soit homme, femme ou enfant. Tous auront le même pouvoir. Chaque séance sera réunie par un des triplés qui jaugera les opinions opposées afin d’en faire des parts équitables. Le groupe se rassemblera dans la hutte « réfectoire » qui sera édifiée ici, imposa le premier triplé, en frappant le sol du pied.
— Une fois que le conseil des sages aura rendu une directive, le Kadga s’ Il aidera le clan à s’y conformer. Il faudrait qu’un événement neuf intervienne pour que le même conseil statue sur une nouvelle résolution, continua le deuxième.
— Le Kadga sera tour à tour un des triplés mais, afin de ne pas être pris à partie, il ne pourra pas être identifié. Ainsi, le Kadga portera non seulement les bracelets mais également le vêtement donné par les touaregs lorsque nous avons traversé le désert. Quand il apparaîtra, vous ne pourrez en aucun cas le regarder. Les triplés vivront parmi vous mais ils dormiront à l’écart. Est-ce que tout le monde est d’accord ? termina le troisième.
Un doute subsistait pour quelques-uns des hommes du clan. Pourraient-ils ensemble jouer le rôle du Kadga sans qu’un des trois prenne le pouvoir unilatéralement ? Ils prêtèrent alors serment :
" Nous jurons, tous les trois, devant vous, que nous resterons fidèles à notre fratrie et que nous ne toucherons jamais à l’intégrité de nos frères. Dans le cas où nous dérogerions à cette promesse, celui d’entre nous qui rassemble le plus de compétences à prendre la direction de notre clan deviendra Mahani jusqu’à l’accomplissement de la septième Lune »
Ce fut avec soulagement que les villageois acceptèrent cet arrangement. Tous voulaient vivre en paix et s’en remettre aux décisions du conseil des sages.
C’est ainsi qu’est né le Kadga.
Le bracelet à ses poignets comptait désormais une quatrième Lune turquoise.