Le philosophe aux mille pattes
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Le philosophe aux mille pattes
Une histoire en deux temps
[Le foulard rouge]
Ok, à l'inspiration j'imagine le foulard revenir à mon nez, et à l'expiration je l'envoie de plus en plus loin vers le haut.
J'ai donc fait ça. J'ai vite vu mes peurs, je peux vous le dire. J'avais peur de passer "de l'autre côté" (de l'atmosphère), dans l'espace, le rien, le vide, quitter ma mère Terre et ne jamais revenir.
Mais ce n'est pas ce qui s'est passé.
Le foulard a pu atteindre les nuages et parfois je restais en apnée pour profiter de ces instants magiques. Quand je le ramenais à moi, je me disais : "cette fois c'est la bonne, je passe l'atmosphère". J'ai dû m'y reprendre à cinq ou six fois avant de me lancer. Finalement, ce n'est pas le foulard que j'ai envoyé, mais moi-même. J'ai simplement visualisé mon corps emmené par le foulard, et arrivés aux portes de la bulle qui entoure notre planète, j'ai passé la main, senti comme une tension se déliter, puis je suis revenue à mon nez. Puis la fois suivante, j'ai passé mon bras. Et enfin, le corps entier. Lorsque j'ai fait ça, j'étais en position du foetus, comme expulsée par un acte d'accouchement, et tout d'un coup la caméra a changé d'angle, plus large, plus panoramique, digne des plus grands films de science-fiction.
Je suis restée là en suspens, un peu ébahie.
Puis je suis redescendue.
Et je suis remontée.
Je suis restée à la limite de l'atmosphère, j'éprouvais les sensations sans gravité, tout en légéreté.
Et je suis redescendue d'un coup, prise par un doute: "Et si je ne revenais pas? Et jusqu'où puis-je aller comme ça?" Les infinies possibilités m'ont fait peur. J'ai demandé à être protégée et de la lumière m'a enveloppée instantanément. Il y avait là toute ma "famille", et même des anges et des animaux. C'était bon.
Je suis redescendue, légère et enracinée en même temps, car pendant tout ce temps je m'étais connectée en parrallèle à ma mère Terre. C'est ceci qui m'a permis de ne pas perdre pied.
[La racine pivotante]
Je me délecte de la noirceur dans laquelle j'ai plongé depuis deux jours. Noire comme la Terre, réconfortante dans son incertitude, aveugle dans ses blessures. Il y en a pour tout le monde dans les méandres racinaires de la pensée humaine. La mienne n'échappe pas à la règle. De goutte d'eau je suis devenue racine, et en m'enfonçant de plus en plus dans la Terre, j'y ai laissé mes peaux. Je me mue en organisme de plus en plus petit pour traverser le ventre de ma mère de plus en plus dense. Il faut bien ça pour mourir, il faut bien ça pour aller au fond des choses.
Sur ma route sombre, j'ai croisé un mille-pattes géant qui m'a prise sur son dos, qui m'a dit ne pas avoir beaucoup de compagnie -surtout humaine- par ici. Il était grand philosophe et vivait là, parcourant les entrailles de notre mère la Terre, se satisfaisant de sa vie de mille-pattes. Et moi je descendais encore et encore dans les entremêlements des minéraux, si denses, si durs. Je dûs me faire bactérie Esherichia Coli, celle qui récidive dans mon propre organisme chaque année, mais c'était encore trop grand. Alors je me fis cellule souche, puis enfin atome.
J'atteignis enfin le coeur de la Terre, énorme planète autour duquel tournent des satellites chargés qui, à cette échelle, font leurs révolutions de manière spectaculaire. Au fur et à mesure que je m'approchais encore, l'atome à l'apparence jusque-là lisse, a fait place à une surface de particules en mouvement pulsant de l'intérieur vers l'extérieur. ça m'a fait penser à mon père le Soleil. Je me suis dit que la boucle était bouclée et que dans le ventre de la Terre pulse un Soleil à l'échelle d'atomes. Je suis restée là, en suspension dans le vide, puis je suis remontée. La traversée a été plus facile, j'y ai retrouvé les traces de mon passage à l'aller. Le mille-pattes n'était plus là.
Arrivée aux quelques mètres avant la surface de la Terre, j'ai constaté que la racine que j'avais visualisée pour planter ma conscience au début de ce voyage, avait continué sa vie de racine, et commençait à en créer des nouvelles de part et d'autre, et à communiquer avec les insectes et champignons. J'ai décidé de la laisser là. En traversant le salon jusqu'à la chambre au premier étage, où j'étais allongée sous la couette, je suis repassée par mon chakra racine et j'ai diffusé ma conscience partout dans mon corps.
Puis je me suis réveillée.
Il m'a fallu un peu de temps pour en faire un récit qui tienne la route, car les souvenirs se mêlent aux sensations, indescriptibles souvent.
Une chose est sûre, c'est que maintenant je sais où me diriger quand j'ai envie de puiser des ressources, de l'inspiration, de l'émerveillement: en haut, ou en bas. Si ce n'est un sens, au moins j'ai une direction.