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Donald

Donald

Published Dec 16, 2022 Updated Dec 16, 2022 Travel
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Donald

Ce soir, Donald rêve. C’est une nuit idéale. La température de la chambre n’est pas trop élevée, sa femme a pensé à régler le thermostat avant d’aller se coucher. Les coussins, fourrés avec les plumes des poules du jardin, sont bien rebondis et il a senti à l’endormissement sa nuque s’y enfoncer doucement. Les draps ont été changés par sa belle-fille, elle les a lavés avec la lessive qu’il aime bien, celle qui le fait penser à l’Angleterre. Il porte une robe de chambre en coton et personne ne l’a obligé à porter ses bas de contentions ce soir. C’est la période du mois à laquelle la Lune l’influence le moins : il a toujours été sensible à ses périodes de révolutions. La maison est silencieuse, parce que ses petits-enfants sont absents et que le chien veille le bétail au pré. C’est aussi le moment de l’année auquel le vent est le moins capricieux et ne vient pas s’agiter entre les fenêtres et leurs volets. Ce soir, Donald a une idée. Consciemment, méthodiquement, il va chercher dans ses grandes vallées oniriques les moments de sa vie dont il n’a pas pu rêver récemment. Il a besoin de revoir ceux qui lui semblent les plus importants, il a besoin de respirer ces odeurs familières. Hier, il a eu une vision, il pense avoir trouvé la solution, le grand remède, dont il sait détenir quelque part le souvenir de la recette. Alors il se lance à corps perdu dans cette projection nocturne. Il sait qu’il pourra lui donner la forme qu’il veut et les issues qui l’arrangent. Ce soir, Donald reprend la main.

***

Dunedin est une ville gracieuse. Ses fondateurs se sont inspirés du nom d’une ville de leur pays natal pour inconsciemment s’en rapprocher. Traverser la moitié du monde vers un inconnu tient à ce mélange profondément humain de dépasser en permanence les limites qu’on lui fixe tout en craignant les conséquences d’une rupture avec un environnement connu. Ces colons anglais débarquent sur cette petite île d’Océanie après des mois de navigation dans l’océan du désarroi, pour trouver une terre qui soit plus clémente que celle qui les avait vus naître, à regret. Dunedin est gracieuse par son architecture et son esthétique profondément européenne : elle a été récréée quasiment à l’identique de sa jumelle anglo-saxonne. Mais la proximité avec l’océan et ses environs vallonnés trahissent son emplacement géographique : l’une des plus grandes villes de Nouvelle-Zélande n’est qu’une tentative de copie savamment dissimulée sur la côté ouest de l’île du Sud. Donald voit au loin la côte se rapprocher du navire sur lequel il a embarqué quelques semaines plus tôt. Dunedin n’est censé être qu’une escale, il veut simplement voir sa sœur avant de repartir pour le Canada. Il sait qu’il va y rester toute sa vie. Pas ce soir. Pas cette nuit. Cette nuit, Donald navigue.

En sortant de la ville, la route principale emmène les automobilistes le long de la côte. Les terres se jettent dans la mer à flanc de falaise quasiment abrupt. Pourtant, le long de cette route de campagne se sont installées nombre de fermes et d’agriculteurs, résolument isolée des bruits de la ville mais stratégiquement située pour ne pas en être trop éloignée. C’est à bonne distance de la ville, en haut d’une colline légèrement inclinée, qu’il a construit sa ferme avec Christine, son fils et sa belle-fille. Il ne veut pas les voir ce soir, les supporter de jour, cela lui suffit largement. Il passe le premier portail, au bas de la colline. Le gravier du chemin a été déversé sur le sol par les bénévoles qui viennent les aider chaque année. C’est du bon boulot. Cette année, il a eu du mal à les aider. D’habitude, c’est lui qui conduit le quad et la remorque recouverte de cailloux. D’habitude, il leur montre comment prendre avec la pelle un bon gros paquet de gravier et comment le jeter sur le sol. Faut pas y aller trop fort, leur rappelle-t-il, pour éviter qu’ils éclatent et s’éparpillent sur le bas-côté. Ce qui est important, c’est de bien tasser. Voilà, ça c’est un gravier bien tassé. Ils ont fait tout le chemin, ça représente bien une trentaine de mètres. En pente, en plus. Il aurait bien aimé les aider cette année. Arrivé au second portail, il salue son ânesse. Le reste du troupeau a jamais pu la supporter. Elle a le dos complètement bousillé, tout affaissé qu’il est et sa robe est pleine de poussière. Elle refuse qu’on la brosse, sale caractère. Faut bien soigner ses abcès et lui tailler les sabots, mais ça aussi elle rechigne. Il l’aime cette ânesse, elle l’accueille systématiquement avec un braiement sonore qui résonne dans la vallée. Mais bon, elle fera pas de vieux os. Il l’a installé dans le pré près des chèvres et du potager. Ce troupeau de chèvres, c’était un pari risqué. La laine d’alpacas, la laine de mouton, ça se vendait pas assez. Le lait de chèvre, ça c’est un bon investissement. Ils ont commencé par en prendre cinq, et puis un bélier. L’erreur de débutant. C’est intenable un bélier. Ils l’ont vendu et ils ont pris plus de chèvres. Aujourd’hui il y en a une quinzaine dans le pré à côté de l’ânesse. Le lait continue de bien se vendre, mais c’était quand même un pari risqué. Donald a toujours été bon commerçant.

***

Donald apprend à découper la viande de la boucherie de son oncle. A neuf ans, c’est son père qui lui a dit de donner un coup de main. Il voulait qu’il apprenne un métier, qu’il ait quelque chose de sûr. Autrement, c’était la misère. A l’époque, c’était la misère. Les routes en terre battue, les calèches qui sèment partout l’odeur du purin, les chevaux qui battent le pavé, quand il y en a, les gamins qui traversent la rue en galopant, les pauvres qui ont les dents qui tombent. L’Angleterre que Donald connaît c’est celle de la misère. Alors il apprend à découper la viande et il porte d’énormes carcasses sur son dos. Il se coupe, il tombe, il a mal au dos le soir quand il va se coucher, mais il apprend un métier, pour avoir quelque chose de sûr. Il continue l’école mais comme il sait qu’il va avoir quelque chose de sûr, il arrête rapidement. A onze ans, il porte du début du jour au soleil de midi des carcasses sur son dos. Il découpe un peu de viande mais comme il est jeune, les vieux préfèrent lui montrer comment porter les carcasses et les accrocher aux crochets du camion réfrigéré.

Il se voit faire ça pendant un moment, décrocher, porter, glisser, se rattraper, s’écrouler, se relever, soulever, porter, raccrocher, recommencer. Mais comme il connaît la suite de cette histoire il préfère passer directement à ce jour où il a signé le premier compromis de vente du restaurant de fish and chips. C’est plusieurs années après qu’il ait été boucher. Il a porté, découpé et vendu de la viande jusqu’à son premier mariage. Enfin, entre temps, il en a ciré des pompes. Ça rapporte bien d’ailleurs, mais faut être efficace. Une pompe ciré, c’est un sou de gagné. A faire le calcul, en admettant qu’il cire une dizaine de paires de pieds par heure, ça lui fait un sacré rendement. Faut se faire une clientèle, savoir où poser son matériel de cirage, pas se faire virer par les flics qu’aiment pas voir traîner les gamins de son âge. Il fait ça quand il a fini de porter les carcasses, pendant l’après-midi. Ça lui fait des revenus de presque pas pauvre.

C’est jongler entre les petits boulots et se créer la réputation de petit commerçant avec un sacré sens des affaires qui lui a donné matière à approfondir. Il a ciré des chaussures, lavé des voitures, porté de la viande froide, livré des bouteilles de lait, cuisiné de la bouffe infecte, dévidé des poissons, pêché des poissons, vendu des poissons, mis des petits sous de côté et quand il a pu, il a acheté son premier commerce. Donald a 22 ans et il est propriétaire d’un restaurant. Il mange à sa faim. C’est pas rester à l’école et se plonger dans des bouquins écrit avec des lettres trop petites pour gagner de la place à l’imprimerie qui lui aurait permis de faire ça. Faut bosser, c’est tout. C’est pas l’école qui l’a rendu intelligent, il l’était déjà avant. La volonté, c’est ça qui l’a sauvé. La gnaque. Se prendre des murs. Chialer un coup et recommencer le lendemain. Avoir quelque chose de sûr. Economiser. Apprendre un savoir-faire, c’est comme ça qu’on devient quelqu’un. Il en est fier. Il les voit, toutes ces réussites de petit commerçant. Son restaurant à 22 ans, et quelques mois plus tard sa petite épicerie de quartier. La boucherie de son oncle qu’il va racheter, celle du quartier d’à côté qu’il va racheter. Un pionnier. Un homme d’affaires. Un petit gars qu’aura bouffé de la poussière et respiré de la cire, qui se sera pété le dos et coupé les doigts, qu’aura senti l’huile de poisson et le gras de l’arrière-cuisine, jusqu’à avoir suffisamment d’argent pour manger à sa faim. Et puis à 24 ans, tout vendre, divorcer, partir. C’est dans ces ruptures qu’il va trouver la solution. A travers Donald transparaît l’histoire d’une vie brutale, sans concessions, d’un homme qui choisît la survie, adopta la misère et s’en fit le maître pour finalement lui tordre le cou.

***

Pendant la guerre, son frère et Donald chassent les lapins. C’était avant de manger à leur faim. Leur maison est excentrée de la ville, il faut marcher un bon moment pour rejoindre le bourg, ou alors à bicyclette. Ce qui est pas pratique, parce qu’à faire les courses à pied ou à bicyclette, tu ramènes pas grand-chose. De toute façon y’a pas grand-chose dans les rayons des magasins. Alors son père leur a expliqué comment chasser les lapins du champ d’à côté. Il y a plein de terriers alentours, ils ont appris qu’ils se multipliaient comme les p’tits pains du Christ et sous la terre, il y a sûrement tout un réseau bien chapoté de galeries où dorment les lapereaux et les lapines. Donald et son frère ne connaissent pas encore grand-chose de la vie, mais leur père a dit que les lapins, ils baisent, ils fourrent les lapines avec des bébés lapins, encore et encore et tous les trois mois ils recommencent parce que les lapines savent faire que ça et sont bonnes qu’à ça. C’est ce que Donald et son frère savent de la vie : les périodes de reproduction des lapins et comment les chasser pour le soir, manger presqu’à sa faim. Ce qu’ils savent d’autres, c’est qu’ils mangent pas beaucoup parce qu’ils sont pauvres mais aussi parce que c’est la guerre et tous les jours ils entendent les avions survoler la maison. Ils savent pas bien pourquoi c’est la guerre, ni ce que ça veut dire, mais ils se disent qu’au moins avec la guerre personne  les oblige à aller à l’école ou se lever le matin. Juste à faire attention aux avions quand ils sont dehors, sans qu’ils comprennent bien pourquoi faudrait faire attention à un engin qu’est bien petit et loin là-haut, dans le ciel. Alors ils sortent quand même.

Et ils entendent un bombardier les survoler. Comme d’habitude, ils font comme si de rien, leur mère a dit d’en ramener un ou deux pour le dîner. Donald regarde son frère, qui n’a pas l’air inquiet. Comme il a déjà vécu cette scène, il sait comment ça finit. Ce soir, il aimerait juste changer un peu le court de sa petite histoire. Ce n’est qu’un rêve. Ils entendent un sifflement assourdissant, Donald lève la tête vers le ciel et il voit se rapprocher d’eux un tout petit point noir. Le bombardier a lâché une ogive. Ça n’arrive jamais, les bombardiers ne lancent jamais rien loin des villes, jusqu’à maintenant ils n’avaient rien lancé loin des villes alors pourquoi aujourd’hui c’est à Donald et son frère qu’ils s’en prennent. Il ne voit plus rien autour de lui, et au-dessus de sa tête ce petit point noir qui lentement accélère sa course vers le champ où il chasse les lapins. Les adultes leur ont expliqué quoi faire si jamais ils se retrouvaient dans cette situation. Ne pas se séparer, surtout rester ensemble. S’abriter autant que faire se peut. Courir. Mais Donald garde le nez pointé vers le ciel parce que ce soir il rêve, et ce soir il ne veut pas voir le moment où il perd de vue son frère qui n’a pas attendu pour partir en courant. Il ne veut pas voir le moment où il se cache et entend au loin un bruit assourdissant. Il ne veut pas voir le souffle de l’impact, qui siffle dans ses oreilles et aveugle ses yeux de poussières. Il ne veut pas admettre qu’il a complètement perdu son frère et qu’il ne sait pas où il est. Parce qu’il sait où il est. Ce sont des choses qui arrivent. C’est la guerre. C’est juste qu’il est pas allé se cacher au bon endroit. A l’endroit où l’ogive est tombée. Donald veut juste voir ce moment tel qu’il aurait aimé le vivre. Voir leurs petites mains tâchées du sang du lapin, entendre le craquement de sa nuque quand ils l’achèvent, sentir l’odeur de sa fourrure, comme de la paille qu’a séché longtemps au soleil, goûter la sauce dans laquelle sa mère le fait cuire. Mais il ne peut pas s’empêcher de voir l’énorme objet à côté du petit corps.

C’est trop sombre, ce rêve est trop sombre, cette issue est trop proche du réel qu’il est en train de fuir. Il veut son grand remède. Son frère il était petit et c’était pas sa faute, ils étaient enfants qu’est ce qui aurait pu se passer autrement de toute façon. Si c’est passé c’est que c’est terminé, y’a pas de destin y’a pas de chemin tout tracé y’a juste des événements, qui arrivent, comme ça. Personne n’est destiné à mourir pas même lui, chacun s’accomplit bien avant de mourir le destin c’est rien qu’un éternel événement que personne ne peut vivre vraiment, étant toujours à sa recherche, cherchant toujours à l’accomplir. Y’a pas de destin, y’a que des instants, des panneaux qui indiquent des directions, des fous qui tracent des routes, des inconscients qui tassent des chemins de graviers. La mort, c’est rien qu’un imprévu. Celle de son frère elle était bien imprévue, il pouvait pas avoir de destin. Il pouvait pas être destiné à mourir. Personne ne l’est. Pas même lui.

***

Lui, il est bon pour dormir là ce soir, se dit Donald. Il a douze ans et c’est la fin de la guerre, il voit plein de Yankees dans les rues de la ville. Ils sont là depuis ce moment où ils sont allés aider ces lâches de Français à virer les Boches de la côte. Il sait pas trop quelle côte, en tout cas depuis des semaines ils pullulent. Donald a toujours de bonnes idées pour faire des affaires, et ces derniers temps il fait dans le négoce de chambres à coucher. Des bas, des collants, des uniformes, des parachutes, tout est bon pour faire commerce. Les Américains, contre une nuit à l’hôtel, ils vident leurs poches et se désapent. Comme s’ils avaient honte de l’uniforme. C’est juste que ça vaut son pesant d’or au marché noir. Et ça, Donald l’a bien compris. Il fait dans le commerce illégitime parce que ça rapporte encore plus. A son âge, il risque pas grand-chose.

***

A 35 ans, des risques il en a trop pris et il se retrouve en taule. Il est bon commerçant mais il jamais su se faire les bons amis. Enfin lui, c’est un vrai copain, le copain qui prend tout dans la tronche pour les autres. Eux sont restés en liberté. Il reconnaît qu’il a déconné. Son plan, il l’avait bien réfléchi. Il était pas supposé se retrouver tout seul comme un con, y’avait toute une équipe derrière. Faut dire, pas besoin de s’y mettre à dix pour voler une bagnole de bourge. C’est les années 70, ça l’a rendu plus audacieux, plus frivole. Il a plus peur de rien : à y regarder de plus près, à cet âge c’est un vrai gaillard. Les épaules larges, saillantes, il est rasé de près. Bien coiffé, la casquette enfoncé sur le crâne et la clope au bec. Il a l’air d’un vrai loubard. Il aime bien se donner ce style. La vérité c’est qu’il sait pas trop pourquoi il a fait ça. Il s’est fait choper bêtement, le proprio l’a vu de sa fenêtre, il avait plus qu’à appeler les flics et voilà qu’il se fait serrer comme un bleu. C’est la première fois que ça lui arrive, ils vont être sympas avec lui. Il voit le juge et son commis d’office à la barre défendre le pauvre gars qu’il est, l’honnête commerçant qu’a jamais fauté, qu’a jamais fraudé, qu’est bien intégré dans la communauté. Lui, c’est pas comme ces sales kiwis, les marrons, les gros pifs, les Maoris. Lui, c’est un blanc, qu’a bien travaillé, qu’a bossé dur, qu’a traversé les océans pour venir bosser ici, qu’a juste un peu déconné. Les kiwis, tout le monde le sait, c’est des branleurs, des voleurs, des gros, des noirs. C’est pas du racisme, c’est de l’observation. Font jamais que de se plaindre de toute façon. Bref, la justice lui dit qu’il s’en tire bien. Une semaine au trou. Qu’il réfléchisse un peu à rester honnête, c’est pas comme s’il manquait de travail ici.

***

Enfin, le travail qu’on lui propose en Nouvelle-Zélande c’est pas aussi marrant que le petit boulot de gentleman escort qu’il faisait quand il avait la vingtaine. Le soir, de temps en temps, ils rencontrent des femmes. Elles lui disent qu’il est bel homme. Il les croit. Il y croit. Et puis à vrai dire il le sait bien, quand il se regarde, il se plaît. Mais il les touche pas, à ce moment-là il a encore une bague au doigt. Il respecte. Elle sait pas ce qu’il fait de ces soirées-là, il lui dit qu’il a une boutique à fermer, une comptabilité à vérifier, un commercial à rencontrer. Ça tombe plutôt bien qu’il soit déjà propriétaire, ça lui fait une quantité d’alibi. C’est son cousin qui lui a dit d’aller voir le patron du bar où il voit souvent des jeunes hommes rencontrer des vieilles femmes. Alors il demande. C’est payé au pourboire, tout en liquide, le pourcentage est honnête et flatter son ego c’est une bonne motivation. Le boulot est simple. Y’a des femmes qui viennent, elles veulent pas passer la soirée seules. Elles viennent au bar, elles demandent le service. Le barman branche un des gars de dispo sur le moment, et il passe la soirée avec les clientes. Il fait ce qu’elles veulent, en fonction de ce qu’elles donnent. C’est pas qu’elles sont dans l’adultère, et puis en vrai Donald s’en fout. Il voit comme il les séduit, comment elles le regardent et comment ce serait si facile de les déshabiller. Il a pas besoin de faire grand-chose pour les séduire : c’est elles qui sont désespérés. Il a pas vraiment de respect pour elle, y’a pas vraiment de respect à avoir pour ces femmes-là. Elles respectent pas leur mari, elles respectent pas leurs engagements, elles voient d’autres hommes alors que la seule chose qu’il leur est demandé c’est d’être chez elle, bien gentiment. D’élever les gosses, proprement. De nourrir les autres, correctement. Mais elles transgressent et ça, il peut pas supporter. Quand Donald voit ce gamin d’une vingtaine d’années cracher en silence sur des quinquagénaires qu’ont sûrement bien morflées, ça le met hors de lui. Il avait pas encore compris. Personne lui avait jamais vraiment expliqué. Son père, il disait un peu que les femmes, elles ressemblaient aux lapines. Même si elles bossaient pendant la guerre, c’était jamais que du temporaire. Il a mis du temps à comprendre. Aujourd’hui encore, quand il dort pas, il sait qu’il leur en fait baver, aux femmes. Même s’il a jamais bien compris, il se dit qu’il a un peu appris à respecter. Ça aussi, ça le rassure. C’est pas un truc qu’il veut pas voir, comme d’autres choses qu’il veut pas voir ce soir. C’est pas qu’il est en désaccord avec le gamin qui emmène les vieilles au cinéma et qui les fait glousser autour d’un verre d’alcool bon marché avant de les raccompagner chez elle. C’est juste que ce soir, quand il est dans sa peau, quand il se voit faire, il se dit peut-être qu’il y a un truc qu’il a pas compris, sans vraiment trop savoir quoi. C’est comme le mariage. Qui, dans une vie, s’est déjà marié en croyant vraiment à la pire des escroqueries ?

***

Parce que lui, des femmes, il en a eu plusieurs. Il les a jamais aimés. Aucune des quatre. Il se le répète souvent. Il aime bien parler de l’amour avec les bénévoles qui s’occupent de la ferme, ça le fait marrer quand il essaie de leur expliquer que ça existe pas. Les jeunes, ils y croient. Lui, il est moins con. Il y a jamais cru, cet amour-là, celui qui rend fou ton esprit et fais manquer un battement à ton cœur quand tu vois l’autre. C’est de la supercherie. C’est du prétexte à dépenser de l’argent inutile, à faire des gosses et à surcharger la planète de bons à rien. L’amour, ça existe pas. Celui pour sa famille, il est utilitaire : t’es bien content qu’ils soient là, tes vieux, quand y’a besoin et que t’es jeune. Une fois que t’as grandi, à être honnête, t’es juste là pour le pilulier et l’héritage, t’attends qu’ils meurent. Celui pour sa femme, il est utilitaire. Faut bien la satisfaire, le sexe, l’affection, la présence, la sécurité, pour qu’elle reste, pour qu’elle rit à ses blagues, pour qu’elle fasse le nœud de sa cravate, pour qu’elle le soigne. Celui pour ses gosses, il est utilitaire. Faut bien qu’on lui torche le cul à lui aussi. Celui pour sa fratrie, c’est utilitaire. Pour emprunter des sous, pour vaincre l’ennui, pour construire des cabanes. L’amour, c’est fait pour créer des liens utiles. Et si c’est utile, c’est que c’est pas de l’amour. C’est autre chose. C’est de l’accumulation de choses. C’est une relation de commerçant à client. Y’a que les poètes pour vraiment perdre du temps à parler d’un truc qu’existe pas. Rien n’existe d’aussi futile que la poésie. Jamais personne a sincèrement vécu pour l’autre. Pour le plaisir de la présence de l’autre. Pour le serrer contre lui, pour l’entendre respirer quand il dort. C’est que de la chimie du cerveau. Un parent qui meurt pour sauver son enfant, c’est un résonnement instinctif, animal. Les hommes, c’est des animaux. Les femmes, c’est des animaux. Ses femmes, à lui, c’étaient des bêtes.

Avec la première il a compris le sens de l’amour. Ça lui a fait mal sans vraiment le faire souffrir. Ils étaient jeunes, c’était vraiment pas bien grave. Elle a bien tenu la route. Fallait voir comme il était pénible. Propriétaire, ça rend mauvais. Il faisait le chef, ça le faisait marrer. Et elle mouftait quasiment jamais. Il l’aurait pas tapé, il est pas comme ça, mais il gueulait. C’était lui le chef. Au début, il s’est dit que ce qu’il ressentait, c’était ce que les autres mous appellent de l’amour. Elle était vraiment jolie, elle parlait bien, elle s’habillait pas trop comme un sac par rapport aux autres filles du même quartier. Et surtout, quand il parlait, elle riait. Elle lui donnait de l’importance. Il se reposait sur elle et c’était trop agréable. Avec elle il a découvert le sexe aussi. Et là agréable c’était pas le mot. Y’avait pas de mots. Ça a bien duré quelques années, et puis elle a su pour son petit boulot d’escort, elle a appelé la clientèle les « fucking old whores ». Ça le faisait marrer mais il voyait qu’elle était un peu triste. Parce qu’ensemble il la sortait jamais. Les vieilles payaient mieux. C’est là qu’il s’est dit que s’il aimait il s’en serait voulu. Mais il lui a juste dit de se calmer, il lui a expliqué ce qu’il faisait. Et comme elle était bien élevée, bien éduquée à écouter les hommes parler, elle a fini par acquiescer. Il aimait bien quand elle l’écoutait parler. A y repenser, il l’a jamais vraiment trop écouté. Mais elle a jamais trop demandé non plus. Il aurait pas eu assez de temps. Quand il a tout vendu et qu’il a plus eu besoin d’elle, il a divorcé. Il voulait partir et il savait pas ce qu’elle voulait. A vrai dire ça l’intéressait plus vraiment trop. Il voulait voir autre chose et elle voulait créer quelque chose. Ça l’intéressait plus vraiment trop. Il l’avait pas épousé pour ça, il avait besoin de main d’œuvre et il pensait que c’était ça l’amour. Un soutien inconditionnel en échange d’un toit, de repas et un peu d’affection pour faire tenir le tout. Quand il la voit au moment de la quitter il a de la peine un peu. Qu’est-ce qu’elle a bien pu faire de sa vie. Est-ce qu’elle aussi reste coincée dans de vieux souvenirs rabâchés par sa petite mémoire de vieille dame, pour faire passer le temps qui désormais semble lui manquer ? Lui c’est ce qu’il fait parce qu’il a trop à penser, il aimerait pouvoir anticiper la suite, comme il a toujours tout anticipé, comme il anticipait les crises de nerfs de ce petit sexe en sortant les gros yeux et la voix caverneuse. Comme il était fort et elle bien élevée. Ce qu’il a du mal a anticipé, c’est la suite de cette histoire.

Avec la deuxième il s’est ennuyé. Il s’ennuyait déjà depuis quelques temps. Les premiers mois néo-zélandais ne ressemblaient pas à ce qu’il avait imaginé. D’abord hébergé par sa sœur, il s’était senti bien plus libre qu’il ne l’avait jamais été en Angleterre. C’est pourquoi il avait décidé de rester. Mais pas si évident du trouver un job. Puis quand il a trouvé du travail, c’était pas un travail bien payé, bien intéressant, bien ficelé. Même pas physique. Juste de quoi aider sa sœur avant de se trouver un coin où s’installer. Alors il a commencé à voir du pays, pour s’ennuyer un peu moins. Et puis voir des filles, pour fuir l’ennui quand il eut fini de voyager. Les néo-zélandaises, c’est comme les australiennes. Des filles d’anciens taulards. Des descendantes d’ouvriers. Gaillarde mais pas bien maline, mal fagotée mais bon, elle râle pas bien méchant. Quand y’en a une qu’il choisit d’épouser, c’est parce qu’elle insiste. Elle est plus toute jeune et faudrait pas qu’elle reste trop longtemps sans se marier. Il est là, plutôt beau mec et dégourdi, qui peut bosser et la laisser tranquille, faire à peu près comme elle veut. Ce mariage-là c’est pour qu’elle soit plus libre dans leur foyer que dans celui de ses parents. Il accepte. Ça fait longtemps qu’il a plus les illusions du premier. Un peu de sexe, des services rendus à droite à gauche, un compte commun, ils mettent ensemble un peu d’argent de côté. Mais y’a pas d’amour, pas d’intérêt. C’est histoire de dire. C’est son plus court. Il est pas sûr qu’elle en ait eu grand-chose à faire de se marier, c’était surtout pour qu’on lui lâche les basques. Finalement, elle préférait être divorcée et lui, célibataire.

Avec la troisième il a enfanté, parce qu’il s’était ennuyé avec la deuxième. Un fils, un néo-zélandais, born and bread. Mais c’est pas un kiwi. C’est un bosseur. Ça lui a pris du temps de s’habituer à être père. Il se souvenait du sien, qu’était pas tendre, qu’était dur, qu’était sévère. Alors il a suivi le modèle. Il pense pas l’avoir mal élevé. Aujourd’hui il est encore là. Il s’occupe de la ferme. Lui non plus il est pas tout seul, il est pas bête, c’est juste qu’il a mis du temps à se marier. Une française, une tahitienne. Elle aide aussi à la ferme. Donald a du mal à comprendre ce qu’elle fait là, dans le fin fond du fond de la campagne kiwi. Il sait pas si elle fait semblant d’être là par dévolu, et qu’à vrai dire ce qu’elle aime vraiment c’est le fric. Ça sonne, ça trébuche, ça résonne, ça existe. Elle est pragmatique. Elle a compris l’amour. Parce que du fric ça il en a. Quand il va crever, il sait à qui ça ira. Enfin, en attendant elle bosse. Sa troisième femme, elle a été bonne à faire le gosse. La tahitienne, elle bosse, elle fait les gosses. Quand ils sont là il sent comme son cœur se serre. Il est tout tendu. Ils courent, ils font que ça courir. Ils crient en courant et ça lui sert le cœur. Ils rient tellement et plus ils rient plus il est tendu et tous ses muscles vibrent au son des rires des petits, son visage est comme une crispation nerveuse. Ça le rend fou. Ces gosses-là, pour lui, quelle utilité ? Que de la chimie du cerveau.

Vient enfin celle qu’il a aujourd’hui, celle qu’a dix-sept ans de moins que lui, celle qu’il va laisser derrière lui. Celle qu’il a rencontré après les trois dernières et qui a la patience de le supporter jusqu’à ce qu’il la laisse tranquille pour de bon. Peut-être bien qu’elle est aussi intéressée que lui. Contrairement aux autres, qui l’aimaient, enfin qui croyaient l’aimer. Junkies. Des bêtes. Ça l’arrangeait bien qu’elle soit jeune. Il a pas eu d’enfants avec, en avoir un c’était déjà bien suffisant et puis il l’a rencontré un peu tard. Aujourd’hui qu’ils sont vieux tous les deux ça aurait fait trop de boulot, vu qu’elle s’occupe déjà de lui. Il a ouvert une entreprise de photographie avec elle. Ils ont pris des photos pendant vingt-quatre ans. Ça lui rappelait sa jeunesse en Angleterre au début. Quand ils prenaient des portraits à la sauvette et qu’il allait se payer des coups avec les petits sous qu’il récoltait. Il était vraiment bon commerçant.

De l’amour, de la famille, ce qu’il a compris, c’est rien que de la chimie du cerveau. Les autres se mentent, se laissent croire au désintéressement. Y’a jamais rien de plus intéressé que de fonder une famille. La différence c’est que lui il a jamais menti. Et ça c’est sa vie, une vie d’homme honnête, une vie d’homme qui peut pas regretter d’avoir été ce qui était le plus proche de l’intégrité. La seule chose, ce sont ses muscles tendus et son visage crispé et son cœur serré quand les enfants courent et crient et rient. Ça le rend fou de pas comprendre.

***

La nuit semble suivre son court et Donald sent le jour se rapprocher. Il a presque fait le tour. Un dernier avant l’éveil. Il a encore un dernier rêve. C’est le dernier, la fois de trop, où tout bascule. A vrai dire c’est lui qui a basculé. Il a toujours été sportif, il a toujours été robuste, fallait bien porter toute cette barbaque et rouler des mécaniques quand il se faisait emmerder par les kiwis. Il a arrêté les mécaniques un peu trop tard. Il a commencé par avoir un peu mal aux jambes. C’était pas méchant, des courbatures il avait, à la fin de la journée. Il dormait bien, et le lendemain ça allait mieux. Et puis parfois ça durait plus longtemps. Un matin, il a vu sur une de ses jambes une grosse veine bombée et qui lui faisait mal. Il a jamais aimé aller chez le médecin. C’est sa femme, la dernière, qui a insisté. Des varices. Mauvaise circulation. Fallait qu’il marche plus mais ça lui faisait mal de marcher. Il courrait des risques d’incident de sang qui deviendrait solide dans ses veines. Il a pas bien compris, alors il a pas vraiment fait attention à ce que lui disait la blouse. Un gosse en blouse. Il était pas du genre à prendre les conseils d’un marmot en blouse à peine sorti des bancs de l’école. De toute façon il était déjà plus tout jeune. Mais à y repenser il aurait pu écouter. Il aurait pu marcher un peu plus longtemps. Il a pas pu se promener plus longtemps.

***

Il aime ça, se promener. Il est grand leur terrain. Passée l’ânesse il arrive devant le deuxième portail. Avant d’ouvrir il rappelle le chien pour qu’il reste au pied et qu’il aille pas enquiquiner les chèvres. C’est son boulot mais là elles sont au pré, faut les laisser brouter. Il passe par le potager. Il a mis du temps à le monter le potager. La merde des ânes c’est l’engrais des salades. Il a creusé les rigoles, planté les carottes, tracé les chemins boueux, surélevé les plantations pour pas qu’elles s’imbibent d’eau et de merde. Il aime bien son potager. Grâce à lui ils sont presque autosuffisants. Grâce à la ferme ils sont presque autosuffisants. En sortant du potager il jette un œil au verger et au poulailler, à la grange où il tue le mouton chaque année, à l’étang qu’ils utilisent pour donner à boire aux animaux et tirer la chasse d’eau des chiottes de la maison. Et puis y’a les containers qui récupèrent l’eau de pluie, qui filtre et qui leur permet de boire, de se laver, de cuisiner et de laver les vêtements. Il aime bien aller en haut de la colline vérifier si l’éolienne fonctionne. Ça leur fait un stock d’électricité permanent, c’est bien fichu. Sa période préférée c’est la période du foin. Les bénévoles courent dans le champ devant le tracteur qui compacte le foin en bottes. C’est bon de voir courir les gosses. Qu’il est grand leur terrain. Assez grand pour perdre un mouton ou deux chaque année. L’autre jour y’a une bénévole qu’a trouvé un mouton en décomposition, il s’était perdu. Elle l’a pris en photo. Faut vraiment pas avoir l’habitude de la nature pour prendre des pourritures en photo. Cette gamine elle passe son temps à craquer ses doigts et poser des questions. Il lui dit d’arrêter et elle continue. C’est elle qui croit qu’à l’amour et à la poésie. Il aime bien cette gamine. Il lui raconte des histoires, ses histoires, celles dont il se souvient cette nuit, celles dont il sait qu’après y avoir pensé il sera en paix. Juste y penser, juste faire le tour, juste s’y retrouver un peu et se sentir vivre indéfiniment. Reprendre son souffle et retrouver son vieux corps qui pourrit lui aussi dans ce lit moelleux. Il a pas à regretter, la vie elle est ce qu’elle est. Elle est belle et il vit tant qu’il peut avec ce qu’il a.

***

Ce soir Donald rêve. Parce que ce n’est finalement que ce qu’il lui reste. Son corps s’arrête, doucement, au rythme de ses retrouvailles oniriques et du bonheur d’avoir saisi chacun de ces instants avec empathie. C’est de ses rêves que vient la mort. Son envol doux et précieux. Son extinction lente et libérée de toute pénibilité. Ce soir, Donald est mort en rêvant à la fin de sa vie.

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