chapitre 1/8 : La fleur
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chapitre 1/8 : La fleur
Le Vieux.
C’est ainsi qu’on l’appelait, alors nous l’appellerons ainsi. Mais vieux, il ne l’était pas vraiment. Usé, plutôt. Quarante-trois ans passés dans la fournaise des hauts fourneaux à mélanger sueur et minerai de fer, « la minette », comme on en parlait ici, en Lorraine.
Quarante-trois ans. D’ailleurs, on pouvait se demander si ce n’était pas plutôt le fer qui avait forgé le Vieux. Car dans son regard se voyait encore cet essaim de lumière qui prenait son envol à chaque fois que l’on plongeait le pain de magnésium dans le chaudron bouillant pour rendre la fonte moins cassante. On y découvrait aussi des torrents d’une lave captive s’élancer hors des hauts-fourneaux, dévaler les versants de ces Vésuves artificiels, avaler les espaces que leur offrait le bon vouloir des hommes, faire l’amour avec les formes et refroidir en en gardant le souvenir. La fonte comprenait trop tard qu’on lui volait ainsi sa noblesse et elle s’éteignait doucement, et c’était comme une agonie silencieuse, une froide trahison.
Mais, vous disait le Vieux, elle savait aussi se fâcher, et alors, ajoutait-il les yeux emplis d’une crainte mêlée de respect, le respect de cette formidable puissance, de cette débauche d’énergie, elle vous happait et ne vous rendait jamais…
Les mains calleuses du Vieux, qui s’étaient accrochées à vos épaules comme il parlait de la fonte en furie, vous relâchaient maintenant. Les gens disaient : « Le Vieux ? Parlez-y de la fonderie de son temps, vous verrez ! »
Trop vieux, on l’avait estimé trop vieux, alors il était parti, sa fierté l’empêchait de présenter les choses autrement, il vivait à présent une vie simple, une vie de
vieux.
La fonte l’avait usé, mais il ne lui en voulait pas.
La fonte l’avait usé mais il n’en avait pas conscience.
Se sentant lui aussi trahi par les hommes, il était devenu le compagnon d’infortune de celle qu’il avait si souvent déshonorée.
Le matin, quand il se levait, vers cinq heures, en même temps que les copains, ceux qui y étaient encore, il prenait un café et sortait « entretenir la forme » comme il disait. Et toujours ses pieds le trainaient vers l’immense bâtisse en brique. Il aurait bien pris son casse-croûte avec lui, comme avant, mais ses copains n’auraient pas compris et ils se seraient moqués.
Quelquefois, il s’arrêtait, quelque fois il passait, jamais plus il n’entrerait. Et il repartait, plein d’une amertume qui ne voulait pas dire son nom. Trop vieux ? C’est maintenant qu’ils devaient le regretter ! C’en était un vrai lui… Combien de fois avait-il espéré qu’un copain se présentât chez lui en disant : « Dis-donc le Vieux, on aurait besoin de toi là-haut, au fourneau ». Mais la porte de la maison, que la fonderie avait construite pour lui, avec ces mêmes petites briques, restait désespérément fermée sur son rêve.
Ce matin-là, en l’ouvrant, cette porte, il prit le vent dans la figure, un vent froid, sec, un vent de chez lui, un vent qu’il connaissait bien et qui annonçait le retour de l’hiver. La nuit tapissait encore le ciel de sa souveraine obscurité et sous une lune frigorifiée on voyait déjà quelques ombres se hâter vers une destination qui ne laissait aucun doute au Vieux. René, Auguste, Paulo, ces noires silhouettes qui se faufilaient dans les rues éteintes de la ville en pensant à la chaleur qui, bientôt, les ferait transpirer, ces noires silhouettes lui livraient toutes un prénom.
Machinalement il remonta le col de son veston, enfonça sa casquette sur ses deux oreilles et, ainsi prêt, il allait partir, lui aussi, se confondre un moment encore avec les autres, croire un moment encore qu’il n’était pas fini, quand il vit entre ses pieds une rose qui avait poussé là, entre deux dalles qui se voulaient une allée et qui partageaient son minuscule coin de vert en deux.
Le Vieux s’étonna, comment une chose aussi fragile avait-elle pu prendre racine et survivre dans une si petite anfractuosité ? Il n’y avait là que sable et désolation. Etonné aussi de ne jamais l’avoir remarquée, le Vieux s’approcha d’elle. C’était bien une rose, une rose des sables, et qui protégeait encore ce qu’elle avait de plus secret. Le Vieux se dit qu’aussi étrange que cela semblait, une fleur était une fleur et celle-ci ne résisterait pas longtemps au souffle glacial qui faisait frissonner les feuilles sur les arbres. Il voulut la prendre et la rentrer chez lui, mais il ne savait comment la cueillir. Lui qui toute sa vie avait bravé le fier métal, il se sentait désemparé à présent face à cette délicatesse.
Enfin, il se décida. Il cueillit la rose, le plus près possible du sol, et l’invita chez lui. Il dénicha un vieux vase recouvert d’une couche de poussière sédentaire qu’il essuya d’un revers de manche et, comme une enfant, l’y déposa.
« Fallait-il lui donner de l’eau ? C’est qu’une rose des sables, ça n’appréciait peut-être pas l’eau… »
Les gens qui le virent passer ce matin-là, comme les autres jours, et qui se répétèrent une fois encore « Pauvre vieux, il ne s’y fera jamais à sa retraite » ne purent distinguer dans la nuit la lueur de joie enfantine qui égayait son visage.
C’était comme si un copain avait frappé chez lui.