Ces avions qui ne reviennent pas
On Panodyssey, you can read up to 10 publications per month without being logged in. Enjoy9 articles to discover this month.
To gain unlimited access, log in or create an account by clicking below. It's free!
Log in
Ces avions qui ne reviennent pas
Quand elle rentre dans la librairie trouve André les coudes appuyés sur le comptoir. Dans les rayonnages elle repère “Falluja, ma campagne perdue” de Feurat Alani, et en lit la quatrième de couverture. Elle se dit que c’était parfait pour le
moment qu’elle vivait : un homme qui assiste impuissant à la fin d’un lieu qu’il aime, d’un monde qui a été le sien, et qui ne peut rien faire d’autre que le raconter, pour faire en sorte qu’il continue à exister. Elle se tourne vers André:
—Vous connaissez?
— Bien évidemment, dit André.
— Il est bien écrit?
— Ah, le livre ?! Je ne sais pas, je ne l’ai pas lu, je parlais de la bataille.
— Je suis certaine que si on sort d’ici et qu’on demande à cent personnes de nous parler de
Falluja comme d’une évidence, la moitié nous dirait qu’il s’agit d’une préparation mexicaine -
en la confondant avec Fajitas - et l’autre moitié chercherait la caméra cachée. Personne ne se
souvient de cette ville, ni du fait qu’une bataille décisive a eu lieu à cet endroit. Il faut être des
spécialistes pour la connaître.
—Vous aussi, vous la connaissez. Vous êtes une spécialiste de batailles décisives ?
— Non. Mais le Moyen-Orient a été la moitié de ma vie d’adulte.
—Et quelle est l’autre moitié?
—Le Sahel.
André soupire:
—Pas facile, deux vies de la sorte.
—Vous le dites. J’ai vu plus de mondes réels s’effondrer devant mes yeux que la plupart de
mes copains passionnés de science-fiction en ont jamais vu au cinéma. Et vous? Vous la connaissez comment, Falluja ?
— Je suis un bouquiniste, j’aime lire.
— Mais vous n’avez pas lu ce livre-là.
— Non.
— Lequel avez-vous lu, alors?
— Un livre de stratégie militaire.
— Insolite.
— Je suis un homme curieux.
— Soit. Si vous aimez le genre, je peux vous faire part d’une réflexion?
— Oui, bien entendu.
— Depuis trente ans, les attaques aériennes sont conduites au préalable, lors des campagnes militaires, tandis qu'auparavant bombarder des villes - notamment des capitales historiques - était une extrema ratio. Le résultat des frappes aériennes est escompté et très rapide, les régimes en place perdent la guerre – aucune contre-aérienne au Moyen-Orient ne peut tenir tête aux escadrons d’une armée de l’air occidentale. L’asymétrie est trop élevée. Puis, quand il s’agit de descendre pour établir l’emprise sur le terrain, cette asymétrie écrasante s’inverse. Les populations ont cumulé un tel sentiment d’impuissance, d’injustice, de rancune face à ces attaques contre lesquelles aucune riposte n’a été possible, qu’elles mobilisent une immense quantité d’énergie. La rage est si absolue, si répandue que, même sous-équipés, les locaux finissent par mettre à mal les plus grandes armées d’Occident. Il y a un potentiel qui n’est pas calculé comme potentiel d’attaque, mais qui finit par être la vraie aiguille de la balance des conflits, de nos jours: c’est la puissance de la colère. Avec les attaques aériennes, on protège la vie des militaires qu’on engage, mais les batailles engagées sont tellement faussées par ce type de procédure de conquête, qu’on finit par obtenir des fausses victoires. Dans une guerre bien menée, c’est au sein des armées qui s’affrontent qu’on a la plus grande partie des pertes. Si la plupart des pertes se trouve chez les civils, les États-Majors qui ont élaboré la stratégie sont défaillants.
— Très bien vu. Et ça fait très spécialiste, mais non pas de manuscrits du moyen âge.
— Je suis une spécialiste de la réflexion.
— Soit, mais ce type de réflexion est très insolite.
— Je suis une femme curieuse.
— Je vois.
— Vous savez, Bagdad était pour le monde arabe ce que Paris est pour l’Occident. Une immense blessure dont peu de monde a conscience en Europe; mais la fin de Bagdad a été le début de la fin du monde pacifié qu’on avait obtenu après la Deuxième Guerre
Mondiale. Les pays du Moyen Orient ne cessent de s'éloigner de nous, malgré tous les efforts.
— Oui, et pourtant l'Occident en a fait des efforts, les procédures de combat ont changé. On ne fait plus les mêmes erreurs qu'en l'Irak. Pourtant la situation ne s'est pas tellement améliorée.
— Pendant la deuxième guerre mondiale, les ingénieur de la RAF travaillaient à l'amélioration des prestations de leurs avions. Quand ils revenaient endommagés à la base, ils étudiaient les points dans lesquels ils étaient le plus souvent frappés et ils essayent
d'en améliorer la résistance. Malgré cela, aucune avancée spectaculaire avait été faite.
Puis un jour les ingénieurs on inversé la perspective. Les avions endommagé qu'ils
étudiaient étaient des avions qui étaient quand même revenus à la base, il fallait donc
renforcer les endroits pas endommagés des les avions frappés mais revenus qunad meme à la base
retour, car c'était probablement à cet endroit là qu'avaient été frappés les avions qui ne
faisaient pas retour du combat. A partir de cela les résultats furent bien plus que concluant. La perte d'avions baissa sensiblement
— Très intéressant, je ne connaissais pas cette histoire. Merci , vous m'avez appris quelques chose ! André pense que depuis quinze ans plus personne ne lui apportait quelques chose de nouveau quant à son métier. Pour incongure qu'il lui apparaissait ce discours prononcé par une femme venant de tout autre horizon, il lui semble presque logique que ce soit Anastasia à le tenir. Il la regarde attentivement, en attendant la suite de la reflexion, qui ne tarde pas. Anastasia reprends:
— Vous savez, j'ai vécu ou travaillé dans beaucoup des pays qui ont fait objet d'interventions militaires occidentales, les occidentaux ne gagnent pas les guerres là bas, ils gagnent autant de batailles qu'il faut pour arriver à un cesser le feu ou à la reddition. Mais le but d'une guerre est politique, non pas militaire. Si le but politique n'est pas atteint la guerre est perdue, même si le pays est conquis. Des autocrates ont été renversés, mais les pays se sont éloignés du modèle occidentale, de la démocratie; se sont révoltés contre leurs libérateurs au point de les haïr, une fracture s'est crée et elle n'a fait que s'accroître. L'espace de la Méditerranée est en train de se reottomaniser; ils se sont recentrés sur eux mêmes. L'Occident a perdu toutes les guerres qu'il croit avoir gagné. Et il n'arrive même pas à s'en apercevoir. Vous savez où ont été frappés tous ces pays, tous ces avions qui ne reviennent jamais ?
— Non, et vous... ?
— Dans leur dignité. Les pays sont faits d'êtres humains non pas de territoires, un être humain a qui on a ôté sa dignité ne revient jamais auprès des gens responsables de cela. De nombreux pays d’Europe ont été détruits pendant les différentes guerres, mais jamais humiliés à ce point. Ce qu’ils n’ont pas toléré c’est la légèreté avec laquelle cette destruction a été effectuée. Comme si leur histoire n'avait jamais existé, comme s'elle avait été une quantité négligeable, quand leur Histoire fut un des plus hauts moments de l'Histoire humaine. Ils ne reviendront jamais vers les responsables de tout cela. Jamais.
André sent les yeux se remplir de larmes. Il ne voulait pas qu’elle le voie. Il lui tourne le dos en faisant semblant de ranger quelque chose.
— Vous êtes bien plus qu’une femme curieuse, pour mener si loin une réflexion sur ce type de sujet.
— Pour pouvoir comprendre qu’on ne cesse pas une réflexion tant qu’on n’a pas saisi le cœur de la question, il faut avoir éprouvé le sentiment d’avoir perdu une chose aimée au point de penser qu’on ne peut pas survivre à la perte.
André se retourna brusquement, il la regarda dans les yeux; il se foutait, désormais, qu’ils
soient plein de larmes: « Tant mieux: qu’elle voie où j’en suis! » songea-t-il même.
— Et si je vous disais que je vous comprends parfaitement, vous me diriez quoi ?
— Que c’est la première fois que vous me parlez pour de vrai.
Texte tiré de texte inédit Paris- 2021
Photo du net "Plan de Baghdad au Moyen Age"
Cedric Simon 1 month ago
Une délicieuse découverte malgré le sujet et sa vérité évidente