Ma parole
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Ma parole
J'étais une bucheuse. Ma jeunesse a trouvé sa place parmi les livres, la réfléxion et la création. Je savais rendre la copie "tant attendue", au lycée et à l'université de Madrid, par mes professeurs historiens, sociologues et linguistes en chaire. En espagnol ou en français, mes deux langues premières.
Les oraux, c'était différent. Je retrouvais les idées mais les associations que l'écrit projetait et déversait me manquaient. L'autre me troublait. Au mieux je lui renvoyais ce qu'il savait. Au pire je n'étais pas entendue faute d'envie de m'entendre avec eux. L'épaisseur d'un feuillet suffisait à les distancier et les servir plus que bien.
L'entreprise m'accueillit dans les équipes commerciales mercenaires et triomphantes des années 90. Encore une fois je préférai bâtir des arguments sur papier. Y ajouter des images cela c'était super ! D'abord machine à écrire, l'ordinateur devenait vite un photocopieur. Puis, des ventes au marketing, du marketing à la communication je me trouvai à élaborer des choses à dire, sans aucun objectif matériel. Transmettre et permettre la pensée de ce qui est : l'entreprise, sa gouvernance, ses équipes, leur ambition, le projet, le succès.
De bonne presse
J'ai même eu ma carte de presse. J'enquêtais au dedans et au dehors et je bâtissais des récits, plus souvent des dialogues avec des collaborateurs, des clients, des partenaires. C'est alors que j'ai voyagé de par le monde, que j'ai aussi appris l'anglais et que les blasts, pour la portée, et que les flashes de com ont prospéré. Mais aussi je me devais de transmettre qui j'étais et ce que nous faisions par moi seule incarné. J'étais en Direction Générale. Je devenais orateur.
C'était à l'aube des années 2000. Les assemblées et les séminaires étaient plus fréquents que les calls et les visio confs, perçus comme des points d'étape, jamais comme des faits marquants. Le discours était complétement préparé en amont. Des slides scandaient son avancement. Et ce jour là, comme pour les femmes de chambre décrites par Laurence Aubenas dans Ouistreham, comme pour les ouvriers à la chaîne depuis un siècle déjà, mes bras tremblaient. Le micro lourd comme un sceptre doré devenu plomb peinait à se maintenir appuyé sur mon menton comme je le souhaitais.
Ma voix s'est éteinte. Ma vue s'est troublée. Et je ne voyais plus que mes équipes rapprochées présentes à ce grand événement, du premier échelon hiérarchique jusqu'au dernier. Je leur ai demandé de se lever. Le cercle des poètes disparus méritait davantage d'attention que le camembert de productivité. Je les ai nommés un par un avec la mention de leur rôle et de leur personnalité dédiée à ce rôle et à l'écoute et à la valorisation de nous tous.
Sur la voie
Le CEO m'a félicitée au dîner de gala qui a suivi. J'étais épuisée mais heureuse. J'avais dit ce que je n'avais jamais dit, que j'étais entourée, que nous étions soutenus, qu'ils étaient engagés.
L'activité a été ensuite pilotée depuis les U.S. en vue d'une vente à un conglomérat industriel. Ce fut ma dernière prise de parole. En quelques mois je partai. Ceux qui travaillaient à la communication n'étaient plus que des financiers.
- Que souhaitez-vous comme package de départ ? - Ce fut la demande de la DRH en chef. - Le CEO Europe est prêt à tout vous accorder.
- Juste de quoi accompagner.
Je suis devenue coach de communication en freelance mais mes clients me racontaient leur vie, leur personnalité, leurs envies. Pour l'une j'étais la soeur morte tout récemment dans un accident de montagne. Pour l'autre j'étais la grand-mère slave de son enfance. Pour lui j'étais son frère aîné perdu de vue. Une page blanche. Un slide interrompu. En psychologie ce phénomène est naturel, il soutient le travail sur soi, il est nommé le transfert.
Transfert ininterrompu
J'ai effacé la cosmétique de ma peau et de mon site web. J'ai commencé un blog, une psychodyssey qui se poursuit jusqu'ici. Et j'anime des séances de libre parole d'eux à moi et de moi vers eux aussi. Je conférencie et j'enseigne dans le supérieur, pour adultes et pour jeunes bacheliers. J'enseigne cette parole qui ne se prend pas qui vous prend comme elle se vit. Et c'est la seule condition d'être entendu. De s'entendre enfin. Et en continu.
En sus de ces occasions de transfert de connaissances et d'affects je crée un petit groupe 2022 dans cet esprit de parole et de véritable communication du nom de T A L K < < <
A bon entendeur...
Eva Matesanz est psycho-socio-économiste. Son adresse web personnelle EVER MIND.