Les Humanités au service de l'entreprise.
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Les Humanités au service de l'entreprise.
Dans Le manager au quotidien, en 1973, Henry Mintzberg analysait à la manière de F. Taylor, chronomètre en main, la journée du manager. Scrutant son agenda, le suivant pas à pas qu’il soit directeur d’hôpital ou responsable de production, il aboutissait au constat que les cadres suivaient systématiquement le même schéma : toujours dans l’action, enchaînant les décisions rapides, ils ne se fiaient qu’aux remarques orales de leurs collaborateurs, sans aucun rapport à l’écrit, à la lecture, sans possibilité de prise de recul pour analyser à long terme les implications de leurs choix.
Un demi-siècle plus tard, peu de choses ont changé : la technique est venue au secours des décideurs : aux macros et aux tableurs excel permettant d’optimiser les coûts et de prévoir les ventes sont venus s’ajouter des algorithmes surpuissants pour les aider à trancher, à canaliser les options possibles en quantifiant leurs tenants et aboutissants, notamment financiers.
Photo by camilo jimenez on Unsplash
Les plateformes couronnent le tout, mettant en relation des « foules » d’internautes et des prestataires de services qui, ainsi, atteignent le graal poursuivi par chaque entrepreneur : individualiser le désir du consommateur dans la masse, en utilisant les données personnelles que celui-ci consent à mettre gratuitement à sa disposition. Telle est la révolution numérique des entreprises.
Jusqu’à présent, ces outils ont surtout servi à renforcer le culte de l’évaluation permanente, la tyrannie des métriques (outils de performance chiffrées), dénoncée par l’universitaire Jerry Muller dans un essai pénétrant. Une fracture s’est installée entre les cadres opérationnels, ceux du back et du front office, et les cadres « planneurs », comme les appelle joliment M. A. Dujarier dans Le management désincarné (2016), pour désigner ceux qui planifient sans cesse et sont accusés de planer à cent lieues des réalités…
Ils n’ont pas apporté de réponse satisfaisante à la perte de sens au travail, constatée par les employeurs comme par les spécialistes de l’entreprise ; comme le rappelle Pierre-Yves Gomez dans L’intelligence du travail (2016), en dehors des cadres supérieurs, très peu de salariés tirent satisfaction aujourd’hui de leur emploi. Ils se réalisent plus volontiers dans le travail hors emploi, non rémunéré, qu’il soit domestique ou associatif, dans les loisirs et le développement personnel, l’éducation de leurs enfants, etc.
Photo by Ankush Minda on Unsplash
Cette crise de sens a des effets économiques indéniables quoiqu’encore mal quantifiés. La productivité globale des facteurs (PGF, pour les initiés) augmente de moins en moins vite depuis quarante ans, et laisse planer le spectre d’une stagnation séculaire de la croissance, popularisée par les économistes Larry Summers et surtout Robert Gordon, lequel identifie six « vents contraires » menaçant la création de richesse (2012). Une mauvaise nouvelle pour l’emploi et le progrès social.
Pour qu’elle redécolle, il ne suffit pas de miser, comme les techno-optimistes, sur des innovations révolutionnaires, nouvelles idoles païennes et techniciennes d’un monde désenchanté. Jusqu’à présent, cet espoir fou a surtout fait naître des bulles spéculatives (dans les nanosciences et les biotechnologies par exemple) et le risque de nouvelles crises systémiques. Il faut avant tout miser sur les innovations organisationnelles, et donc sur un management rénové, moins infantilisant, favorisant la cohésion et la coopération plutôt que la compétition et la compression des coûts, notamment salariaux. Un management repensé dans le sens d’un accompagnement de ses collaborateurs, d’une détection et d’une valorisation de leur potentiel, d’un coaching permanent pour les fidéliser et les attacher à un projet, les insérer dans une aventure commune et un imaginaire collectif. De plus en plus de jeunes diplômés se disent d’ailleurs prêts à renoncer à un salaire confortable pour un emploi plus stimulant intellectuellement et porteur de sens. Ces « millenials » rompent ainsi le schéma des générations X et Y, préférant souvent jouer la carte de la sécurité et de la progression salariale linéaire.
Redonner à l’intelligence humaine sa place et au travail une signification sociale sera vraisemblablement le défi majeur pour l’entreprise dans les vingt années à venir : l’entrée dans le « second âge des machines » (A. McAfee et E. Brynjolffson) attise la crainte de destruction d’un grand nombre d’emplois d’ici à 2030 (9% selon l’OCDE, 40% selon le cabinet Roland Berger) ; en réalité, ces innovations digitales vont surtout recomposer les emplois existants. Il faut apprendre à faire coopérer l’homme et la machine, leurs domaines de compétences restant pour l’instant distincts. Même si le deep learning des robots intelligents a beaucoup progressé ces dix dernières années, permettant à Deep Blue de battre aux échecs G. Kasparov ou à Alpha Go de venir à bout du champion du monde de la discipline, leur intelligence reste pour l’instant … artificielle. Les ordinateurs restent incapables de conceptualiser et de ressentir : seuls les êtres humains peuvent ajouter de la valeur par leur intelligence émotionnelle et leur créativité. Il faut donc les cultiver chez les futurs dirigeants. Se contenter de produire en série des experts avec un savoir infini sur une spécialité, mais parcellaire, serait une stratégie suicidaire, à rebours de l’histoire.
L’heure devrait être aux excellents généralistes, capables de donner une profondeur historique et une réflexion éthique à leur action : l’histoire, la philosophie, la sociologie, l’économie politique ou même l’histoire de l’art devraient dans leur formation (initiale et continue) avoir au moins autant de valeur que la comptabilité et le marketing. Les Anglo-Saxons ne s’y trompent pas, qui n’hésitent pas en entreprise à confier des responsabilités à des managers ayant une formation d’histoire de l’art ! S’il ne fallait donner qu’une preuve de cette nécessaire alchimie, nous rappellerions les mots de Steve Jobs dans son discours aux étudiants de Harvard en 2005, leur expliquant que ses cours de paléographie à l’université lui avaient inspiré les polices stylisées utilisées pour distinguer Apple de la concurrence vingt ans plus tôt.
Photo by Boxed Water Is Better on Unsplash
Les consommateurs exercent de plus en plus leur responsabilité environnementale et sociale parce qu’ils désirent accorder leur action à des valeurs. La philosophie peut les y aider. Ils veulent attacher leur action à un territoire, enraciner l’action de leur entreprise dans un écosystème conciliant douceur de vivre (pour eux et leur famille) et opportunités professionnelles. La géographie peut les y aider. Ils veulent que leur entreprise ait un ADN, une identité claire à laquelle se rattacher, pour pouvoir s’inscrire dans une généalogie professionnelle, une culture d’entreprise héritée de ses fondateurs. L’histoire peut les y aider. Toutes ces compétences « académiques » acquises dans les sciences humaines (la formulation d’un problème, l’utilisation de la données et de cartes, le traitement de témoignages et d’archives) permettent de renforcer le capital humain de ces futurs professionnels, tout autant que les études de cas préparant les impétrants au benchmarking et à veille stratégique. Ces disciplines forment en outre à des compétences « douces » : curiosité, empathie, sens de la coopération, capacité à communiquer, à gérer son temps, son stress, à entreprendre des stratégies nouvelles pour contourner les obstacles qui se posent à eux dans leurs apprentissages et leurs recherches… Mieux que tout autre étudiant, le jeune qui a fait ses « humanités » sait répondre à l’injonction qui sature la sphère de l’entreprise, et la société : expliquer ; déplier pour donner du sens.
Les entreprises devraient faire les yeux de Chimène à ces étudiants atypiques, agiles ; on peut apprendre en e-learning ou à l’aide de tutoriels à manipuler un logiciel de comptabilité, de gestion de stocks, à constituer une base de données en ressources humaines, à créer un site internet pour lancer sa start up. Les entreprises et leurs universités savent former leurs collaborateurs, rapidement et efficacement, aux techniques de vente et à la communication digitale. La culture générale, l’aisance rédactionnelle, la profondeur problématique, elles, ne s’acquièrent pas sur un cloud en 12 heures de formation…
Arnaud PAUTET
Professeur en classes préparatoires commerciales .
Conférencier et consultant.