Une rencontre pour tout changer
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Une rencontre pour tout changer
Concours de nouvelles de la Bibliothèque de Sourcieu en Jarrest. Thème : les femmes.
Noémie referma le premier volet de la saga La bicyclette bleue. « Avec quelle joie il viola sa victime consentante ». Cette phrase, ôtée de son contexte, aurait certainement fait hérisser les poils de la Léa Delmas 2.0, surtout depuis la généralisation du mouvement #metoo en 2017. Mais Noémie ne s’en offusquait pas. Elle avait adoré l’histoire : la fraîcheur et l’insouciance de l’héroïne, la description pointue de la débâcle, même le petit côté fleur bleue ne lui avait pas déplu.
L’alarme de son téléphone la délogea sans ménagement de ses pensées. Retour à la réalité. Elle n’était plus dans les bras virils et puissants de François Tavernier. Mais elle devait plutôt ranger son matériel de ménage dans la voiture, vérifier si la liste des tâches avait bien été respectée, puis décamper pour se rendre chez ses prochains clients.
Depuis quelques temps, elle travaillait dans un ensemble résidentiel fermé. « Un ghetto pour riches » comme lui avait dit son ami Kevin. C’est ce dernier qui l’avait orientée vers ce boulot : la communauté du quartier recherchait une personne discrète et de confiance pour faire le ménage dans les résidences, et Kévin avait immédiatement pensé à Noémie. Elle méritait bien un coup de pouce. Cet argent lui permettrait peut-être de reprendre les études qu’elle avait dû abandonner l’année dernière suite au drame qui avait eu lieu dans sa famille. Kévin n’avait pas été déçu de son choix : il n’avait pour l’instant que des bons retours de la part des habitants du quartier.
C’est aujourd’hui que Noémie faisait le ménage chez les nouveaux clients de l’ensemble résidentiel. Elle se gara dans l’allée, chercha sur son énorme trousseau contenant une bonne vingtaine de clés le sésame qui lui ouvrirait cette porte d’entrée. Elle l’enfonça mais la clé ne tourna pas. Noémie clencha la porte qui s’ouvrit sans difficulté. Pas un bruit. Afin de ne pas surprendre les habitants, elle signala sa présence en se présentant d’une voix forte et intelligible. Elle n’eut pas de réponse. « Voilà des propriétaires confiants qui laissent leur maison ouverte pendant leur absence, se dit Noémie. »
Elle se déchaussa pour enfiler une paire de crocs fleuris, commença à déballer le nécessaire de ménage, puis relut attentivement la fiche de ses nouveaux clients. Deux heures pour tout ce travail, elle n’aurait pas le temps d’entamer un nouveau roman, pourtant, le canapé du salon avait l’air très confortable. Dommage !
Casque vissé sur ses oreilles, elle démarra une playlist qui allait lui donner le coup de fouet nécessaire à la tâche qui lui incombait, puis s’attela aux corvées à l’étage. A peine fut-elle arrivée au sommet des marches qu’elle sentit une odeur familière, qu’elle aurait pu reconnaître entre mille… Aux aguets, elle éteignit la musique, posa son casque autour de son cou, et cala le manche de l’aspirateur sur un pan de mur.
Ses sens en éveil, elle avançait lentement vers l’endroit d’où l’odeur semblait émaner. Elle ouvrit la porte qui se trouvait devant elle et elle l’aperçut… Dans sa blouse fleurie, de dos, elle repassait les chemises, les pantalons, les robes. Elle s’attardait pour nettoyer le fer à repasser avec ce petit tube blanc et rouge qui ressemblait à un baume à lèvres. C’est ce parfum qu’avait détecté Noémie en haut des escaliers. Un parfum qui avait bercé toute son enfance car sa grand-mère utilisait le « détach’fer » à la Lucky Luke : elle le sortait d’on ne sait où, et toujours plus vite que son ombre. Elle en badigeonnait la semelle du fer à repasser, jusqu’à ce que l’effluve prenne aux yeux et à la gorge.
« Mémère ! Mais qu’est-ce que tu fais là ? »
Camille se retourna lentement, sourit à sa petite-fille, et lui indiqua d’un geste frêle un fauteuil en cuir brun qui se trouvait dans cette pièce. Sans discuter, Noémie s’y installa et attendit la réponse de sa grand-mère avec impatience.
« Ma petite Choupette, ce serait plutôt à moi de te poser cette question !
- Je travaille dans ces résidences depuis plusieurs semaines maintenant. C’est mon ami Kévin qui m’a trouvé le poste.
- Et qu’en est-il de tes études donc ? »
Noémie secoua la tête, se pinça le bras très fort pour être sûre de ne pas rêver, et répondit :
« Mémère, tu sais pourquoi je ne peux pas poursuivre mes études.
- Ecoute ma toute petite Noémie, je vais te raconter une histoire que tu as sans doute entendu des centaines de fois, mais je me lance quand même. »
Camille s’installa dans le fauteuil jumeau qui faisait face à celui de Noémie, et commença son récit.
« Il était une fois, une aimable et gracieuse petite fille, prénommée Noémie, qui s’amusait dans le jardin de sa grand-mère. Elle adorait tout particulièrement cueillir les petites fleurs de trèfle blanc, les pâquerettes, les boutons d’or quand la saison s’y prêtait. Ce jour-là, Noémie préparait un bouquet pour sa maman qui ne tarderait à rentrer de l’école. Oui, la maman de Noémie était une toute jeune maman. Cette année, elle passait un examen très important qui lui permettrait de faire un travail qu’elle aimait par-dessus-tout : éducatrice spécialisée. Elle avait tenu bon, cette super maman, alliant sa vie personnelle et ses études, pour ensuite offrir le meilleur à sa fille adorée.
Malheureusement, le destin avait choisi une autre route pour la maman de Noémie. Ce jour-là, elle ne rentra pas, ni les jours suivants. La maman de Noémie avait eu un accident de voiture mortel. »
Camille ne put continuer son histoire, sa voix se noua et elle tenta de refouler un sanglot. Après quelques secondes de silence, elle reprit :
« Alors, c’est la grand-mère de Noémie qui s’occupa de sa petite-fille du mieux qu’elle put. Elle tenta de lui offrir une enfance et une adolescence « normales », même si vivre privée de sa mère n’avait rien de normal ni de tolérable. La petite Noémie grandit, se passionna pour la lecture de romans, quel que soit le thème. Elle avait lu tous les livres que sa maman avait dans sa chambre. Ça lui permettait de se rapprocher un peu d’elle car les souvenirs commençaient malgré tout à s’estomper. Après avoir lu tous les romans de la bibliothèque de sa mère et de sa grand-mère, elle allait en emprunter au CDI, à la bibliothèque municipale, à des amis… Elle lisait partout, tout le temps. Personne ne s’en plaignait, surtout pas ses professeurs !
A l’adolescence, elle se mit à écrire des histoires inspirées de toutes ses lectures. Elle ne montrait ses cahiers d’écriture qu’à sa grand-mère. Ce que cette dernière réprouvait gentiment : Noémie devrait montrer ses histoires à des professionnels, eux sauraient les mettre en valeur et en faire profiter les gens. Puis Noémie obtint son baccalauréat avec une mention bien, une grande fierté pour sa grand-mère. C’était formidable !
Malheureusement, un autre drame vint frapper de plein fouet la belle Noémie…
- Mademoiselle ! Mademoiselle ! dit une voix très lointaine. »
Noémie sentit que quelqu’un lui bougeait l’épaule avec énergie.
" Mademoiselle ! Tout va bien ?
- Oui, répondit difficilement Noémie dont les yeux s’ouvrirent avec peine.
- Je suis la propriétaire de la maison. Vous devez être la jeune fille qui s’occupe du ménage, c’est bien cela ?
-Oui, c’est moi. Je m’appelle Noémie.
- Je n’aurais pas dû repasser chez moi mais en tête de linotte que je suis, je pensais avoir oublié de débrancher mon fer à repasser et avoir bien refermé ma porte d’entrée. C’est pour cela que je suis revenue sur mes pas. Et en arrivant devant la maison, j’ai vu une voiture garée dans mon allée. J’ai eu peur ! Je me suis demandée qui pouvait être là, chez moi ! J’ai mis un peu de temps à me souvenir que je vous avais engagée pour le ménage et que c’était votre premier jour… Je ne vous trouvais pas en bas, je suis donc allée à l’étage et je vous ai trouvée endormie sur l’un des fauteuils de la bibliothèque, quelques livres éparpillés à vos pieds. »
Noémie émergea franchement. Elle regarda autour d’elle, vit une belle bibliothèque, une table à repasser, et des « détach’fer » posés dessus. Elle eut un sourire chargé de nostalgie et comprit pourquoi elle s’était assoupie en rêvant de sa mémère ici, dans cette pièce. Elle ramassa rapidement les livres qui se trouvaient au sol, et s’excusa platement pour s’être endormie pendant ses horaires de travail. Mais la femme ne semblait ni en colère ni déçue par le comportement de Noémie, au contraire. Elle lui sourit de toutes ses dents, et dit :
« Je vois que vous êtes une grande fan de Torey Hayden. J’ai tous ses livres. Si vous voulez me les emprunter, n’hésitez pas !"
Noémie baissa les yeux vers les livres qu’elle tenait entre ses mains, puis observa les couvertures des romans qui jonchaient le sol il y a à peine quelques minutes. Elle se mit à pleurer.
« Pourquoi pleurez-vous Noémie ? Si c’est pour votre petit somme, ne vous inquiétez pas, je n’en parlerai à personne dans le quartier. Vous êtes très appréciée ici, vous m’avez été recommandée par mes voisins qui sont des gens très sérieux.
- Excusez-moi madame. Je pleure car Torey Hayden était l’une des autrices préférées de ma mère. Elle possédait elle aussi quelques-uns de ses livres dans sa bibliothèque. Et cela me rappelle des souvenirs…
- Je comprends Noémie. »
La propriétaire laissa passer quelques secondes avant de reprendre :
« Ecoutez, Kévin m’a parlé de votre histoire : la perte récente de votre grand-mère, celle de votre mère lorsque vous n’étiez qu’une enfant. Vous devez subvenir seule à vos propres besoins maintenant n’est-ce pas ?
- Oui, répondit Noémie, encore sous le coup de l’émotion.
- Tenez, voici mes coordonnées. Si vous avez besoin de quoi que ce soit, contactez-moi. »
Et sur la carte de visite, Noémie put lire : Mathilda Simon, éditrice.