Chapitre 3 Sale Air
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Chapitre 3 Sale Air
Une heure plus tard, une alarme me tira du sommeil. J’étais rendu à ma destination. Après avoir décliné mon identité et présenté mon badge à la caméra installée à l’entrée de la célèbre propriété, je laissai mon véhicule devant une grande bâtisse en briques. Une belle femme brune vêtue d’un tailleur strict m’attendait sur le perron. J’avais devant moi Emilie, la plus jeune des filles de Gérald Wohlleben, le patriarche de la famille et actuel propriétaire de l’établissement. Son visage sévère ébaucha un mince sourire tandis que sa main longue et sèche serrait la mienne sans empressement. Emilie se tenait sur ses gardes, ce que je pouvais comprendre. La police de l’air a le pouvoir de faire et de défaire les plus grandes maisons.
Après les civilités d’usage, je demandai à inspecter le domaine. Cela n’avait rien d’exceptionnel. Acteurs majeurs d’un secteur lourdement taxé par l’Etat, les préleveurs faisaient l’objet de contrôles inopinés, dans le cadre de la lutte anti- fraudes. Une de mes nombreuses missions. La fille Wohlleben fit appeler Robert Fabiani dans son bureau. Je contemplai bientôt sa silhouette familière. La soixantaine bien tassée, il était étonnamment alerte pour son âge. Corps athlétique, musculature ramassée, œil vif et dents blanches, tout en lui respirait la santé. Je savais qu’il avait fait toute sa carrière chez les Wohlleben et qu’à ce titre il faisait pour ainsi dire partie de la famille. Avare de paroles, il me fit signe de le suivre. Je lui emboîtai le pas et nous nous dirigeâmes vers le chai’R principal.
Des chai’R, j’en ai vu beaucoup mais ceux de Wohlleben m’impressionnent toujours. Il faut imaginer un hangar rempli d’immenses citernes en inox. Et à l’intérieur, toute une atmosphère fossile mise sous cloche. Des mélanges gazeux subtilement dosés par la nature elle-même. Les exhalaisons d’un monde végétal éteint, reliques éthérées de la Terre d’avant. Je déambulai entre les cuves, déchiffrant au passage le nom des crus : Réserve des Contamines-Montjoie, Jardin botanique de Batala, Pins d’Hispaniola… De quoi devenir brindezingue ! Au hasard, je désignai plusieurs cuves et pris une bouffée de leur contenu, prélevée avec mes propres instruments. Rien à signaler. J’inspectai aussi les citernes d’assemblages, là où on mélange des crus peu typés ou des fins de cuves. Tout paraissait normal. Mon flair m’avait-il trahi ?
Je m’étonnai du petit nombre d’employés sur les lieux. Fabiani haussa les épaules.
« Il faut peu de personnel pour entretenir le domaine. J’ai quatre employés dans mon équipe. Vous voulez les rencontrer ? »
Il les fit venir mais je n’en tirai pas grand-chose. Mon instinct me commandait de creuser davantage. J’allais informer Fabiani du vol de la vente aux enchères pour observer ses réactions lorsque je remarquai un détail curieux. Le maître de chai’R avait une trace de fond de teint sur le col de son polo. Et alors, me direz-vous ? Plein de gens se maquillent. Oui, mais vous en connaissez beaucoup qui utilisent du fond de teint gris ? Qui chercherait à avoir mauvaise mine ? Depuis qu’elle respire cette saloperie d’air industriel, c’est toute l’humanité qui a la peau grise. La plupart d’entre nous la masquent avec de la poudre ou des crèmes colorées. Mais lui, non. Il faisait même l’inverse. Pourquoi ? Je ne voyais qu’une réponse possible : parce qu’il voulait cacher ses bonnes joues d’aérolic, tiens ! Le grand Fabiani éclusait en douce le fonds qu’il était censé valoriser. C’est vrai que pour un maître de chai’R, ça faisait désordre. S’ils venaient à l’apprendre, les Wohlleben cesseraient de le considérer – presque - comme l’un des leurs.
« Vous prendrez bien un petit air avant de partir ? »
Sa voix me tira de mes réflexions. Y a pas à dire, c’était mon jour de veine. J’opinai du chef en contenant mon enthousiasme ; il sortit alors de son bureau pour aller chercher un flacon. Je profitai de l’occasion pour fouiller les lieux, cherchant tout ce qui pouvait corroborer mon hypothèse. Dans un des tiroirs de son bureau, je trouvai effectivement plusieurs boîtiers de fond de teint gris. Le maître de chai’R comptait parmi les rares adeptes des agendas papier. Je feuilletai le sien et découvris qu’il avait fréquemment rendez-vous avec un certain Dr Flers. Dans la poche intérieure de son blouson pendu à un porte-manteau je trouvai la carte de visite du praticien en question. Une femme.
Dr Sabrina Flers, air-thérapeute, méthode RAS
Son cabinet était à Dijon. Je n’eus que le temps de photographier la carte et de la remettre à sa place avant son retour. On partagea quelques bouffées d’un Verger normand de 2039, une petite cuvée acidulée, fraîche et légère comme une brise de printemps. Et puis je mis les voiles, pressé de suivre cette nouvelle piste. Se pouvait-il que l’air-thérapeute traitât Fabiani pour son addiction ? Je le découvrirais en fouillant dans ses dossiers médicaux.