Comment certains textes résonnent plus forts que d'autres ?
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Comment certains textes résonnent plus forts que d'autres ?
Dol Guldur
À présent tu dois entrer dans le royaume
De la nuit, mais ne crains
Ni les ombres, ni les ténèbres,
L’armée de tes peluches te défendra.
Emporte le koala que je t’ai dessiné.
Et sois fort, ne regarde pas en arrière.
Des branches et des squelettes
Te guetteront. Ils te proposeront
Des pommes et des bijoux.
Refuse-les. J’ai semé des cailloux
Sur le chemin. Aucun mal ne nous arrivera.
Manuel Peláez (Zaragoza, 1978) - Poemas de la celebración y de la ensoñación (2017)
Explorer le monde
Il existe différentes manières d'explorer le monde, l'une d’elle est la lecture. Et c’est une manière intemporelle et importante d’explorer le monde car c’est la plus proche d’une conversation intime avec une personne.
Mais le texte a un handicap. Lire demande un degré d’engagement immédiat. C’est une capacité qui se développe par la pratique.
Contrairement aux autres formes de médias comme la vidéo ou le son qui ne demandent à leur public qu’une attention passive - du moins au début - et qui apportent une gratification rapide.
Mais le renversement est marquant si l’effort est consenti. Alors que l’image nous montre la surface, le texte nous aide à aller plus loin. Le texte est façonné comme une peinture. Lecture après lecture, couche après couche, il nous aide à réfléchir, à faire pause. A murir et relire, plus encore peut-être qu'aucun autre médium.
La lecture nous immerge à travers tous nos sens et on devient capable d’imaginer, visualiser, sentir et écouter à partir des mots.
On partage les réflexions des personnages, on vit avec eux, on écoute leurs dialogues interieurs. C'est intimiste et c’est ce que je valorise le plus avec la lecture. C’est qu’elle nous permet de faire un pas de côté. Elle nous donner l'occasion d’observer les événements à travers d’autres yeux que les siens.
Pourquoi certains textes résonnent-ils plus ?
Parfois, certains textes produisent un écho singulier. Dans son poème, Manuel Peláez nous parle de l’enfant qui fait ses premiers pas sur le chemin du monde adulte.
Est-ce que cet écho provient du thème dont il est question? Un thème universel ? Ou bien est-ce la virtuosité, la maîtrise technique, la finesse du mot juste, les sentiments partagés à coeur ouvert ?
Ce n’est pas si simple.
Bien sûr qu’il faut de l’émotion. Mais s'il suffisait de parler de ce que l’on ressent pour créer quelque chose de puissant, alors il suffirait de raconter notre vie en y injectant nos sentiments.
Mais n’est pas de cela, dont sont faits les récits d’enfants et les poèmes d’adolescents ?
Et l'on ne peut s'empêcher de ressentir dans certains le manque de recul, le manque de profondeur. Une simplicité, une évidence trop nombriliste voire mièvre.
On a presque envie de dire “grandit un peu”. Même si quelque chose d’un peu trop personnel s’en dégage parfois.
L’enfant vit avec ses émotions
L’enfant est tout entier dans ses émotions. C’est pour cela qu’il passe du rire au larmes en quelques secondes. Car l’enfant est ouvert à tout. La frontière entre la réalité et son imagination est poreuse donc la volonté peut tout.
Mais entre 8 et 12 ans, la porte de l’intellect s’ouvre. Sa conscience grandit. Il rentre petit à petit dans le monde adulte. Pendant un temps encore, la porte est ouverte entre les deux mondes. Puis vers 12 ans, la porte de l’enfance se referme.
L’adulte est dans le mental. Il est en marche entre le passé et le futur. C’est le monde des limitations et des barrières. Il pense. Les conclusions s'échaffaudent.
Pour l’adulte, il va falloir faire un effort pour aller dans le monde du maintenant.
L’artiste c’est celui qui a encore accès à ce monde là. Celui dont l’intelligence découpe et concrétise ce qu’elle perçoit.
Et c’est là que son travail prend son sens. Il sert d’aide-mémoire. De support pour ré-ouvrir un passage pour réinterroger nos peurs et nos croyances, nos opinions et nos émotions.
L’adulte a des savoirs et de l’expérience. Mais le confort l’a éloignée de la charge émotionnelle qui va avec. Il n’est plus engagé dans ce qu’il dit. Il peut parler de ce qu’il a vu, mais avec de moins en moins de force, de moins en moins de conviction. Son enthousiasme se fane.
Pour combler le manque de profondeur, les écrits d’adultes utilisent les mots complexes et la technicité. Mais les mots pour les mots eux-mêmes ne peuvent rien. En toquant le couvercle, la boîte sonne toujours creux à l’intérieur.
En réalité, il n’y a rien à écouter, car l’adulte parle sans savoir. Il a oublié. La sécurité l'anesthésie.
Qu'est-ce qui me fascine ?
Plus je me penche sur cette question, plus je m’interroge sur ce qui me fascine chez certains auteurs ou autrices, plus j’ai l’impression que la clef se cache dans l’expérience vécue.
Cette impression, je la ressens aussi dans la musique. Ce que je cherche, c’est l'artiste qui a mis ses tripes dans son travail.
Et parfois ce sont les épreuves de la vie qui permettent de pouvoir créer quelque chose de singulier. Et que l’artiste partage. L’écrivain japonais Haruki Murakami parle du fait qu’écrire toute la journée est mauvais pour la santé. C’est pour cette raison qu'il décide d'arrêter de fumer et de se mettre à faire de l’exercice.
Dans Autoportrait de l’auteur en coureur de fond, il pointe du doigt l’intersection entre le processus d'écriture et son expérience de la course à pied. De façon presque méditative.
Il se décide à courir le marathon originel. Celui de 42 km entre Marathon et Athènes. Sans cela, il n’aurait jamais pu écrire de façon si réaliste, l’agonie physique et mentale par lesquelles il est passé. Jusqu’au sentiment quasi mystique, l’euphorie qu’il ressent lorsqu’il comprend qu’il finira sa course.
Pour avoir des choses singulières à raconter, il faut se confronter à des expériences singulières. Expérimenter nous permet de comprendre ce dont on parle.
Des vies toutes pratiques
Et c’est de plus en plus difficile d’avoir des choses à raconter, car nos vies se ressemblent toutes.
H&M nous habille.
Ikea meuble nos maisons.
EasyJet nous transporte.
Starbucks nous restaure.
Netflix nous divertit.
Les mêmes couleurs pastelles.
Les mêmes meubles minimalistes.
Les mêmes destinations au soleil.
Les mêmes saveurs.
Les mêmes films et séries à l’américaine.
L'assimilation de nos expériences
L’artiste accumule des émotions, des expériences, des pensées. De tout cela, quelque chose émerge. Les blessures et les événements complètement assimilés sont la garantie que quelque chose a été vécu.
Dans le cas contraire, c’est l’égo et ses sentiments qui occupent l’espace. L'œuvre est un prétexte pour parler de soi avec prétention, ou se montrer de façon théâtrale.
Lis moi, je sais des choses que tu n’sais pas. Regarde, j’ai fait des choses formidables. Écoute, j’ai une sensibilité que tu n’as pas.
Ne laissant aucune place à l’autre.
Ce que l’artiste est capable de faire, c’est de recréer un bout de monde pour exprimer ce qu’il a expérimenté. C’est sa part à lui. Il peint ce monde en se tenant à distance, car il en a fait le tour. Et cela permet à l’observateur de pouvoir se projeter dans l'œuvre. C’est sa part à lui.
On tient quelque chose d’important lorsque la petite histoire touche la grande histoire. Lorsque l’histoire personnelle touche l’histoire universelle. L'œuvre qui produit des échos, c’est celle qui montre une vérité universelle à l’unisson des autres.
Pourquoi ce texte m'interpelle ?
Parce que j'y vois un mini-film épique en onze lignes sur un enfant qui grandit. Esthétiquement, plus je le lis, plus j'y trouve de nouvelles images, une construction, des sensations physiques. Le sujet, il décrit quelque chose que l’on oublie tous, les sensations de l’enfance. Et ça n'est pas facile à restituer.
Le film
[Grand angle] - Un royaume immense. Le noir. La nuit. La peur. Tout est flou.
[Angle plus serré] - On continue avec une armée qui se prépare, toujours ce côté épique. Des personnages apparaissent. Le monde de l’enfant se protège avec ses peluches et son armée imaginaire.
Le koala. Il est doux, réconfortant, douillet, chaud. En opposition avec le grand monde froid inconnu qui nous entoure.
Une voix intérieure. Celle de la conscience de l’enfant ? Celle de ses parents ? J’ai pensé au Petit Prince qui demande qu’on lui dessine un mouton.
Les encouragements, le courage d'avancer sur le chemin. Comme si l’auteur se parlait à lui-même enfant.
Dans une forêt. Les peurs et les menaces qui s’annoncent. Des branches et des squelettes. Uniquement des choses que l’on peut représenter avec des lignes, des coupes nettes en zig-zag.
Ces menaces nous regardent. Et veulent nous égarer du chemin avec leurs objets. Qui eux sont ronds, de toutes les couleurs, rouges, verts, scintillants. Qui ressortent par rapport au monde noir.
Et qui peuvent symboliser beaucoup de choses: les paillettes et le glamour, les opinions à l'emporte-pièce, les gens cool, les plaisirs faciles ou les sept péchés capitaux avec fierté, cupidité, colère, envie, luxure, gourmandise et paresse.
Un conseil, presque un ordre de cette voix intérieure. Dire non. Se faire confiance. Continuer son chemin.
Car l’adulte d’aujourd’hui sait qu’il n’y a rien à craindre.
Le poème original : Dol Guldur
Ahora debes entrar en el reino
De la noche, pero no temas
A las sombras, a las tinieblas,
Que el ejército de tus peluches te defenderá.
Llévate el koala que te dibujé.
Y sé fuerte, no mires atrás.
Te acecharan ramas y esqueletos.
Te ofrecerán manzanas y joyas.
Rechazaras.
He dejado piedras en el camino.
Nada malo nos sucederá.
Manuel Peláez (Zaragoza, 1978) - Poemas de la celebración y de la ensoñación (2017)
Photo de couverture par Leon Contreras et photo de Mael BALLAND sur Unsplash.